Chapitre 1

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CHAPITRE 1 - Poitiers, 1er janvier 2012

Cent ans…

Je viens d’avoir cent ans….

En ouvrant les yeux ce matin, je n’ai pas tout de suite réalisé que quelque chose de nouveau s’était passé dans ma vie. J’ai comme à mon habitude, éteint le réveil caché sous mes trois oreillers pour le retrouver facilement. Après ça, j’ai mis un peu de temps à sortir de mon sommeil, et encore un peu de temps, à me rappeler que j’étais… une très vieille femme... Une femme malade, fatiguée, seule... en bout de course…

Puis, besoins naturels oblige, je me suis interrogée pour savoir de quel côté je devais me tourner pour me relever et m’asseoir sur mon lit en m’épargnant le maximum de douleurs. Comme de coutume, j'ai d'abord visualisé la scène. Je me suis vue, attrapant d’une main tremblante mon indispensable “aide à la marche “, puis rejoindre mon fauteuil pot-de-chambre. De retour dans mon lit, les intestins vidés et mon siège-toilettes exhalant l’odeur nauséabonde et acide d’une urine mal filtrée par mes reins fatigués, j’ai attendu.

J’ai attendu celle qui d’ici une demi-heure, devait venir pour me laver, pour m’habiller et pour me préparer mon déjeuner. Celle qui viendrait briser ce silence qui prend trop de place dans ma vie et que j’ai du mal à supporter. Celle, qui de son pas assuré, monterait les marches d’escalier et s’arrêterait à ma porte. Celle qui ouvrirait avec son double de clefs comme si elle entrait dans sa propre maison et me confirmerait sa présence d’un joyeux "C’est moi madame Rodriguez !"».

Puis, tel que je me l’imaginais, elle poserait son sac à main sur mon canapé tapissé. Elle retirerait sa veste matelassée et la laisserait au dos d’une de mes chaises paillées. Elle échangerait ses chaussures de ville contre des sabots de plastique plus confortables. Elle enfilerait sa blouse de travail et ouvrirait toutes mes persiennes. Ces premières choses terminées, je l’entendrai trotter dans le couloir pour venir jusqu’à ma chambre. Sur le seuil, elle me dirait haut et fort, tel un capitaine d’infanterie "Bonne année ! Bonne santé ! Et bon anniversaire madame la centenaire ! Alors ? Comment va, ce matin ? ". Ce à quoi, consciente de ma pauvre condition et lasse de cette vie qui n’a désormais plus rien à m'apporter, je répondrai comme d’ordinaire "Oh, ça va pas... Non, ça ne va pas.... J’ai encore mouillé ma chemise de nuit et j’ai très mal dormi. De toute manière, je n’en ai plus pour longtemps… ".

"Mais qu’est-ce que vous me chantez là ? me répondrait-elle, riant et vidant mon pot de chambre dont l’odeur me porte au cœur. Vous nous enterrerez tous Carmen !"  

Ah ça y est ! La voilà enfin ! Voilà Martine ! Voilà mon aide-ménagère qui met sa clef dans la serrure.

Ah ce bruit métallique ! Ah ! Combien il met de la joie dans mon cœur.

Tout ce passe exactement comme prévu. Martine est entrée. Elle s'est déshabillée. Elle a changé ses chaussures et a ouvert les fenêtres.

Je le savais bien...

Et tandis que de mon lit, je l'entends et je la vois s'activer d’une pièce à l’autre et accomplir ses tâches du matin, je songe : "Ah Martine ! Ne le perdez jamais en cours de route ce grand sourire qui m’est tellement précieux ! N’oubliez jamais de m’en faire profiter de cette joie de vivre qui s’associe à vous et qui offre à mes jours, quelques éclats de rire ! Ah Martine ! Merveilleuse Martine qui bien que je ne sois pas dupe et que je sache au fond de moi, que du lundi au vendredi vous venez trois fois par jour dans ma maison pour signer votre feuille d’heures et faire ce travail difficile et ingrat qui vous permet de nourrir votre famille. Bien que je le sache, j’ai cependant toujours autant de plaisir à vous voir et toujours hâte d’entendre vos plaisanteries. Et ce bisou que vous me faites pour me saluer de bon matin ! Ce bisou qui claque sur mes joues creuses qui ne reprendront forme que grâce au dentier qui flotte dans le verre d’eau. Ah que je l’aime ce bisou tendre et spontané ! Martine… Indispensable Martine… Après toutes ces années à me laver sous les bras et dans le cou, à me frotter avec un gant de toilette dans les moindres recoins de ce corps devenu flasque et douloureux, à me parfumer d’eau de Cologne et à me coiffer d’un geste doux et ferme à la fois, j’ai fini par ne plus vous considérer comme une aide-ménagère, mais plutôt comme une bonne fille qui prendrait soin de sa vieille mère. Quoique une fille j’en ai déjà une, et une qui elle aussi a été une bonne fille. Une fille qui a su s’occuper de moi et m’a donné beaucoup d’amour et de temps. Ah Martine ! Martine, unique et différente de celles qui parfois vous remplacent ! Martine qui chaque jour, quand mes draps sentent à nouveau le frais et plus du tout la pisse, venez vous asseoir près de moi pour m’écouter me plaindre. Martine… Saviez vous qu'en me partageant vos bonheurs et vos soucis, vous me redonnez de l'importance ? Une utilité... Une fonction... Saviez-vous qu'en faisant cela, vous me gardez vivante ? Quoi que ”vivante”, le suis-je encore ? Le suis-je encore, alors que je me vois comme une pauvre chose ? Comme un poids... Oui, me voilà un fardeau pour cette société dont je suis totalement dépendante. Une société à qui je coûte cher... Très cher... Ah, que ne suis-je pas encore morte… "

— Alors madame Carmen Rodriguez ! m'interpelle ironiquement Martine. Vous êtes la star, aujourd’hui ! Oui, vous êtes la star de l’année !

— La star ? Comment ça, la star ?

— Eh oui ! C’est le grand jour ! Nous sommes le 1er janvier 2012 mamy, et vous avez cent ans ! Vous êtes la première centenaire de l’année !

"Cent ans…", me dis-je intérieurement. La belle affaire. J’aimerais mieux avoir dix ans et ne plus avoir à passer tout mon temps dans ce lit".

— Carmen, la star ! glousse Martine en tenant mes mains pour faire danser le haut de mon corps engourdi et courbatu. C’est la fête !

 — Oui, c’est la fête Martine, on va danser, la la la.

Je l’accompagne dans son geste. La laissant balancer mes bras de droite et de gauche, tout en me retenant de grimacer de douleur.

 — Ah, cette Martine, quelle blagueuse !

— C’est de votre faute mamy ! C’est vous qui me donnez l'envie de guincher.

— Guincher ?

— Oui "guincher". Ça veut dire danser dans le Poitou.

— Ah oui, c’est vrai "guincher" !

Et nous voilà toutes les deux à guincher et à rire comme de jeunes insouciantes. Nous voilà à faire semblant de nous réjouir. À faire un pied de nez à l’ennui, à oublier l’échéance.

— Mamy, il faut vous faire belle pour cette journée spéciale !

— Oh non, pas la peine. Pourquoi donc ? Ça ne sert à rien…

 — Mais si voyons ! me rétorque Martine. Vous allez avoir du monde, alors il faut faire un petit effort !

Bavardant et plaisantant avec moi, Martine me masse le dos. À la suite, le geste sûr, elle me tire en m’attrapant sous les bras, me soulève en prenant appui sur le lit et me soutient jusqu’à mon déambulateur. Un déambulateur constitué de deux patins arrière qui crissent sur le lino, et de deux roues avant en caoutchouc. Un déambulateur qui facilite mes déplacements et me permet de garder un peu d’autonomie.

— Carmen ! Ce jour est spécial et votre maison doit être propre comme un sou neuf ! me dit Martine qui n’économise pas ses efforts et astique, lave, essuie, range, secoue puis nettoie à grand bruit.

À l’écoute de tout ce vacarme, je souris puis je me dis en moi-même : "Ah ç ! On peut dire qu’elle remue cette sacrée Martin ! Si elle continue, elle va nous réveiller tout l’immeuble. Pas une fainéante celle-là ! Ah ça, non alors ! Au moins, ça change du tic tac du réveil collé à mon oreille. Un tic tac qui rythme mes journées sans surprise et bien trop silencieuses "


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