1 - Freight Train

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Freight train, freight train, run so fast
Freight train, freight train, run so fast
Please don't tell what train I'm on
They won't know what route I'm going [1]

Elizabeth Cotten, Freight Train

Février 1989

   La pulsation monotone du train, comme un corps étranger, un cœur étranger. Une sorte de pacemaker, une machine électrique. Une pile métallique qui aurait remplacé et pris possession de son rythme personnel et qui battrait en lui, inlassablement. C’est une respiration mécanique, entêtante, qui peu à peu se substitue à ses propres battements de cœur. Les vampirise. Un gros cœur qui palpite, plus fort que le sien. Croche, demi soupir, croche. Mesure ternaire à quatre temps. Un deux trois, un deux trois, un deux trois, un.

   Thomas pense au premier morceau de guitare qu’il a appris. Les battements du Freight Train, qui roule si vite, qui roule si vite. Et qui emporte au loin dans son ventre noir les rêves d’une gamine maigre aux grands yeux tristes. Il l’imagine gratouillant les cordes de sa guitare en regardant les trains de marchandises courir inlassablement devant sa maison. Après quoi couraient-ils ? Comme s’ils avaient soif, une soif intense que rien ne pourrait épuiser. Après quel infini ? Après quelle étoile ? Tous les jours, toutes les nuits, toutes les heures. Un deux trois, un deux trois, un deux trois, un.

        Thomas file avec elle le long des rails. Cordes inversées, broderie d’arpèges égrenés de sa main gauche. Cotten picking, quelle ironie. Il dérive toujours avec elle, imaginant les visages illuminés qu’elle apercevait derrière les vitres. Toutes ces vies en partance. Les lumières du train qui haletait et s’enfuyait dans la nuit comme un fantôme. Une créature fantastique, sifflant et crachant des bouillons de vapeur sombre et opaque dans un bruit d’enfer. Et les étincelles provoquées par le frottement sur les rails s’envolant en myriades de lucioles dans le noir. Un deux trois, un deux trois, un deux trois, un.

  Freight train, freight train, run so fast

  Le train qui l’emmène aujourd’hui vers un devenir inconnu ne siffle plus et ne sème plus d’escarbilles de charbon. La fumée toussée par la locomotive ne peint plus les parois des maisons et des quais de gare de suie grasse et collante. Les battements de la machine sont plus assourdis. Sauf si on s’aventure entre deux wagons articulés par des plaques métalliques qui semblent douées de vie maligne. Ils pivotent et s’emboitent et se dérobent sous les pieds laissant entrapercevoir comme un mirage la course folle des traverses en bois dans un vacarme d’enfer. Les hurlements des roues sur les rails se mêlent aux grincements des essieux et au ronflement des parois qui battent comme des voiles dans la tempête.

  Freight train, freight train, run so fast

  En quête d’une tasse de café, il se lance à l’assaut de la bête. Il lutte pour garder l’équilibre. Son corps, un instrument qui absorbe ou réverbère les sons qui le traversent. Tous ces rythmes contradictoires. Frottements feutrés et doux roulis le long des sièges. Bruissement des conversations des passagers. Froissement des papiers de sandwichs que l’on déplie et des journaux que l’on replie. Note claire du rire d’un enfant qui fuse soudain. Claquement de voile d’un rideau qui fasseye contre une vitre entrouverte. Puis danse endiablée à chaque changement de voiture. Il arrive au wagon-restaurant essoufflé. Comme s’il avait dû se frayer un chemin en jouant des coudes entre les centaines de musiciens d’un orchestre symphonique en folie. Il passe presque sans transition des aigus d’une rangée de violons au tonnerre de percussions ivres. Il se heurte au passage à une ligne plus grave de saxos et de violoncelles, aux contrebasses ventrues, aux hautbois hautains, chacun jouant sa propre partition. Il se sent repu de sons, étourdi.

  Perméable.

  Dans un entre-deux à la frontière du rêve. Les images sonores et les impressions s’invitent par effraction, puis se condensent, se brouillent, éphémères, fugitives.

  Hallucinatoires.

  Freight train, freight train, run so fast

  Please don't tell what train I'm on

  They won't know what route I'm going


[1] Le train de marchandise qui roule si vite / s’il vous plait, ne dites pas sur quel train j’ai embarqué / Personne ne saura vers où je me dirige

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