4 - Monday Morning Blues

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I woke up this morning

I woke up this morning

I woke up this morning

With the Monday morning blues

Mississippi John Hurt, Monday Morning Blues

   L’appartement de Jeff est composé d’une seule pièce, immense, haute de plafond, aux murs blanc crème. Contrairement à son magasin exubérant et débordant comme une jungle vivante, ici c’est l’espace qui prime. Enfin, en partie. Les livres ont quand même réussi à s’y faufiler et à établir leur supériorité sur l’habitant des lieux. Comme s’ils lui concédaient une petite place dans leur grande générosité un peu condescendante.

    Le lieu est chaleureux malgré son dépouillement et la simplicité apparente de sa décoration. Des kilims élimés sont éparpillés sur le parquet inégal et usé, habillant un espace lumineux au milieu de la pièce. Un espace vide sans fonction définie, qui attire comme un aimant. On a aussitôt envie de s’asseoir là pour se laisser caresser par les rayons du soleil d’hiver, à rêver d’un Orient imaginaire. Sans rien faire, comme sous l’emprise d’un charme mystérieux. Au-dessus de l’ancienne cheminée qui a gardé son tablier de marbre gris, un grand miroir moucheté là où le tain a disparu par endroits, dégradé par l’humidité et le temps. A droite de l’entrée, un petit bureau surmonté d’une étagère en bois veiné de rouge et de jaune qui n’a pas vu de cire depuis longtemps, avec un grand tiroir et sa poignée coquille. Le bureau est décoré de quelques cartes postales en noir et blanc, rappels de quelques-uns de ses engouements passés ou présents. Des choix parfois surprenants lorsque l’on voit le gaillard que l’on n’imagine pas si romantique. Le portrait à la Byron de Rimbaud à dix-sept ans, avec ses yeux transparents fixés vers le lointain et ses cheveux en bataille ; un autre tout aussi fameux de Virginia Woolf prise de profil, mettant en valeur son regard liquide et contemplateur, son teint pâle et ses traits aquilins. Un poème de René Char, « Brusquement tu te souviens que tu as un visage… ». Ou encore une photo impressionniste et pétrie de douceur d’Alice Liddell par Lewis Carroll.

   Au fond de la pièce, un canapé-lit recouvert de coussins et de draperies indiennes. Un fauteuil confortable en cuir dans lequel on s’enfonce et qui porte la mémoire de tous les livres dévorés au creux de son étreinte. Une table basse formée d’un plateau en cuivre ciselé. Des poufs marocains. Des étagères montant à l’assaut du plafond et débordantes de livres d’art, romans, essais, albums, partitions, disques, reproductions de peintures. Une chaine hifi coincée entre des piles de vinyles. Des petites lampes tempête et des bougies à demi consumées un peu partout. Pour compléter l’ameublement, outre le minuscule coin cuisine caché derrière un paravent en bois ajouré, un piano droit, sur lequel se frayent les rayons timides du soleil hivernal.

   Lundi matin. Nantes s’éveille. Un des rayons lumineux plus aventureux a réussi à traverser la fenêtre dépourvue de rideaux et s’ouvrant sur un balcon de fer forgé. Il musarde un instant sur les tapis à rêves et finit sa course sur le visage d’un homme endormi enroulé dans un fouillis de draps et de couvertures. Il émerge avec difficulté, les cheveux encore plus dressés sur le crâne que d’habitude. Un bras blanc et maigre se glisse hors de son cocon et se dirige à tâtons à la recherche de ses lunettes, comme un long serpent indépendant du corps qui le prolonge. Il erre quelques minutes autour des livres et bande-dessinées empilés sur le sol en tours branlantes. Bilal, Margerin, Dalva, le dernier roman de Jim Harrison tout corné, une vieille édition des poèmes de Rimbaud qu’il traine partout avec lui depuis le lycée, de vieux poches usés… Puis après avoir renversé un verre d’eau, dégagé deux trois moutons qui prenaient leurs aises, repoussé un tee-shirt et un jean roulés en boule, la main au bout du bras finit par se saisir de l’objet convoité. L’univers reprend des contours plus stables et plus nets. Jeff récupère ses vêtements tant bien que mal et se dirige d’un pas incertain vers le coin cuisine. Bientôt l’arôme du café fraichement moulu envahit la chambre. Une nouvelle journée peut commencer.

   Jean-François, dit Jeff, était le voisin de Thomas. A l’époque où ils se fréquentaient, il le voyait rarement en journée. C’était un animal nocturne qui n’émergeait en général qu’en fin d’après-midi, ouvrant sa boutique à des heures erratiques et sporadiques, et l’entrainant ensuite dans sa tanière d’où il sortait peu. Sauf la nuit. Parfois, Thomas se réveillait le matin et trouvait un mot glissé sous la porte. Jeff avait dû passer voyant de la lumière chez lui et n’avait pas osé le déranger. Passe me voir si tu veux parler. Ou bien, j’ai découvert un nouveau disque, si tu veux l’écouter avec moi… Il frappait rarement, craignant d’être intrusif. Tu étais peut-être avec quelqu’un, ou tu n’avais peut-être pas envie de voir du monde, disait-il après, lorsqu’ils se revoyaient.

   Il se tient à présent debout devant la fenêtre, observant d’un œil vague les quais qui commencent à s’animer. Les voitures glissent en chuintant sur le bitume mouillé. La cloche de l’église derrière chez lui résonne lentement, faisant fuir les moineaux en un nuage froufroutant. Ah le fameux blues du lundi matin. I couldn’t hardly find my morning shoes, Monday morning blues , chante Mississippi John Hurt à la radio, d’une voix douce et chaude. Drôle de choix de programmation, se dit Jeff, pour un lundi matin tout gris. Mais le guitariste égrène ses accords en finger-picking sur un rythme syncopé andante contrastant complètement avec la noirceur des paroles. Le type, il est au fond du trou, toutes les misères du monde s’abattent sur lui, songe Jeff, mais il te joue une sorte de ragtime qui donne envie de sautiller et de croire que tout va s’arranger.

   Il tient dans une main une tasse de café et dans l’autre, une carte postale portant des traces de pliures pour avoir trainé un moment dans les poches d’un vieux jean. Il vient de la retrouver. Sur le timbre, un tampon de la poste de Lyon. Sur l’endroit, la reproduction d’une affiche de film. Trois hommes armés, vêtus de longs cache-poussière fauves et de chapeaux de cow-boy, tournent le dos au spectateur. Un autre, face à eux, les genoux légèrement pliés, les vise avec un colt. Tous les quatre semblent prêts à disparaitre dans un nuage de sable ocre qui envahit tout le cadre de la photo, leur donnant l’aspect de fantômes. Jeff se souvient encore de la salle mal insonorisée du vieux cinéma où avec Thomas ils avaient vu et revu ce film. La longue scène d’ouverture, sans paroles. Juste les sons ambiants amplifiés par la lenteur des plans. Le bourdonnement d’une mouche entêtée, le vent sur le désert, le tic-tac du télégraphe, le robinet de l’abreuvoir qui goutte avec une régularité de métronome, le grincement de l’éolienne. L’attente. Et puis les sons étouffés du porno qui se jouait dans l’autre salle, mêlés aux bribes de conversation des passants dans la rue juste derrière le mur, ajoutant au côté surréel de la scène. L’attente immobile. Comme ces hommes silencieux guettant l’arrivée du train qui doit amener l’homme à l’harmonica. Un temps malaxé, étiré, différant le plaisir d’une action fulgurante, jusqu’à en devenir insupportable. Densifiant cette attente. Une tension accumulée qui n’attend qu’une étincelle pour exploser. Sueur, vent et poussière. Symphonie du silence. A chaque nouvelle vision du film, ils repéraient de nouveaux détails apparemment insignifiants. Complétaient la partition de ce faux silence de l’attente. Avant que tout se déchaine. Il était une fois dans l’Ouest. Ballet de mort à l’allure d’opéra baroque, western mythique qui raconte la fin d’un certain Far West avec l’arrivée du train. Le cheval de fer qui s’apprête à relier la côte Est des Etats-Unis à celle de l’Ouest.

   Jeff sourit.

   Thomas arrive ce matin. En train.

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