Sans attendre de réponse

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 Le directeur artistique de Gillano était un homme jeune, des cheveux bouclés bruns et des yeux noirs de jais, avec un sourire fauve. Il tenait en permanence un bloc-notes sur le bras. Nathanaël Audemont s’approcha pour lui serre la main.

  • Monsieur Kali, enchanté de vous rencontrer enfin !
  • Monsieur Audemont, c’est un honneur ! Et votre collaboratrice est charmante.

 Le jeune homme adressa un clin d’œil à Hélène.

  • J’ai fait mon possible pour ne pas déranger le travail de votre directrice, monsieur Audemont, mais elle ne m’a pas facilité la tâche… Nous avons presque réussi à mixer convenablement les styles de deux cabinets, mais il manque de l’équilibre là-dedans, et de la couleur…

 Nathanaël discuta un moment avec le jeune chef. Il réussit à imposer un certain nombre des derniers travaux d’Hélène, ce à quoi le jeune Kali ne paraissait d’ailleurs pas réticent, et se retrouva assez vite à plaisanter avec lui. Ce garçon avait un brillant avenir devant lui. Le jeune designer adressa un clin d’œil à sa haute collègue.

  • Nous devrions peut-être changer de directeur artistique…

 Elle éclata de rire.

  • J’en connais une qui ferait une syncope ! Je ne suis pas contre, moi, mais qu’en pensera Steph ? C’est lui qui l’a engagée après tout.
  • Il pourrait aussi devenir ton décorateur attitré, se moqua Nathanaël.

 Ils sortirent en plaisantant joyeusement. Le vent sournois se coula derrière la nuque de Nathanaël qui enfilait son manteau. Hélène posait sur sa tête un ravissant petit bonnet rouge.

  • Vous repartez, monsieur Kali ?
  • Mon travail est fini ici. J’espère juste que Mme Plat ne va rien bouleverser…
  • Rassurez-vous, elle a un sale caractère mais elle fait bien son travail. Hélène, tu rentres chez toi ?
  • Non, je vais au bureau, pourquoi ?
  • Je viens avec toi, il faut que je te montre mon projet de cette nuit.
  • OK, monte.
  • Non merci, j’ai ma voiture.

 Il grimpa à sa place et adressa un signe pouce levé à Hélène qui démarrait. Elle lui répondit avec un immense sourire et partit sur les chapeaux de roues. Dès que Nathanaël fut hors de sa vue, son sourire s’effaça.

Dois-je lui dire pour A…?

J’ai promis.

Je ne lui dirai rien.

 Le bureau était vide. Nathanaël alluma les plafonniers et éprouva l’habituel sentiment d’aise qui l’envahissait chaque fois qu’il entrait dans ce grand atelier de dessin. Il aimait cet endroit, il s’y sentait chez lui. Il se dirigea aussitôt vers sa table et alluma sa lampe.

  • Où est Zoé ?
  • Je ne sais pas, elle ne m’a rien dit.

 Hélène s’installa sur son fauteuil tournant et laissa glisser son sac à main d’un geste gracieux que Nathanaël ne vit pas. Il avait allumé son ordinateur et y branchait la clé USB qui contenait son projet.

  • Voilà.

 Hélène le rejoignit et se pencha sur l’écran pour mieux voir.

  • Pas mal. Tu as fait ça cette nuit ?
  • On ne peut rien te cacher.
  • Et tu prétends ne pas être un génie ! C’est une idée originale, ça n’a rien à voir avec ton style habituel. Stéphane aimera sûrement. Tu pourrais faire ça avec d’autres lettres.
  • Je tiens au A.

 La jeune femme le regarda bizarrement, mais n’insista pas.

  • Tu proposes quelle matière ?
  • Bois clair. Peut-être hêtre.
  • Tu as prévu des dimensions un peu grandes.
  • On peut décliner en plusieurs tailles, et même faire un petit modèle de bureau, pourquoi pas ?
  • Mm, ça peut être assez classe, oui. Et tu espères la fabriquer à temps pour l’expo ?
  • Pas forcément. Ce n’est pas important, c’est juste une idée comme ça.

Ne lui dis rien.

  • Bon, c’est toi qui vois.

 Elle retourna s’asseoir et commença à travailler. Nathanaël s’y essaya, mais il se sentait tellement fatigué. Il se leva brusquement.

  • J’y vais. A demain.
  • A demain, répondit Hélène, perplexe.

 Nathanaël quitta le bureau sans un regard vers elle. Il rentra et s’effondra sur son lit. Il s’attendait à dormir profondément et longtemps. Ce qu’il fit. Une silhouette blonde vint jouer dans ses rêves, accompagnée d’un crayon qui semblait la poursuivre.

 Deux mois après, l’expo était terminée. Nathanaël était content du résultat. Jamais Desîles n’avait eu autant de commandes. Mais la charge de travail l’écrasait plus que jamais. Il retournait parfois au musée voir Sirène et ombre. L’enchantement restait le même. Il se demandait, parfois, où en était cette sculpture énorme qu’elle cachait dans son atelier de lumière. L’étagère de bureau qu’il avait créée à son nom plaisait au public, mais on lui réclamait le même modèle pour d’autres lettres, ce qu’il refusait obstinément. L’expo avait aussi rapporté beaucoup de renom à Hélène Dansier, qui arrivait au bureau souriante et épanouie. Elle rattrapait presque Nathanaël en popularité. Il n’osait plus lui donner de conseils. Il lui en demandait même parfois. Stéphane, impressionné, travaillait plus dur que jamais. Quand à Zoé, elle voulait passer toute sa vie à Desîles. Elle vénérait Hélène et Nathanaël avec constance.

 Un soir où la fatigue était particulièrement intense, Nathanaël s’était endormi sur son bureau, chez lui, le nez sur le clavier. Il rêvait dans un monde de lignes croisées et de formes géométriques, quand la symphonie du Nouveau Monde le réveilla en sursaut. Dans sa précipitation, il le fit tomber, puis parvint à décrocher. Le numéro qui s’affichait sur l’écran lui était inconnu. A moitié réveillé, il prononça :

  • Oui, Nathanaël Audemont à l’appareil.
  • Monsieur Audemont ? C’est Flora Travins. Il faut que vous m’aidiez !
  • Mme Travins ? Que puis-je faire pour vous ?
  • Vous savez, l’île de Victor ?

 Il fronça les sourcils. Il y avait des sanglots retenus dans la voix de Flora Travins.

  • Je m’en souviens.
  • Ils…ils vont tirer des obus dessus. Des essais militaires. Il faut protéger cette île, monsieur Audemont ! Je vous en prie…

 Nathanaël était maintenant complètement réveillé. Il n’arrivait pas à parler.

 Des obus.

 A.

 La standardiste se retenait de crier.

  • Calmez-vous monsieur, je n’en sais pas plus. Si vous voulez l’heure exacte des essais de tir, contactez plutôt le colonel Varre.
  • Et je peux le trouver où, ce colonel ? demanda Nathanaël qui commençait à perdre son sang-froid.
  • A une heure pareille, il dort, monsieur, répondit la standardiste d’un air hautain.
  • Faites de beaux rêves ! jeta Nathanaël avant de raccrocher rageusement.

 Il enfouit sa tête dans ses mains. Un bracelet à perles spiralées tinta contre son poignet. Il fallait faire quelque chose. Il fallait sauver A, et pour cela, il allait lui falloir de l’aide. Il chercha un nom dans le répertoire de son téléphone.

Tant pis. C’est sa vie qui est en jeu.

  • Hélène ? Je te réveille ? C’est moi, Nathanaël. Désolé. Il faut que je te montre quelque chose…

  8h du matin, heure d’ouverture du musée municipal. Nathanaël Audemont attendait devant la porte. Mélanie fut surprise, mais encore plus en voyant qu’il était accompagné d’une femme, grande et élégante. Elle déverrouilla la porte.

  • Bonjour ! C’est la première fois que vous venez si tôt, monsieur Audemont. Il y a un problème ?
  • Je v… Je dois voir Sirène et ombre, tout de suite, je vous prie, Mélanie. Je vous présente ma collègue, Hélène, qui est aussi intéressée.

 Mélanie masqua son inquiétude. Nathanaël parlait d’une voix étrange, qui lui faisait peur. Ses yeux cernés la dévisageaient, mais ils semblaient regarder ailleurs, beaucoup plus loin. Ils brillaient d’une urgence qui ne lui échappa pas.

  • Oui, bien sûr…

 Elle mena les deux visiteurs matinaux jusqu’à la petite salle aux tableaux de Victor Dumont. C’est alors qu’Hélène sursauta.

  • Dumont ! Audemont ! Bien sûr, j’ai compris.

 Nathanaël n’arrivait pas à sourire, même en voyant l’image d’A qui lui souriait.

  • Alors c’est elle ? Elle est magnifique !
  • Elle a sans doute changé depuis, elle avait le même âge que moi.
  • Quand tu l’as rencontré, elle était belle ?

 Il se souvint précisément des traits de son visage, de ses yeux mouvants et de ses cheveux blonds aux plumes grises.

  • Oui. Elle était splendide.
  • Tu dis qu’elle est en vie ?

 Mélanie les arrêta d’un geste.

  • Vous voulez dire que la fille de l’artiste est en vie ? Quelque part ?
  • Non, non ! Je parlais d’une… amie qui lui ressemble et qui est en danger. Sortez d’ici Mélanie, je vous prie, j’ai besoin d’être seul avec Hélène.

 L’employée obéit en levant les mains en signe de reddition. La grande collègue de Jonathan se tourna vers lui, l’air surpris.

  • Pourquoi ?...
  • J’ai promis à A de ne parler d’elle à personne. Je… J’ai brisé cette promesse parce que sa vie en dépend, mais je veux que le moins de monde possible soit au courant, d’accord ?
  • Hum, j’imagine que tu as tes raisons… Mais attends une minute ! Sa vie dépend de si je connaissais son existence ou pas ? Je n’ai rien à voir dans l’histoire.
  • Parce que… Parce que j’ai suffisamment menti. Tu ne m’aurais jamais cru sans une excuse réelle, je te sais trop fine pour me croire.
  • Croire quoi ?
  • Il me fallait une excuse valable. Hélène, je te laisse le cabinet.

 La respiration de la femme se coupa brusquement. Elle arriva à prononcer d’une voix faible :

  • Quoi ? Mais pourquoi ?
  • Je pars. Il faut que j’aille sauver A. Je te laisse le cabinet, il est à toi. A partir de maintenant, tu es la directrice du cabinet Desîles.
  • Non.
  • Ne sois pas stupide. Tu es aussi douée et aussi célèbre que moi, maintenant. Je te confie le cabinet, Stéphane et Zoé, c’est aussi simple que ça.
  • Je… J’imagine que je ne peux pas refuser ?
  • Tu ne peux pas.
  • Merci, merci du fond du cœur, Nathanaël.
  • Bonne chance, Hélène.

 Dans un mouvement irréfléchi, elle enlaça Nathanaël et le serra contre elle. Après une légère hésitation, il lui rendit son étreinte.

  • Au revoir.

 Il quitta la salle. Sa collègue se concentra sur le son de ses pas, peut-être le dernier souvenir qu’elle conserverait de lui. Puis elle le rappela. Elle sourit devant le calme humide de ses yeux vairons, où luisait l’appel de l’aventure et un souvenir prégnant.

  • Nathanaël, sache que si jamais tu reviens, il y aura toujours une place pour toi à Desîles.
  • Je ne le mérite peut-être pas. Mais merci.

 Il remit son chapeau et quitta le musée. Hélène se retourna vers la peinture qui semblait la regarder.

  • Que lui as-tu fait ? murmura la brune sans attendre de réponse.

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