Ne me dis pas

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 Il fut réveillé par les piaillements aigus d’une nichée de moineaux qui vivaient sous son toit. Il frotta ses yeux ensommeillés et se prépara un petit déjeuner reconstituant. Il jeta un œil à son téléphone portable. Dix heures du matin et trois appels en absence. Deux d’Hélène et un de Mme Plat, la directrice artistique de l’expo. Il grogna et composa le numéro d’Hélène.

  • Salut…
  • Hou, toi, tu n’as pas dormi cette nuit. Tu n’es pas raisonnable, Nathanaël.
  • Ça s’entend tant que ça ?
  • Tu n’as pas idée. Je t’ai appelé pour t’annoncer que Gillano a accepté les 12%. Son directeur vient d’arriver à la galerie. Il est probablement en train de se disputer avec Mme Plat…

 Elle étouffa un rire. Elle connaissait mieux que personne le caractère intraitable de la directrice artistique du cabinet Desîles. Nathanaël sourit.

  • Bon, je vais aller à la galerie aujourd’hui. Et j’ai un nouveau projet qu’il faut que je te montre.

 Il regardait la feuille posée sur son bureau.

  • Mouais… A cet aprèm alors. J’arriverai à 14h. Bonne matinée ! Et ne te gêne pas pour faire une sieste, hein...
  • Pff… Ce que j’aime chez toi, Hélène, c’est ton immense diplomatie.
  • Ha, ha. Fais de beaux rêves.

 Hélène raccrocha sur un rire cristallin. Nathanaël se leva et fit craquer son dos. Trop de choses à faire. Il s’assit devant son ordinateur, une tartine à la main, pour dessiner en 3D sa nouvelle étagère. Il jeta un œil attendri sur sa création mais quand il reposa ses yeux sur l’écran, son sourire se pétrifia. Il avait reçu un mail. Il cliqua sur la petite icône avec une appréhension inexplicable. C’était un mail de son ancien employeur qui confirmait sa présence à l’exposition. Nathanaël faillit rire de sa propre stupidité et ouvrit son logiciel de texture 3D. Au bout de deux bonnes heures, il se satisfit de son résultat et envoya le fichier à Hélène et à ses autres collègues. Il aperçut alors sa boîte de réception.

Une réponse de Mme Travins.

 Il inspira un grand coup et cliqua. Un nom brillait sur l’écran. Un nom qui attira tout de suite son regard et ne le lâcha plus. Il relut ce nom des dizaines de fois, savourant sa sonorité. Un prénom de la mythologie. Assez adapté à A, finalement. Il se reprit et commença alors à lire le reste du mail. Mme Travins paraissait assez surprise, elle détaillait ce qu’elle savait de la vie de son frère. Il avait rencontré Mélina alors qu’il peignait un tableau intitulé Horizon calme, qu’on n’avait jamais retrouvé. Il s’était installé sur une plage et Mélina était sortie de l’eau juste devant lui. Il avait cru voir apparaître une sirène, avait-il raconté. Elle était plongeuse et l’avait emmené voir les fonds marins, dont il s’était servi pour ses toiles, comme Bleus. Ils s’étaient installés à Sainte-Blanche-la-Mer deux ans avant la naissance d’A. Et le village avait brûlé. Officiellement, aucun survivant. C’était à ce moment-là que Flora Dumont se mariait avec Mr Travins. Elle avait été atterrée par la mort de son frère, et de sa famille qu’elle connaissait, y compris la petite A, à qui elle avait rendu visite. Nathanaël était presque surpris que d’autres personnes connaissent A, tant elle lui paraissait secrète, presque irréelle. Flora s’était battue pour récupérer les rares toiles rescapées de l’incendie auprès de collectionneurs, puis en avait fait don au musée. Elle remerciait Nathanaël avec fraîcheur de l’intérêt qu’il portait à Victor et à son talent. Le designer sentit un poids énorme s’envoler brusquement.

 A n’était pas un fantôme. Des gens pouvaient témoigner au moins qu’elle avait existé. Parfois, lui-même en avait douté. Ce qui s’était passé sur cette île paraissait tellement irréel, tellement détaché du monde extérieur, qu’il avait cru par moments avoir rêvé, ou avoir inventé cette histoire jusqu’à y croire. Mais il n’arrivait jamais à se convaincre totalement qu’il avait inventé cette fille aux plumes dans les cheveux, ce chat noir, cette immense sculpture de bois qui semblait presque vivante, ces moutons, ce village en ruines… Et puis il fit jouer autour de son poignet le bracelet spiralé. On lui demandait souvent d’où il venait. Il répondait « Je n’en sais rien » avec un sourire. Généralement, ses interlocuteurs faisaient mine de comprendre le sous-entendu et n’insistaient pas. Il passa une main dans ses courts cheveux châtains et se leva. Il était temps de se rendre à la galerie.


 Une voix féminine l’informa qu’il était arrivé à destination. Nathanaël coupa le GPS et se pencha sur son volant pour observer l’endroit. C’était un bâtiment presque neuf, blanc, avec des formes imbriquées qu’on aurait pu attribuer à Frank Lloyd Wright. Nathanaël avait beaucoup été inspiré par ses travaux. Il coupa le moteur et sortit de la voiture. Un vent glacé l’enveloppa aussitôt. Il remonta le col, enfouit ses mains dans ses poches et commença à remonter l’allée bordée de cyprès qui menait vers la porte principale. Il vit par les hautes fenêtres la silhouette haute d’Hélène et celle, plus massive, de la directrice artistique de son cabinet. Il esquissa un sourire frileux en entendant des éclats de voix émerger. La discussion semblait animée. Il tira la lourde porte et entra dans la chaleur de la galerie. Des larmes lui vinrent aux yeux après le vent froid qui les avait fouettés. Il cligna des yeux pour les chasser, se débarrassa de son manteau sur un portant d’une forme qu’il avait lui-même conçu et poussa timidement la porte de la salle éclairée.

  • Bonjour…

 Hélène se tourna vers lui. Elle avait des cheveux noirs corbeau, courts et ébouriffés autour de sa tête, de grands yeux bruns et une taille peu commune. Elle dominait d’au moins une tête Mme Plat, un peu boulotte, des yeux verts sous d’épaisses lunettes, un éternel chignon roux et un caractère de chien. Mais ce fut sa collègue qui attaqua la première.

  • Ah, te voilà ! Essaie de faire comprendre à cette vieille pie que l’éclairage qu’elle a fichu n’est pas suffisant ! On ne voit qu’à peine les trames qu’on a dessinées sur les sphères alors que c’est le plus important !

 La directrice artistique leva un index accusateur vers la jeune femme.

  • C’est vous qui avez choisi les lampes ! Je ne vous permets pas de critiquer mon travail ! Vos fichues trames peuvent bien s’en contenter !

 Hélène jeta à Nathanaël un regard courroucé qui voulait dire : « Défends-moi, qu’est-ce que tu attends ? ». Le designer s’approcha et Mme Plat sembla enfin remarquer sa présence.

  • Ah monsieur Audem…

 Il leva une main qui la coupa dans sa phrase.

  • Hélène n’a pas tout à fait tort. Où est l’intérêt de cette galerie si le public ne distingue pas le soin que notre cabinet met à ses créations ?

 Sa collègue jubilait, perchée sur ses hauts talons qui lui donnaient encore quelques centimètres de plus.

  • D’autre part, il est vrai que nous n’avons ni le matériel ni la place pour ajouter des luminaires dans cette salle.

 Mme Plat sourit et leva le menton pour adresser à son adversaire un regard triomphant et dominateur, ce qui était particulièrement difficile du fait de la taille d’Hélène.

  • La meilleure solution que je vois serait d’allumer nos propres lampes. Comme ça, les trames se détacheront en ombres chinoises. Qu’est-ce que vous en dites ?
  • Mais il n’y a pas assez de prises !
  • Eh bien réorganisez la salle pour placer les lampes au plus près des prises. On vous paie pour ça, non ? Je suis sûre que vous en êtes capable. Je vais vous laisser travailler, Mme Plat, je n’ai pas encore vu le reste des salles…

 Il se détourna sans un regard vers la directrice médusée et quitta la salle en compagnie d’Hélène.

  • Il était temps de moucher cette vieille harpie !
  • Tu es en avance, non ?
  • Oui, j’avais dit 14h, mais le directeur artistique de Gillano m’a appelé pour que je le relaie contre Plat… Il est à l’étage. Je te le présente ?
  • Attends une minute.

 Il entra dans une pièce pas encore éclairée.

  • C’est à nous, ça ?

 Il désignait une table basse rouge avec une forme inspirée d’un sablier arrondi, une table qu’il avait dessinée mais qui ne figurait pas sur la liste qu’il avait fournie à Hélène.

  • Qu’est-ce que ça veut dire ?

 Sa collègue se tortilla, gênée.

  • C’est-à-dire… Je ne sais pas trop si… Cette table est très appréciée…
  • Tu as utilisé mes dessins sans m’en parler ? Je n’ai jamais fabriqué cette table !

 Hélène cligna des yeux comme un hibou surpris.

  • Hein ? C’est Boris, ton collaborateur chez Meubl-inno, qui m’a dit que tu la lui avais confiée !
  • Je ne lui ai rien confié du tout ! Il va m’entendre !

 Nathanaël déplia son téléphone à clapet et chercha le numéro de Boris.

  • Le répondeur…
  • Il n’est que 10h du matin, il est peut-être encore au travail…
  • En tout cas, tu vas retirer cette table de l’expo tout de suite ! Et rayes-la aussi du catalogue.
  • Mais, Nat…
  • Et ne m’appelle pas comme ça !
  • Nathanaël, cette table a une forme géniale. Ce serait vraiment dommage de manquer une occasion d’exposer ton talent au public et aux entrepreneurs qui vont venir ! C’est complètement stupide de refuser de montrer une réussite pareille pour une crise de fierté ! Et en plus, c’est Boris qui a payé la construction, si j’ai bien compris. On peut le prendre à son propre jeu ! Meubl-inno ne figure pas sur le catalogue. Il suffit de déposer le modèle de cette table et de rompre votre collaboration avant qu’il ne la commercialise…

 La colère l’avait tellement accaparé qu’il avait oublié combien sa collègue pouvait faire preuve d’autorité. Et de bon sens. Après tout, elle n’avait pas tout à fait tort… Nathanaël se tut et passa une main lasse sur son visage. Tout était si compliqué.

  • D’accord, laisse-la, mais assure-toi qu’il n’y ait trace ni du nom de Boris, ni de Meubl-inno dans l’expo. Ils ne sont pas nos sponsors, alors ils n’ont aucun droit d’y figurer.
  • OK.
  • Et où sont tes créations à toi ?

 Car Hélène Dansier était aussi talentueuse que lui.

  • Il y en a beaucoup moins… Elles sont dans les salles du haut.
  • Pourquoi beaucoup moins ? Tu as pas mal travaillé ces derniers temps.

 Même si Nathanaël dirigeait officiellement le cabinet, il savait qu’Hélène aurait pu monter le sien sans problème si elle avait voulu et la considérait comme son égale. Il se demandait parfois si elle restait par sympathie pour lui ou pour faire figurer le nom d’Audemont sur ses bons de commandes. Il savait aussi qu’elle ne comptait pas les heures de travail.

  • Mes créations ont moins de succès que les tiennes… Il fallait qu’il y ait une majorité de tes conceptions personnelles pour l’image du cabinet.

 Même si elle exposait cela d’une voix parfaitement neutre et maîtrisée, Nathanaël sentait que cette situation l’attristait.

  • Ce sont des conneries tout ça, Hélène, et tu le sais aussi bien que moi. A aucun moment nous ne devons oublier que Desîles est une association. Toi, moi, Steph et Zoé.

 Stéphane Pinay, un homme solide d’une trentaine d’années, faisait aussi partie de l’équipe de designers Desîles. Il préférait de beaucoup les lignes épurées et les formes géométriques à l’inspiration naturaliste chère à Nathanaël et Hélène. Il apportait au cabinet pas mal de modernité et une expérience qui manquait souvent. Quand à Zoé Lavran-Derec, c’était son exact opposé. Très jeune, blonde, un visage d’ange, elle sortait juste de l’école de design de Saint-Étienne, peut-être la plus réputée. Nathanaël avait beaucoup aimé son approche très mathématique et symbolique, bourrée d’illusions d’optique, et la considérait comme sa dauphine. Mais comme elle était encore en période d’essai, elle n’avait pas eu le droit d’exposer. Quand à Stéphane, il participait à une expo dans une autre ville. Mais les œuvres de la grande femme brune auraient dues être plus nombreuses.

  • Je vais enlever quelques-unes des miennes. Tu es aussi douée que moi sinon plus, Hélène, et il est temps que le public s’en rende compte.
  • Tu n’as pas à faire ça, Nathanaël. C’est toi le fondateur du cabinet Desîles, c’est toi que les gens s’attendent à voir ici.
  • Ils ont tort. Nous devrions justement profiter du monde que cette expo va attirer pour rediriger leur intérêt sur toi, non ?
  • Nath, arrête tes bêtises. C’est toi le génie.
  • Je ne suis pas un génie. C’est un hasard si je suis célèbre. Je t’assure. C’est plus lié à mon histoire qu’à mon talent, à mon avis.
  • Ton histoire ?
  • J’ai été recueilli à dix-sept ans sur une île déserte par Léon Maret, qui est devenu mon père adoptif. Je n’ai… jamais parlé à personne de ma vie d’avant et je n’ai pas envie de m’en souvenir. Mais l’intérêt du public est lié à cette espèce de mystère. Ils ont vu tellement de films à succès que maintenant ils m’imaginent le fils d’un président, d’un criminel, d’un génie, que sais-je encore ?
  • Et c’est faux ?

 Il fit semblant d’ignorer la tension dans la question d’Hélène.

  • Tout à fait. Je ne te dirai rien de plus, mais je peux t’assurer que mes parents n’avaient rien de remarquable.
  • Alors pourquoi ne pas vouloir en parler ?
  • Parce que je ne veux pas qu’ils sachent que je suis vivant. Je les déteste.
  • Il n’y a que ça ? C’est un peu faible pour garder un secret total à ce sujet. D’ailleurs, ils ne te reconnaîtraient sûrement plus, de toute façon. Ils ne sont peut-être même plus en vie. Il y a autre chose que tu ne me dis pas.
  • Je t’avais prévenue, dit Nathanaël en posant une main sur la poignée de la porte.

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