Chapitre 2

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Des phares de voitures parcourent le plafond avec la régularité de moutons sautant des haies. Un subterfuge comme un autre censé aider à s’endormir quiconque se tiendrait dans cette chambre.

Loupé pour moi.

Allongée sur le dos, je m’étonne de rester si longtemps éveillée. De rester si longtemps tout court.

L’homme de qui je dois prendre congé n’a pas pris le temps de fermer les volets, ni même de cacher son alliance. J’ignore quelle est l’histoire de cet anneau, s’il est un symbole fort ou s’il est ce genre de bibelot qu’on laisse traîner dans une coupelle sur le meuble de l’entrée et qu’on garde par habitude, juste au cas où.

Les hommes mariés, c’est facile. Ça ne s’engage pas, ça n’embourbe pas ce qui n’avait même pas encore avancé.

Une étape, un port, dégustation incluse dans une croisière sans capitaine ni gouvernail.

Je me fonds dans une place qui n’est pas la mienne, un lit à mémoire de forme dans lequel ma silhouette se niche en image subliminale. Mais c’est là mon rôle, et je le joue à la perfection : je détruis ce qui était, puis je m’estompe.

Une tornade F5.

Le brouillard dans lequel l’alcool m’a plongée se dissipe de plus en plus. Le prénom de mon hôte : Amaury. Enfin, je crois.

Sa respiration légère se mue en un ronflement incommodant. Sa moiteur me dérange. Je me tourne tout en enveloppant mon corps d’une couette qui me renvoie les relents de nombreuses nuits à recouvrir cet homme. Ma silhouette joue avec le vide en équilibre précaire entre un corps irradiant et l’abysse glacial de la chambre.

Ne pas tomber, toujours garder le contrôle. Tomber et se relever, c’est pour ceux qui prennent le temps d’être faible.

Sous l’impulsion d’un réflexe nerveux, ses doigts frétillent le long de ma cuisse. C’est désagréable. Il prend une profonde inspiration, qui tient plutôt du renâclement, avant d’émettre un nouveau ronflement, plus guttural, plus insistant, comme s’il s’essayait à la jota espagnole. Ce corps d’homme nu à mes côtés paraît embarrassé avec ses propres poumons. Cela me confirme une chose que je savais déjà : dormir, c’est perdre de sa superbe.

La rencontre avec un homme, c’est comme un déjeuner en famille. Au commencement, tout brille, tout est propre. Vient le repas prometteur, et sa consommation qui alourdit. La table est jonchée de miettes et la vaisselle salie donne au tout des airs d’abandon. Les corps deviennent inconfortables : l’estomac hurle à l’agonie, la somnolence nous guette, faisant courber notre dos en une pantomime grotesque d’alcoolique en fin de bouteille. Ne reste alors plus qu’une option : se retrancher du monde et opter pour une décade de jeûne quand quelques heures à peine fourniront à notre estomac le besoin d’engloutir à nouveau.

La veille au soir, quand je suis sortie de chez moi, nous étions vendredi. Mais c’est terminé. Il doit être trois heures du matin, nous sommes donc déjà samedi.

Je suis lasse. J’exècre les après. Les après-midi, les après-repas, les après-sortie. Ils ne sont pas le début d’un nouveau départ, mais celui d’une décadence. Ils me donnent l’impression d’être sale.

Le lit grince au moment où je me redresse sur mon coude. La lampe de chevet me toise un instant, le temps que des phares la survolent, puis elle penche la tête de nouveau, semblant s’accommoder d’une mélancolie innée. Sa tristesse m’insupporte.

Je soulève un pan de couette suffisamment large pour entendre derrière moi un borborygme agacé. Les fesses nues au ras du sol, je tâtonne pour retrouver mes vêtements et ma dignité. Je fais le moins de bruit possible ; je n’ai jamais envie de m’expliquer, jamais envie de faire durer une situation qui doit s’arrêter. Se justifier, arrondir les angles, ménager l’autre, espérer ou faire espérer, ce n'est pas moi.

Retour à Ithaque après vingt minutes de marche.

J’ai vaincu de nombreux obstacles : les mâles bredouilles qui tentent une dernière prise, les jets de vomi au détour d’une ruelle, les bords en carton tord-chevilles des SDF. Sans compter le froid automnal qui a cristallisé mon visage.

Lifting gratuit, petite larme au coin de l’œil en bonus.

La lumière virulente de ma salle de bain m’accuse d’un méfait que j’ignore avoir commis. Elle m’accable, telle une mère qui pointerait du doigt le déshonneur de sa fille à rentrer encore une fois si tard, se demandant quelle erreur elle a bien pu commettre dans son éducation.

Une mère qui aurait fait aussi bien qu’elle pouvait, avec les moyens et le temps qui lui étaient alloués. Une mère qui confondrait le manque de confiance avec la bienveillance, qui prendrait les réprimandes régulières pour des marques d’affection.

Une mère qui ne peut plus rien me dire, parce qu’elle ne sait plus qui je suis.

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