Chapitre 3

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Maison de retraite.

C’est exactement ce qu’on fait de nos petits vieux encombrants : on les met en retrait. Ils nous gênent dans nos vies de tous les jours, dans notre quête éternelle de liberté, et surtout dans notre clairvoyance : ces mains tâchées et tremblantes, ces voix chevrotantes, ces dos courbés vers un sol qui les rappelle à lui, tout ça, ce sera nous dans quelques années.

L’établissement tout de brique ne trompe personne : sa grande entrée vitrée à portes automatiques ressemble à un hôpital. J’arrive face au monstre de la rue Gambetta, Paris XXe, et une tension me saisit tout entière : je ne veux pas être ici, je ne veux pas entrer, question d’instinct, une impression, un réflexe primitif qui me dit de m’échapper, car si je franchis les portes, je n’en sortirai jamais.

Mais comme toujours, je me force, je lutte, et j’entre.

Outre le système d’enfermement forcé, les EHPAD possèdent un point commun majeur avec les prisons : les revêtements. L’assortiment de tons pastels, le lino collant aux semelles, tout concourt à atténuer nos sens, à les amadouer, pour mieux les flouer. Non, tout n’est pas doux en cet endroit, non, tout n’est pas aseptisé : la douleur, la solitude, l’ennui explosent pour ne former plus qu’une image, celle de l’affaissement.

Un cri, des appels, une sonnette.

Des visiteurs qui parlent tellement fort à leur hôte que les voisins, privés de visite, ont l’impression d’en recevoir. Puis des bruits de vaisselle. Il est 17h30, bientôt l’heure d’un dîner aux airs de goûter. Il est temps pour l’équipe de nuit de relayer celle de jour, alors on expédie ce qui prend du temps, ce qui rythme les journées interminables des pensionnaires. La bouffe.

Chambre 315.

J’appuie ma main sur la porte : le balai frotte le lino, annonçant mon entrée. Un petit bout de femme qui ne fait pas ses soixante-dix ans git dans son lit, face à l’écran de la télévision éteint. Ses cheveux fraîchement teintés me rappellent à quel point elle refusait l’inacceptable déjà à quarante ans. Certaines choses ne changeront jamais ; d’autres, au contraire, ont lentement évolué, de gré ou de force.

Lorsqu’elle tourne la tête vers moi, une lueur d’espoir traverse ses yeux et mon esprit, avant que son regard ne s’assombrisse, comme souvent. Nous échangeons des banalités : elle n’a rien à raconter car elle ne vit rien, je n’ai rien à ajouter car au fond, l’aspect vain de nos échanges me convient. Mes visites sont le signe de ma loyauté envers elle, rien de plus.

Elle me confie sur le ton du secret malicieux qu’elle a réussi à tenir en équilibre sur l’une de ces grosses boules pour Pilate. On y est, à ce terrible cycle de la vie : petite section, motricité, bonhommes bâton sans cou, sieste, couches.

Mes pensées dérivent, je les rattrape pour faire naturellement le lien entre cette femme que je regarde, là, juste face à moi, et celle qu’elle fut jadis.

Elle évoque un souvenir commun : sa fille — moi — qui, pour se débarrasser d’une tache sur son pyjama, est allée chercher une paire de ciseaux. J’en aurais presque les larmes aux yeux mais la source est tarie, rien n’en sortira.

Cette visite aurait été l’une de nos meilleures, des plus cordiales, des moins douloureuses, jusqu’à cette conclusion sournoise, vive piqûre de rappel contre un virus dont on n’est pas encore immunisé, cette phrase qui fait tout basculer, qui me ramène au profond soupir de la désillusion :

— Vous pourrez demander au médecin un doliprane ? J’ai un mal de tête terrible. Et ne faites pas tomber le verre d’eau sur mon lit, comme la dernière fois. Vous ne ferez pas long feu dans ce métier si vous êtes si maladroite.

J’ignore encore pour qui l’Alzheimer demeure le plus difficile : la victime qui ne s’en rend pas compte ou le témoin qui simule que tout va bien.

À mesure que je progresse vers la sortie, tout mon dos frétille d’adrénaline : je suis une prisonnière qui a réussi à tromper ses gardiens et qui s’apprête à retrouver sa liberté. Dans mon échappée grotesque, une voix me harponne et me stoppe en plein élan :

— Mlle Daguerret ?

La directrice a sorti la tête de son bureau avant d’y faire couler tout corps boudiné par un tailleur couleur taupe. L’endroit m’était déjà hostile, il suffisait d’une femme aux airs de bonhomme pour compléter le tableau. Je me rembrunis :

Madame Daguerret, précisé-je.

— Toutes mes excuses, vous vous êtes mariée depuis le mois dernier ?

Comme lors de chacune de nos entrevues, l’intonation cassante de ce petit chef fait ressurgir la mienne. Nous nous détestons autant que deux chattes se disputant un territoire marqué par un mâle.

— Le terme mademoiselle n’existe plus en France depuis presque dix ans. Les vieilles filles peuvent enfin passer pour de grandes dames, la taclé-je.

Elle esquisse un bref sourire, faussement cordial, signe avant tout qu’elle ne souhaite pas entrer dans mon jeu.

— Je vous ai envoyé trois rappels pour non-paiement des mois de juillet à septembre. Nous voilà fin octobre, et avec lui, une autre facture impayée, j’imagine ?

— Vous m’avez accordé un délai, on était d’accord.

— Un délai, oui, pas une suspension de paiement.

Deux infirmières cessent leur discussion au moment de passer devant nous.

— Et pardonnez mon étonnement, reprend-t-elle, mais sur le dossier de votre mère, il est inscrit que vous vivez dans le XVIe. On n’a pas vraiment de problème de fin de mois lorsqu’on habite un tel arrondissement, je me trompe ?

Je la dévisage en imaginant sa peau fondre dans la lave de mon fiel et soutiens son regard sans jamais flancher :

— Vous possédez une montre Gucci et des boucles d’oreilles en or. Quant à vos chaussures, elles sont en cuir véritable. Vous semblez bien aisée pour un poste au salaire si misérable.

Ses mâchoires se crispent.

— On est souvent bernés par les apparences, n’est-ce pas ? asséné-je.

Elle ferme la porte de son bureau comme pour protéger les oreilles indiscrètes de notre échange alors que nous sommes au beau milieu du couloir.

— Vos manières et paroles déplacées n’empêcheront pas que fin novembre, si vous n’avez pas régularisé vos dus, vous devrez trouver dans votre bel appartement une place de choix pour votre mère.

***

Parking souterrain. Père-Lachaise.

Après avoir fait claquer mes talons sur le béton, c’est le silence, ou presque. Au loin, un bruit de moteur, des roues qui crissent sur le sol plastifié. Face à moi, le box que je loue pour y loger un trésor que jamais je ne sors. Je me saisis de la bâche de protection et déshabille l’objet de ma visite.

De son vivant, mon père m’avait confié sa deuxième femme, comme il l’appelait. Une Mustang Shelby GT500 rutilante, provocante même. La couleur fauve de sa carrosserie racée ne souffre pas qu’on se compare à elle. Elle respire la puissance et impose le respect. Mon père l’avait nommée Christine, en référence à l’œuvre de Stephen King. Il disait qu’on devait lui parler, la cajoler, afin de ne pas la froisser. Cette déférence à l’égard d’une simple voiture, je ne l’ai comprise qu’en la conduisant pour la première fois afin de la mener ici, dans ce mouroir, pire affront que l’on puisse faire à cette petite merveille. Comment conduire, garer et ne pas rayer une telle voiture dans la ville de Paris ? La déposer dans un sanctuaire demeurait la meilleure solution pour l’épargner. Puis le temps a passé et avec lui le sentiment qu’elle ne me servait à rien, si ce n’est à entretenir un souvenir, et avec lui, l’hommage fait à son ancien propriétaire.

Je dois me rendre à l’évidence : elle n’est qu’une voiture, une voiture qui me coûte cher en entretien et en gardiennage. Debout face à la calandre et à son cheval fougueux, je tente de me déculpabiliser en trouvant l’argument le plus valable : vendre la voiture de mon père pour payer la chambre de ma mère, est-ce véritablement un crime ?

Balayer l’inconfort, dissiper les brumes, lever les ancres.

Je sors mon téléphone portable pour la photographier sous tous les angles. Elle m’observe, elle me dégaine un dédain à la morsure frénétique. À mesure que j’en fais le tour, cette créature me menace car elle a bien compris ce à quoi je la destine.

Je la néglige, sans l’insulter, puis me recueille une dernière fois avant de la recouvrir de son linceul et de m’éloigner en fuyant un dilemme qui ne m’apparaît plus si insoluble qu’il ne l’était.

***

La nuit est tombée, trop vite, comme tous ces soirs d’hiver. Seul le feu de l’insert éclaire mon salon, mon visage, mes réflexions. On est samedi soir, mes amis m’attendent pour une énième soirée, et pourtant, je n’arrive pas à m’extirper de mon canapé, là, seule, dans l’obscurité.

Le curseur de mon écran clignote, attendant ma réaction. J’ai rédigé une annonce sur une site spécialisé dans la vente de voitures d’exception. Je n’ai plus qu’à confirmer mon choix, mais mon doigt reste en suspens au-dessus de la touche valider.

Fraîchement habillée, coiffée et maquillée, je suis invulnérable, comme toutes ces fois où je revêts le masque de la quintessence. Or, ce soir, devant ma tablette, je suis dépouillée de ma grandeur telle une enfant qu’on va forcément punir pour être allée en toute conscience jusqu’au bout de sa bêtise.

Je contourne le problème, retarde l’échéance.

Mon téléphone portable s’avère être un allié de poids lorsqu’il s’agit de fuir la réalité. M’attendent deux messages d’un même numéro inconnu, mais à leur lecture, je comprends qu’il s’agit de ma conquête d’hier soir, Amaury :

Ne me dis pas que tu fais partie de ces filles qui s’éclipsent pendant la nuit…

Je veux absolument qu’on remette ça ce soir, et cette fois-ci, tu restes.

Il n’a pas compris qui je suis ni ce qui s’est passé. Mon silence sera ma seule réponse.

Nouveau message. Mes amis s’impatientent. Mon esprit de décision aussi. J’appuie. L’annonce est publiée. Je me sens libérée d’un poids et ferais en sorte d’enterrer les débris de mon hésitation comme je sais si bien le faire. J’exerce ce que je maîtrise le mieux : l’insouciance, et cette impression d’être insubmersible. Une sorte de Titanic gonflé d’orgueil qui, selon un destin tout ironique, se dirige droit vers sa chute.

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