Chapitre 14 : Les Sharnahasts

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Adrian

14 octobre de l’an 5775 après la guerre des sangs

Quelle civilisation étrange que celle de ceux qui se font appeler les « Sharnahasts », pouvant se traduire par « fils de l’ombre et du sable » dans notre langue. Après plusieurs mois nous parvenons enfin à comprendre leur langue qui a hélas le malheur d’être aussi peu agréable à l’oreille qui l’entend qu’à la gorge qui la prononce. Nous avons ainsi pu en apprendre davantage sur ce peuple et son histoire, des plus tristes au demeurant.

Leur croissance démographique étant systématiquement plus importante que celle de leur monde souterrain il a fallu, à chaque fois que loger et nourrir l’ensemble des leurs devenait impossible, choisir entre sortir en quête de nouvelles terres ou limiter les naissances par des moyens que les vampires n’auraient pas reniés. Ces cavernes revêtant un aspect religieux voire sacré depuis leur fuite à travers les montagnes et le désert, quitter ce lieu a bien souvent été considéré comme une prémices à de grands malheurs si ce n’est à la destruction de leur peuple. Ainsi, malgré l’impératif de loger et nourrir les nouveaux nés, les deux partis qu’étaient celui de la sortie des cavernes et celui de la régulation parvenaient toujours à engranger un soutien non négligeable, tantôt en faveur de l’un, tantôt en faveur de l’autre au gré des circonstances et des hasards de l’histoire. Les partisans de la sortie ne pouvant affronter le désert sans le soutien logistique des cavernes et les autres refusant toute expédition ces dissensions se muaient systématiquement en guerre.

Quel que soit le gagnant, les pertes engendrées par le conflit réglait d’elles même le problème de surpopulation et ainsi, même lorsque le camp des expéditionnaires l’emportait, nulle sortie n’était jamais organisée le besoin de s’étendre disparaissant en même temps que toutes ces vies perdues au combat.

Ainsi la dernière victoire en date du camp de la sortie permis tout juste de faire accepter l’envoie de quelques Sharnahasts à la surface afin d’apporter quelques surplus de nourriture. Cela n’alla néanmoins jamais au-delà tant l’impératif religieux de demeurer sous terre est important pour ces gens, même pour ceux qui prônent l’installation à la surface non pas tant par désir de découvrir le monde mais comme un moindre mal comparé à l’inévitable famine qui surviendrait sans cela. Il semble d’ailleurs que nous arrivions au début d’une nouvelle phase de ce cycle, chacune ayant toutefois le mérite d’être plus éloigné de la précédente grâce au perpétuel agrandissement des galeries formant le monde de ces pauvres gens.

Deux siècles de paix relatives vont à nouveau se confronter au problème de natalité. Les quelques arbres qui poussent ici, les rares animaux qui parcourent ces souterrains et les maigres rations rapportées du dessus ne suffiront bientôt plus à nourrir ces corps frêles aux maigres besoins qui, bien que peu nombreux, finissent systématiquement par le devenir trop pour leur monde.

Il est déjà étonnant de voir des êtres vaguement humains survivre en se nourrissant de quelques plantes par jour, un peu de viande de temps à autre, en suçant l’eau se condensant sur les stalactites et en entretenant scrupuleusement une sorte de lac souterrain constamment surveillé car pouvant, disent-ils, « s’assécher aussi vite qu’une goutte d’eau sous le soleil du désert ».

De loin leur bien le plus précieux y porter ses lèvres sans autorisation est synonyme de mort et revêt ici tous les attributs du plus terrible des crimes. Comment des humains des plus communs ont-ils pu ainsi évoluer jusqu’à en être réduit à vivre ainsi ? Quelles tortures ont-ils infligées à leur corps pour le meurtrir et le faire désormais à ce point ressembler à de la pierre dépourvue de poils et de grâce ? Tel est donc le prix de la survie dans ce milieu qui pourrait passer pour l’enfer dont on nous parle tant et qui ferait passer la vie des hommes de l’Empire pour une douce existence. En fin de compte en ayant cherché à échapper aux cruels vampires ils n’ont fait que troquer un maître tyrannique pour un autre ce dernier se nommant le désert et les soumettant à une faim et une soif systématique et aveugle à laquelle nul ne peut échapper. Naturellement la situation n’est pas toujours la même et après leurs fameuses guerres il apparaît souvent un temps de prospérité du fait de l’abondance de ressource et de la baisse de la population tandis qu’à la veille d’un conflit la famine règne presque toujours en maître.

Hélas nous sommes aujourd’hui assurément plus proches de la deuxième étape que de la première et nous devons cacher les provisions que nous ramenons régulièrement d’Avinpor si nous voulons qu’elles nous suffisent pour plus d’une demi-journée. Denis a bien tenté de les partager mais à part provoquer des bagarres et attiser encore un peu le conflit qui couve entre ces deux éternelles factions en exposant les richesses du dessus cela ne servit pas à grand-chose tant elles étaient dérisoires par rapport aux besoins.

Les gens d’ici crurent au départ que le porteur d’Ardente viendrait les délivrer de la faim et de la soif mais les ressources que nous pouvons rapporter de l’oasis sont hélas bien insuffisantes. Bien que déçu le guide de ce peuple, ne nous en tint pas rigueur et nous demanda de lui expliquer à notre tour notre histoire.

Nous lui dîmes tout sans omettre d’expliquer l’origine de leur peuple et de leurs malheurs à savoir la dissolution de Valass et Himka en deux races et la défaite des hommes lors de la guerre des sangs. Pas plus que les vampires de l’Empire les gens d’ici ne nous crurent. Comment balayer en quelques mois des certitudes fondées sur des millénaires de mensonges ? Pourtant nous ne restons pas inactifs et ne désespérons pas. Bien que la guerre soit encore loin d’éclater, alors que pareilles privations auraient déjà fait se soulever n’importe quel humain du dessus, il semble que certains ne soient pas enclins à attendre les deux ou trois décennies les séparant de l’inévitable conflit pour agir.

Un certain Raffrar vint ainsi me voire il y a dix nuits de cela. Il s’avérait être un des partisans de la sortie les mieux placés ici et, après m’avoir assuré de son respect le plus entier, il me tint à peu près ce discours dans notre langage qu’il avait pris la peine d’apprendre tant bien que mal à force d’écoute et de discussions bien que, de toute évidence, notre dialecte soit aussi impropre à leur bouche que le leur à la nôtre :

« Je vous salue Adrian, être de la surface. J’ai entendu ce que vous avez dit, compris ce que vous vouliez et suis prêt à croire votre foi. La religion d’ici dit que fuir la souffrance en causerait une plus grande. Quel intérêt à obéir à cela ? Vous avez dit qu’il existe des terres où tout pousse, tout se mange, tout se boit. Ici, nous avons tout enduré et le paradis que vous décrivez serait une libération pour nous ! Je vous en prie, guidez-nous, sauvez-nous de ces profondeurs et nous croirons les histoires que vous racontez. Je veux bien être de la même race que ceux qui vous accompagnent si je peux avoir leur vie. Nous sommes beaucoup à vouloir partir. Mais si nous le faisons seuls sans soutien alors le désert nous détruira. Nous avons besoin d’aide et si nous ne pouvons pas l’avoir des gens d’ici peut-être que vous, vous accepteriez de nous la fournir ».

Troquer le confort et une vie nouvelle contre l’adhésion à une croyance. J’aurais assurément qualifié cela du plus cynique des marchés si je n’avais pas vu comment ces pauvres êtres vivaient. Pourtant je ne pouvais pas accepter sans en référer à Denis. Je signifiais donc à mon interlocuteur que j’en parlerai à mon seigneur mais que rien n’était à exclure. Je m’exécutai donc aussitôt que possible. Denis sembla pensif. Après quelques instants il inspira un grand coup comme si ce qu’il s’apprêtait à me dire était la décision la plus importante de sa vie.

« J’ai moi aussi été approché et je ne serai pas étonné d’apprendre que Agnessa, Roksana, Thibault et Guy l’ont également été. Toutefois, comme Ashkan nous l’a dit, la guerre est encore loin et je suis sûr qu’avec un peu de patience on peut engendrer encore davantage de soutiens ! Continuons à prêcher quelques mois, quelques années même s’il le faut et si nous ne parvenons pas à convertir l’ensemble des gens d’ici au moins pourrons nous considérablement augmenter la part de ceux qui sont prêts à nous suivre ! J’ai honte de dire cela mais leur malheur peut faire nos affaires et si notre fois peut les sortir de la misère je n’hésiterai pas à jouer dessus ! Ce lieu pourrait servir de base arrière à la réconciliation des races et, en tant que porteur d’Ardente, j’ai ici un prestige que rien n’égale. Restons ici quelques temps encore, profitons de la situation pour désensabler leurs yeux et leurs oreilles des fables qu’ils ont entendues et expliquons-leur sans cesse qu’un paradis bien réel s’offre à quiconque est prêt à nous croire ! Valass nous a guidé vers ce lieu, nul doute qu’il pense que nous sommes capables de guider ces pauvres gens vers la vérité et le bonheur. »

Denis ne me semblait pas moins cynique que Raffrar en cet instant. Toutefois, force est de constater qu’il n’avait pas tort. Si jouer sur la peur et les malheurs pouvait ouvrir la voie à la libération des hommes et à la réconciliation des races alors peut-être, sans doute, s’agissait-il là d’un mal pour un bien. Nous commençâmes donc le plus discrètement possible à insuffler l’idée que croire nos dires et suivre nos pas guiderait ceux qui le désireraient vers la prospérité et l’abondance. Naturellement notre discours marcha fort bien sur les gens les plus pauvres d’ici et déjà je commence à voir les effets de nos prêches. Il m’arrive ainsi d’entendre ici et là, lorsque je me promène, les gens chuchoter à leurs oreilles des rumeurs plus ou moins fantaisistes sur nos capacités à les sortir de la pauvreté dans laquelle eux et leur peuple sont enferrés depuis des millénaires.

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