3 - Hobo Blues

4 minutes de lecture

When I first thought to hobo'in, hobo'in

I took a freight train to be my friend, oh Lord

You know I hobo'd, hobo'd, hobo'd, hobo'd

Hobo'd a long, long way from home, oh Lord

Hobo Blues, John LEE HOOKER

   Thomas a décidé de revenir.

   Juste un maigre bagage, quelques vêtements, ses carnets, une brosse à dents. Et sa guitare sur le dos, sa carapace et sa maison, qu’il emmène partout avec lui. Sa fidèle compagne, sa confidente. À la fois solide et légère comme la coquille d’un escargot ou les écailles de la tortue, ces animaux discrets au corps fragile et sans défense qui portent pourtant le monde et l’infinité cosmique dans leur rondeur et leur complexité. Sa guitare. Celle qui renferme sous sa table d’harmonie et dans ses cordes d’acier tous ses rêves et ses espoirs. Des milliers de chansons. Des coups et des blessures gravés dans les courbes de son corps. La mémoire de ses errances.

  Et tellement plus simple à accorder que sa vie.

When I first thought to hobo'in, hobo'in

   I took a freight train to be my friend, oh Lord

   Le nez à la fenêtre. Voyage immobile. Le paysage s’engouffre à sa rencontre puis il s’enfuit, évanescent. Il s’émiette et se fragmente. Se dissémine. Tout comme ses souvenirs qui se télescopent avec son présent dans un bouleversement étrange de l’espace et du temps, créant des lignes de chemin de fer improbables.

   Train, trainer, transiter, transition. Lorsqu’il prend le train il se sent en transition. Il part ailleurs. Vers où ? Il l’ignore, à part le nom de sa destination. Mais il aime la valeur dynamique de ce mot qui contient l’idée d’un passage de l’autre côté d’une berge ou d’un état. Comme si ce long boyau mouvant était une zone incertaine, le lieu d’une transformation en cours, le tunnel par lequel il pourrait accéder à une nouvelle dimension, un nouvel univers. Il s’imagine dans le cœur d’une chanson à l’instant du pont, cette transition qui adoucit le saut entre deux intervalles disjoints.

   You know I hobo'd, hobo'd, hobo'd, hobo'd

   Hobo'd a long, long way from home, oh Lord

   Il regarde défiler sur l’écran de la vitre des campagnes, des villages et des périphéries de villes qui s’effacent aussitôt tandis que le reflet immobile de son visage se teinte de leurs couleurs fugaces. Un long travelling horizontal dans lequel le paysage ne cesse de se transformer, se déformer, le laissant à l’extérieur. Ou plutôt à l’intérieur en l’occurrence. Lui ne bouge pas, comme s’il devenait spectateur de sa vie. Comme s’il assistait à une représentation, une création esthétique, une illusion dans laquelle il n’aurait aucun rôle. Le film va trop vite, déroulant un flot d’images impressionnistes. La chevelure des arbres se tord, les poteaux s’étirent, aspirés vers le ciel. Les maisons dansent et vacillent. Il a l’impression de flotter dans un espace détaché du réel.

   Au bout d’un moment sa vision a perdu tous ses appuis, elle devient floue, se brouille. Il ferme les yeux et se laisse dériver dans une vague rêverie, un voyage intérieur imprécis qui s’emboite dans l’autre, le voyage réel vers une destination choisie.

   Il se laisse mollement bercer par les roulements de batterie du train. Plus assourdis lorsqu’il traverse un tunnel. Ponctués de temps à autre des crissements aigus de l’acier des roues sur l’acier des rails. Il se fond dans la marche hypnotique de la machine et sursaute lorsqu’un autre train les croise, avec un sifflement perçant. Une ombre sombre frôle les vitres dans un souffle puissant. Un grondement primitif qui assaille les oreilles et le corps tout entier avant de disparaitre et s’éteindre aussi soudainement qu’il était né. Comme une chimère inquiétante, jaillie de l’inconscient, bouleversant tout sur son passage et s’évanouissant bientôt, indifférente aux ravages qu’elle aurait pu causer. « Je suis en route… Le train fait un saut périlleux et retombe sur toutes ses roues », disait le Bourlingueur .

   Il pense au train noir de Jim Morrison dans sa version personnelle du mythique Mystery Train de l’histoire des bluesmen. Cette locomotive tirant ses seize wagons, qui ne s’arrête que pour emporter et faire disparaitre à jamais ses passagers. Un train de cauchemar menaçant, qui va de plus en plus vite, dépassant des gares désertes. Dans le morceau on peut entendre son bruit d’enfer, ses bielles et ses pistons dans les notes en picking de la guitare de Roby Krieger qui le remet sur les rails in extremis avant qu’il ne verse dans un virage, tandis que la batterie assure son roulement. Jim s’est réveillé avec dans la tête l’image d’un carrefour. Well, I woke up a morning, Got the crossroads on my mind. Rêver d’un carrefour, c’est rarement bon signe au pays du blues. Le train finira par emporter non seulement son amour mais aussi son seul ami. Et puis lui. Well, I woke up a morning, Nothing on my mind.

   Le train de Thomas n’est pas un train inquiétant. Grâce aux dernières technologies de traction et de suspension dont le pays est si fier, il glisse légèrement sur le ruban d’acier des rails. C’est à peine s’il semble les toucher, comme suspendu dans les airs. Il en devient presque soporifique. Sans mystère.

   Même s’il ne sait pas ce qui l’attend, Thomas sait qu’il en descendra.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire CharliJ ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0