Chapitre 1

25 minutes de lecture

Je me réveillai dans un endroit humide, le corps fourbu et une odeur de fumée dans la bouche. En dessous de moi, je sentis la fraîcheur de la pierre et j'ouvris précipitamment les paupières. Mes yeux s'habituèrent à la pénombre et je pus voir un feu de camp éteint à quelques centimètres de moi. J'étais encore dans cette grotte... Depuis quelque temps maintenant, je me réveillais régulièrement dans une grotte se trouvant dans la mine désaffectée au fond de la Forêt Sombre. Comment j'y arrivais ? Mystère total. Je m'endormais dans ma chambre à l'orphelinat et me réveillais ici.

En me levant, je trébuchai sur un gros caillou et me penchai pour l'observer. A ma grande surprise, la pierre avait des reflets dorés et, sans perdre plus de temps, je l'enfournais dans ma sacoche et attrapais ma fronde et mon bâton. C'était dans ces moments que j'aimais les habitudes qu'on pouvait développer. Comme je ne sortais jamais sans ma sacoche, ma fronde et mon bâton, mon inconscient les prenaient avant de sortir. Ainsi, j'avais toujours de quoi me protéger en cas d'attaque ou de quoi chasser si je croisais du gibier.

Plié en deux, je sortis enfin des couloirs sinueux de la grotte et respirai l'odeur marine qui me parvint dans la brise : la marée montait. Une irrépressible envie de voir ce phénomène me prit. La falaise n'était qu'à environ deux heures de marche et j'étais fasciné par le déchaînement de la mer sur la roche. Pourtant, alors que j'allais m'élancer, je fus stoppé par la vision de Mlle Sweety et son regard plein de reproches.

Du haut de son mètre cinquante, la directrice de l'orphelinat avait le chic pour me faire des réflexions -méritées ou non- et me chopper si je sortais de l'enceinte de l'établissement sans autorisation. J'avais beau la dépasser d'une dizaine de centimètres à présent, cela ne m'empêchait pas d'être terrifié comme un gosse de quatre ans pris en flagrant délit ! Mais bon... A côté de cela, elle avait le cœur plein de bonté et elle aura ma gratitude éternelle pour avoir accepté de me garder comme pensionnaire malgré mes seize ans bien tassés. Or, le règlement était très clair : les enfants avaient jusqu'à leurs quinze ans pour être adoptés ou pris comme apprentis. Passé cet âge, ils étaient gentiment mis à la porte car considérés comme des parasites. Pour autant, Mlle Sweety était passée outre le règlement, arguant que malgré mes capacités, personne ne voulait prendre sous son aile quelqu'un considéré comme maudit car différent.

Poussant un soupir, je passai ma main dans mes cheveux plus blancs que blonds et prit le chemin du retour. Je ferai juste un petit crochet sur les pièges que j'avais posé afin d'avoir une excuse valable à fournir à Mlle Sweety quand elle m'attrapera !

***

C'était le dernier collet à vérifier. La récolte n'était pas mauvaise : deux lapins et un jeune renard... L'hiver avait été rude cette année et les cultures n'étaient pas encore bonnes à ramasser. La chasse n'était vraiment pas mon activité favorite mais elle permettait aux enfants de l'orphelinat d'avoir un supplément dans leurs assiettes. C'était la première fois que j'attrapais un renard par contre et, j'osai espérer que ce fut la dernière... La pauvre bête était grièvement blessée par le collet et ce fut avec le cœur lourd que j'avais dû abréger ses souffrances de mes propres mains. J'espérais de toute mon âme que son sacrifice ne fut pas vain et que Mlle Sweety sache ce qu'il convenait de faire de cette prise.

Ce fut donc avec ce précieux chargement que je repris le chemin menant au jardin derrière l'orphelinat, croisant les doigts pour ne rencontrer personne. Malheureusement, comme c'était très souvent le cas, le destin en décida autrement. Au dernier croisement menant à la ville, je tombais nez à nez avec la personne que je voulais le moins voir au monde. Avec sa grande taille, son corps bien musclé, ses yeux bleus et ses cheveux blonds mi-longs légèrement ondulés, Vlad était la représentation de l'idéal professionnel et féminin. Évidemment, sa noblesse et ses habits de soie l'aidaient à attirer l'attention. Et à mon grand malheur et sans que je ne sache pourquoi, ce type avait décidé que je serai son mannequin d'entraînement...

— Tiens, mais qui voilà ! Alors, l'Erreur, quelqu'un n'a toujours pas voulu mettre fin à ta misérable existence, fit-il le regard mauvais.

Sachant que lui répondre ne m'avancerait à rien, je continuais mon chemin en accélérant le pas. Mais le destin devait vraiment avoir une dent contre moi aujourd'hui puisque, à peine l'eu-je dépassé, il m'attrapa par le bras et me fit tourner vers lui.

— Où tu crois aller comme ça ? Tes parents ne t'ont pas appris que c'était malpoli de ne pas répondre lorsqu'une personne t'adresse la parole ? Oh, mais j'oubliais : tes propres parents n'ont pas voulu de toi et ont préféré t'abandonner !

Je sentis la colère monter inexorablement en moi et je me dégageai de sa poigne. Malgré mon intention première de ne pas répliquer, je ne pus m'empêcher d'être sarcastique.

— Je préfère ça... Imaginez s'ils avaient cédé à tous mes caprices et qu'à cause de ça, je sois devenu une personne exécrable n'ayant aucun respect pour personne !

La pique fit mouche et je vis son visage se tordre sous la colère alors qu'il fermait le poing, sûrement pour me frapper.

— Vlad ! Enfin je te trouve ! Je t'ai cherché partout...

Ma sauveuse sortit du bosquet à notre droite et ce fut avec soulagement que j'observai une version féminine de Vlad. Nastasia était belle mais également très intelligente et empathique. Tout le contraire de son frère qui ne pouvait compter que sur sa beauté...

— Toïren ? Mais que fais-tu ici ?

— Je l'ai intercepté alors qu'il s'enfuyait de notre forêt, lui expliqua Vlad. Alors, quels larcins as-tu commis, l'Erreur ?

Je vis Nastasia foudroyer son frère à ces propos et ce fut donc avec un grand sourire que je répliquai :

— Et bien, si chasser pour nourrir les orphelins est un larcin, alors je ne suis pas le seul criminel dans le village !

—Sauf que personne ne t'a donné d'autorisation, s'exclama-t-il en étant sûr de me piéger.

—Dura lex, sed lex ! La loi stipule que lorsque la nourriture vient à manquer -ce qui est le cas après le rude hiver que nous avons eu- chaque habitant vivant sur le territoire du Seigneur Tsepef est autorisé à chasser sur ses terres. Vous avez beau être son fils, vous devez vous aussi vous pliez à ces règles.

Le visage de Vlad devint cramoisi et je crus qu'il allait me passer à tabac. Heureusement pour moi, Nastasia vint à mon secours à nouveau.

— Il suffit, Vlad ! Père te cherche pour t'expliquer la cérémonie de demain. Il a juré de te déshériter si tu n'étais pas là dans l'heure !

— Mais...

— Tu détestes ce garçon, tout le monde est au courant, le coupa Nastasia. Mais tu as d'autres impératifs et t'acharner sur ce pauvre gamin te fait perdre un temps précieux. Alors, en route à présent !

Et sans laisser le temps à son frère de protester, Nastasia le prit par le bras et se mit à le traîner. Évidemment, Vlad ne partit pas simplement et me lança un "Ne te crois pas sorti d'affaires" avant de traverser le bosquet par lequel sa sœur était arrivée. Un soupir m'échappa lorsque je me retrouvai seul. Avec toutes ces bêtises, j'avais pris du retard et allais certainement être privé du petit-déjeuner.

Ce fut donc en traînant des pieds que j'arrivai aux murs donnant sur le jardin de l'orphelinat. L'envie de faire demi-tour plutôt que de faire face aux reproches me vint à l'esprit. Mais ma conscience me souffla que retarder l'échéance ne servirait qu'à m'angoisser encore plus. Je pris donc mon courage à deux mains et passai par-dessus le mur avec une aisance acquise avec l'expérience. Perché sur le haut du mur, je pris le temps d'observer les alentours et, voyant qu'il n'y avait pas âme qui vive, je sautai dans le jardin et couru dans l'espoir de ne pas être vu. Je tournai à l'angle du bâtiment et me stoppai aussitôt. Tranquillement assise sur le banc de pierre accolé à l'orphelinat, Mlle Sweety m'attendait en tricotant un pull pour l'un des pensionnaires. Mes épaules s'affaissèrent et, résigné, j'allai m'asseoir à ses côtés.

— Bonjour, Toïren. Tu t'es levé très tôt aujourd'hui. Bien avant moi et Tirsha sait à quel point je suis debout aux aurores ! J'espère au moins que tu ne ruines pas ta santé en allant chasser alors que tu n'attrapes jamais rien, débuta-t-elle sur le ton de la conversation.

Je ne dis rien et à la place, je sortis de ma sacoche les deux lapins et le renard. Elle posa son tricot sur ses genoux, observa mes proies et posa une main tendre sur mon bras.

— Quelles belles prises ! Je suis sûre que les enfants seront heureux de cette gâterie. Mais confie donc ton butin à Gervaise, elle saura s'en occuper.

— J'ai aussi trouvé ça, dis-je en sortant la pierre trouvée à mon réveil.

Elle me la prit et l'observa sous toutes les coutures puis, après quelques instants, elle la posa sur ses genoux.

— Tu n'as pas trouvé cette pierre dans la forêt, n'est-ce pas ?

Je décidai de ne rien répondre, sachant qu'elle savait toujours lorsque je mentais. Elle poussa un soupir devant mon mutisme et je vis son regard se porter au loin.

— Je suis si fière de toi. Tu es un si bon garçon malgré les obstacles que le destin a mis sur ta route. Alors pourquoi trouves-tu toujours le moyen de le défier ? Tu sais que cet endroit est dangereux en plus d'être interdit...

— Je suis désolé, dis-je honteux.

— Ne sois pas désolé. Cette pierre - si c'est ce que je pense- sera d'une grande aide à notre établissement. Mais, je t'en prie, efforce-toi de ne pas t'attirer d'ennuis. Tu sais, bientôt je ne pourrais plus couvrir tes erreurs.

Surpris, je relevai la tête que j'avais inconsciemment baissée et la regardai bouche bée. Que voulait-elle dire ? Avait-elle attrapé une maladie incurable qui faucherait cette si gentille directrice ? Je ne voulais pas envisager cela ! Que serait l'orphelinat sans elle ? Et moi, que deviendrais-je ?

— Ne fais donc pas cette tête, je ne vais pas mourir, le rassura-t-elle. Mais j'estime qu'il faut que tu saches ce qui se prépare au lieu de te mettre devant le fait accompli.

L'angoisse reprit le pas sur le soulagement que j'avais éprouvé en sachant que sa vie n'était pas en danger. Appuyant mes coudes sur mes genoux, je fixai donc mon attention sur Mlle Sweety. Je la vis triturer le pull en laine qu'elle avait sur les genoux -tic démontrant sa nervosité- comme si ce simple geste avait la capacité de l'apaiser.

— Les grandes instances qui gèrent l'orphelinat ont eu vent de ton cas... Elles ont donc décidé d'envoyer un inspecteur afin de savoir si les rumeurs étaient fondées. Je serai donc démise de mes fonctions et toi, tu seras gentiment mis à la porte.

— Quoi ?! Mais ils n'ont pas le droit, m'exclamai-je en me levant. Ils ne peuvent pas vous renvoyer ! Certains enfants ne communiquent qu'avec vous et seraient même capables de se laisser mourir de faim !

— Oh, je ne serai pas renvoyé, mon petit. Je n'aurai juste plus mon mot à dire lorsqu'un enfant sera laissé de côté, malgré ses capacités, car ses yeux et ses cheveux diffèrent de la norme.

Instantanément, ma main se porta à mes cheveux si blonds pour ensuite frotter mes yeux. Malgré les encouragements de ma voisine de gauche, j'étais persuadé que les dieux -s'ils existaient- devaient bien s'être amusés lors de ma conception. "Et si on lui faisait les cheveux blancs, ce serait drôle ? Oh, et mettons lui un œil bleu et l'autre rouge ! Ça pourra être amusant de le regarder se faire bizuter !" Depuis le temps, je m'étais habitué aux différentes brimades mais je ne les admettais pas pour autant. Juger une personne sur son physique et non sur ses réelles capacités était d'une bêtise incroyable ! Alors que Mlle Sweety soit mise en défaut par les autres habitants pour avoir cru en moi m'était insupportable. Ce fut donc naturellement et promptement que je pris ma décision.

— Ne vous en faîtes pas, Mlle Sweety, je dépose mon butin chez Gervaise et je prépare mon départ.

— Toïren, souffla-t-elle.

— Il est hors de question que vous soyez sanctionné pour me protéger, m'exclamai-je en me levant. De toute façon, mon départ est imminent et cela ne servirait à rien de repousser l'échéance car c'est immuable. Il vaut donc mieux que je parte dès à présent.

Mon regard dû la convaincre car elle n'insista pas plus même si son regard se voila de tristesse. Cela ne lui plaisait assurément pas mais il valait mieux qu'elle conserve sa place afin d'aider d'autres enfants. Je remis donc mes proies dans ma besace et j'allai partir lorsque de bruits de pas ainsi qu'une voix d'homme et de femme se firent entendre au coin du bâtiment.

— Vous n'avez pas le droit de pénétrer plus avant dans l'orphelinat ! Le seul endroit qui vous est accessible est le salon des rencontres, messire. Je vous demanderai donc de vous arrêter et de me suivre !

— Et je vous répète que ce ne sont pas des bambins de six ans qui nous intéressent mon maître et moi. Je préfère donc vérifier par moi-même que vous n'ayez pas d'autres orphelins qui pourraient convenir à la tâche que nous lui réservons.

Un homme de taille moyenne à la peau halée apparut à l'angle, vêtu d'habits colorés, typique des insulaires, faisant habilement ressortir ses cheveux noirs. Deux billes noires semblaient scruter les moindres recoins du jardin et étaient à demi caché par une tresse d'une partie de ses cheveux qui ceignait son front. A sa suite, une jeune femme brune à la coupe au carré et vêtue du tablier de l'orphelinat tentait d'arrêter l'homme dans sa course. Je reconnus rapidement Lisbeth, la directrice adjointe, et fus surpris de voir que son invité ne semblait pas du tout vouloir lui obéir. C'était elle qui s'occupait des adoptions et elle arrivait toujours à mater les plus récalcitrants en allant jusqu'à les menacer de les rayer de la liste des adoptants. Alors de la voir peiner ainsi me fit tout drôle.

L'homme s'arrêta finalement à notre hauteur et nous salua en s'inclinant légèrement, deux doigts posés sur ses lèvres.

— Bien le bonjour à vous ! Je sais que le royaume d'Osmerii a une manière très à lui de s'occuper de ses orphelins, mais je me suis permis d'entrer car mon maître souhaite un apprenti avec des critères très particuliers. J'espère ne pas vous avoir offensé par mon attitude, dit-il charmeur.

— Vous vous fichez totalement d'être entré sans permission, lui répondit Mlle Sweety d'une voix mielleuse. Mais puisque vous êtes ici à présent, peut-être pourriez-vous nous lister ces critères si différents de ceux des autres adoptant. Lisbeth ? Tu peux disposer, je m'occupe de monsieur. Toïren, chéri, va déposer ton butin en cuisine et vois si Gervaise à besoin d'aide, veux-tu ?

Elle s'était tourné vers moi et son ton m'informa que ce n'était pas vraiment une question. Je hochai donc la tête et me dépêchais de partir mais, en passant près de l'homme, il me prit par le bras pour m'arrêter alors que je venais de le saluer. Il me dévisagea de la tête au pied sans discrétion avant qu'un sourire rusé n'apparaisse sur ses lèvres. Puis, sans me relâcher, il planta son regard dans celui de la directrice avec une assurance impressionnante.

— Je crois que cette conversation devrait l'intéresser. Après tout, il s'agit d'un de vos pensionnaires si je ne me trompe. Il est donc le premier concerné par ma proposition.

— Nous ne parlons jamais des termes d'une adoption devant un enfant, répliqua Mlle Sweety avec aplomb. De plus, nous avons pour habitude de présenter les enfants des plus petits au plus grands. Je vous demanderai donc de respecter les règles établies dans ce royaume.

L'homme balaya sa réponse du revers de la main. Cela ne semblait guère l'intéresser de se plier aux lois, surtout si elles n'étaient pas établies par son maître.

— Ce n'est pas le premier établissement que je visite à Osmerii, madame...

— Mademoiselle Sweety, corrigea-t-elle.

— Très bien, Mademoiselle. Sachez que j'ai parfaitement compris le fonctionnement de vos établissements. Vous privilégiez les plus jeunes pour qu'ils restent le moins longtemps en votre compagnie mais cela provoque un déséquilibre car les plus âgés ont beaucoup moins d'opportunités. Enfin bon, je ne suis pas ici pour changer votre organisation, temporisa-t-il en voyant Mlle Sweety prête à rétorquer.

Ainsi pris entre deux feux, je ne me sentis pas vraiment à l'aise. Je n'avais jamais aimé être le centre de l'attention malgré mon physique atypique et j'espérais que la directrice resterait sur ses positions face à cet homme. Mais à mon grand dam, elle finit par accepter d'un mouvement de tête et me fit signe de venir s'installer. Je ne voulais pas participer à cette conversation et lui signifiais en m'appuyant sur le mur à équidistance d'eux deux. Du coin de l'œil, je vis l'homme esquisser un sourire face à mon comportement.

— Je crois que nous ne sommes pas partis sur de bonnes bases, reprit Mlle Sweety. Je vous souhaite la bienvenue à l'orphelinat Numaï. Je suis la directrice, Mlle Sweety, et voici notre doyen en tant que pensionnaire, Toïren.

— C'est un plaisir de vous rencontrer. Je me prénomme Ahidan. Mon maître, et seigneur de Tonymôr, Aneirin le doux, souhaite un apprenti pour son chambrier afin de le soulager dans ces fonctions mais également en vue de le former pour assurer une continuité s'il venait à nous quitter. Cependant, notre chambrier est... comment dire... contre l'idée d'avoir un bambin collé dans ses pattes, dit-il gêné. Mon maître est donc à la recherche d'un jeune adulte capable de montrer du respect pour ce vieil homme bourru et têtu tout en possédant une soif de connaissance et une envie de faire ses preuves.

— Je comprends mieux pourquoi vous êtes passé outre les directives de mon adjointe, marmonna Mlle Sweety.

— Je me suis mal comporté avec elle, je l'avoue ! Pour ma défense, après les nombreux orphelinats que j'ai eus l'occasion de visiter en votre royaume, je savais pertinemment que vous me présenteriez des enfants âgés de huit ans au maximum. Or ce n'est pas ce que je recherche. Je comprends parfaitement votre façon de faire, continua-t-il en voyant la directrice ouvrir la bouche, et ne peut vous blâmer. Il est de notoriété publique que les enfants de moins de huit ans sont ceux qui sont le plus difficilement placés. Mais j'avoue m'être lassé de donner un infime espoir à des enfants qui ne viendront pas avec moi de toute façon.

Un silence prit place après sa déclaration et du coin de l'œil, je vis que Mlle Sweety était en pleine réflexion. Je ne comprenais toujours pas pourquoi j'étais encore présent mais une chose était sûre, j'avais hâte de partir. Je devais encore préparer mes affaires pour partir loin d'ici. La meilleure chose serait peut-être de finir ermite ainsi je ne mettrai plus personne en danger par ma simple présence.

— C'est fort gentil de votre part mais n'est-ce pas ce que vous infligez à Toïren ? Car après tout, vous lui donnez de faux espoirs puisque vous n'êtes pas sûr qu'il corresponde à tous les critères ! Ne croyez-vous pas qu'il ne souffre déjà assez avec sa différence ?

Je la fixai, surpris. Avais-je bien compris ? Cet homme envisageait donc que je puisse être l'apprenti d'un chambrier ? Mais Tonymôr n'était pas tout proche ! Cela voudrait dire que je devrai quitter cette ville, l'orphelinat et ses résidents ainsi que la faune et la flore de cette contrée ! Étais-je prêt à cela ? Je n'en étais pas sûr. Mais j'avais plus à gagner qu'à perdre dans cette histoire.

— Sa différence, demanda Ahidan étonné. Mon maître n'a cure des apparences tant que les résultats sont là. Aaron, notre chambrier, est un nain de la région de Beferzen borné et peu aimable. Pour autant, ça ne l'empêche pas de faire son travail. Dis-moi, Toïren, quelle fonction as-tu exercé jusqu'à maintenant ?

Je fus surpris qu'il daignât enfin m'adresser la parole alors qu'ils m'ignoraient quelques secondes avant. Je le fixait donc droit dans les yeux et finit par lui répondre amèrement :

— Les différences sont beaucoup moins bien tolérées que par chez vous, messire. Ici, ma simple présence est synonyme de malheur. Vous comprendrez donc que pas une personne n'a souhaité me prendre comme apprenti au risque de voir sa boutique faire faillite.

— Pas de messire avec moi ! Appelle-moi Ahidan. Enfin bref, tu n'as donc aucune expérience malgré ton âge ? Quel âge as-tu d'ailleurs ?

— Je crois bien vous l'avoir dit, Ahidan, dis-je en appuyant sur son prénom. Les différences nous excluent dans ce royaume. Mes expériences sont celles d'une personne apprenant à survivre seul malgré ses 16 ans. Chasse, pêche, coupe du bois, fabrication d'un abri et plein d'autres choses du même genre !

— Je vois, soupira-t-il. Nous laisseras-tu te donner une chance ? C'est une occasion en or qui ne se représentera pas une deuxième fois.

Il disait vrai, je le savais. Pourtant, au fond de moi, la crainte de me retrouver à la rue dans un royaume inconnu car je ne convenais finalement pas me bloquait. Après tout, il choisissait à la place d'un autre et rien ne m'assurait qu'il m'accepterait avec mes différences. J'hésitais encore lorsque des bruits d'armures nous parvinrent. Je me crispai aussitôt, craignant qu'une personne m'ait vu quitter la mine désaffectée. Le regard de Mlle Sweety était également tendu mais me transmettait également sa volonté de me protéger. Un groupe de cinq soldats arriva finalement et le capitaine alla droit au but.

— Mademoiselle. Je vous demanderai de bien vouloir nous remettre ce jeune homme afin qu'il réponde de ses actes.

D'instinct, je serrai les poings. Ils faisaient partie de la garde du Seigneur Tsepef ce qui ne pouvait signifier qu'une seule chose : Vlad avait encore frappé... J'allais pour répliquer lorsque je vis Ahidan s'avancer et se poster devant moi tel un bouclier.

— Puis-je savoir ce que vous reprochez à ce garçon ?

— Aux dernières nouvelles, ça ne vous concerne pas, aboya le capitaine. Remettez-nous ce jeune homme immédiatement !

— Je ne crois pas, non. En tant que futur tuteur, vous êtes dans l'obligation de me dire ce qui lui est reproché. A moins que vos accusations ne soient fausses ?

— Ah ! Vous voudriez me faire croire que vous allez prendre sous votre aile l'enfant maudit, ricana-t-il.

— Surveillez vos paroles, claqua-t-il d'une voix froide. Je ne permettrai pas qu'un homme de votre rang insulte un apprenti du roi Aneirin. Mlle Sweety, pourrions-nous aller dans votre bureau afin d'en finir avec les formalités ? Ainsi je pourrai accompagner ces messieurs avec Toïren avant que nous n’entreprenions le retour à Tonymôr.

La directrice hocha la tête pour signifier son assentiment puis invita Ahidan à la suivre alors que j'allais récupérer mes affaires dans ma chambre. Au final, je n'avais pas vraiment le choix : j'allais devenir l'élève du chambrier du Roi Aneirin. Une fois seul dans mon ancienne chambre, la vérité m'explosa en pleine tête. Je m'en allais enfin mais je n'avais rien à prendre car tout ce que je possédais appartenait à l'orphelinat. Tout compte fait, tout ne leur appartenait pas. J'allai donc m'accroupir au pied de mon lit d'où j'en sortis une petite boîte en bois toute abîmée et usée dans laquelle s'entassaient petits bijoux et sculptures faits main ainsi que diverses trouvailles offertes par les pensionnaires de l'orphelinat. Je la serrai contre moi avant de la mettre dans ma sacoche que j'avais vidée chez Gervaise auparavant. Puis, sans un regard en arrière, je sortis afin d'attendre Ahidan devant l'orphelinat.

***

L'heure des adieux ne fut pas de tout repos. Les enfants pleuraient et geignaient de me voir partir tandis que Mlle Sweety, Gervaise et Lisbeth tentaient de retenir leurs larmes. L'un des bambins avait même sous-entendu qu'il serait très simple de me ligoter et de me séquestrer pour me garder à leurs côtés. C'était... mignon ? En tout cas, cela avait beaucoup fait rire Ahidan mais énormément râler le capitaine qui devait nous conduire. Ce dernier nous avait finalement, et avec beaucoup d'insistance de la part d'Ahidan, expliqué la raison de cette convocation. J'avais, apparemment, offensé le prince Vlad... Le reste du trajet s'était fait dans un silence inconfortable.

A présent, le château du Seigneur Tsepef s'étendait devant mes yeux, majestueux mais austère avec ses immenses tours grises perçant le ciel. Nous venions juste de passer les murailles que je trouvais déjà effrayantes avec leurs horribles gargouilles et, malheureusement pour moi, les réjouissances n'étaient pas finies... La seule touche de couleur sur le château était les tuiles qui, d'après moi, étaient d'une couleur semblable au sang. Même les jardins que nous étions en train de traverser semblaient vouloir dépérir. Aucune fleur, aucune couleur, rien que des parterres laissés au bon vouloir de Mère Nature... Je jetais un œil à mon nouveau tuteur et fus surpris de voir une sorte de tristesse. Voir l'état dans lequel se trouvait le domaine semblait le bouleverser pour une quelconque raison. Je m'abstins de poser des questions malgré ma profonde curiosité.

Nous arrivâmes enfin devant de grandes portes en chêne devant lesquelles se tenait un petit homme rondouillard et très dégarni. Au vu des vêtements qu'il portait, je supposai qu'il s'agit d'un serviteur. La tenue était rouge sang et marron aux armoiries de la famille Tsepef et je ne pus m'empêcher de frissonner. Pourquoi avaient-ils décidé que leur emblème serait un homme empalé par de multiples armes ? À croire que tout était fait dans l'optique d'effrayer leurs visiteurs ! En nous voyant remonter l'allée, l'homme sembla surpris et s'avança en toute hâte pour nous rejoindre.

— Messire Ahidan ? Nous n'étions pas au fait de votre venue ! Je vais dès à présent vous faire préparer une chambre et faire prévenir Sa Majesté.

— Ne vous en faîtes point, Victor, nous ne restons pas. Si je suis ici, c'est car vos soldats requéraient la présence du nouvel apprenti du chambrier de mon Sire. Dès que tout ceci sera réglé, nous prendrons mon fiacre afin de rejoindre la ville portuaire de Iernut afin de rentrer sur nos terres.

Le fameux Victor me jeta un coup d'œil qui devint instantanément un regard de dégoût. J'avais beau être habitué à ce genre de comportements, ils continuaient de me blesser. En revanche, je vis clairement le regard désapprobateur d'Ahidan. J'allais devoir lui expliquer que cela ne servirait à rien de reprendre chaque personne agissant ainsi au risque que cela se retourne contre moi.

— Puis-je savoir pour quel motif ce jeune homme est convoqué, demanda-t-il en pinçant les lèvres.

— D'après vos soldats, il aurait insulté le prince mais cela me paraît fort peu probable. Toïren est très intelligent et n'aurait pas agi de cette manière alors qu'il pourrait finir en prison ou pire encore !

L'homme esquissa un sourire crispé et ne contredit pas Ahidan. A la place, il nous invita à le suivre dans le château. L'intérieur était... surprenant. Surprenant dans sa simplicité car hormis quelques statues et tableaux, les couloirs étaient meublés de commodes, de tables, de chaises ainsi que quelques tapis. Rien d'extravagant en somme pour un roi. Des voix éloignées se firent entendre et je vis Victor se tendre alors que je reconnaissais l'une des voix.

— Comment peux-tu lui pardonner ?! C'est un monstre égoïste, cria Vlad.

— Et pendant combien de temps comptes-tu lui en vouloir ? Tu t'aigris au fil du temps au lieu de profiter de l'instant présent, le gronda Nastasia. Personnellement, je préfère profiter de cette seconde chance qui m'est donné et apprendre du passé afin de ne pas refaire les mêmes erreurs.

— C'est ridicule !

— C'est toi qui l'es ! Il ne se souvient d'absolument rien ! Si au moins il savait ce que tu lui reproches, il essayerait peut-être de faire amende honorable...

Je n'en entendis pas plus puisque Victor nous fit entrer dans une pièce, toujours escorté par les gardes. La couleur orange prédominait dans cette salle et, en son centre, trônait un bureau derrière lequel se tenait un homme brun à la chevelure bouclée. Sa joue gauche portait une longue cicatrice apparaissant dans sa barbe de trois jours. Ses yeux noirs se posèrent sur notre petit groupe et une grimace vint tordre ses traits.

— Sire Ahidan. Quel déplaisir que de vous voir parmi nous.

— Ah Dmitri ! Ta charmante présence m'avait manqué, répliqua mon tuteur avec malice. Toïren, je te présente le bailli du Seigneur Tsepef, Dmitri Tchenko.

J'inclinais légèrement la tête et me forçais à détourner le regard de sa cicatrice qui m'effrayait. Le bailli congédia Victor et les gardes et, l'air de rien, Ahidan vint se placer tel un bouclier devant moi en exécutant le même salut qu'il avait fait à Mlle Sweety. Je le remerciais intérieurement car je ne supportais guère d'être le centre de l'attention. D'un geste de la main, l'homme nous fit signe de nous asseoir sur des fauteuils de velours rouges près de l'âtre tandis qu'il faisait de même.

— Puis-je enfin connaître la raison de votre venue en mon bureau ? Aux dernières nouvelles, nous n'étions pas censés avoir une entrevue.

— Crois-moi ou non mais ce n'était point dans mes intentions de venir te déranger dans ton travail, répliqua Ahidan. En réalité, si je suis ici, c'est la faute de vos gardes qui souhaitaient arrêter mon protégé ici-présent pour insultes envers le prince.

Le bailli sembla surpris un instant avant de se ressaisir et de pousser un long soupir las. Apparemment, il était au courant de cette affaire même s'il n'avait pas l'air enchanté.

— Le prince Vlad a donc ignoré mes conseils... Je vous assure que j'ai tenté de le convaincre de passer à autre chose lorsqu'il est venu me demander justice pour affront. D'après lui, un jeune orphelin de Numaï aurait tenu des propos offensants envers le Roi et lui-même. Connaissant la directrice de cet établissement, je n'y ai guère cru, nous informa-t-il en me demandant des réponses du regard.

Je demandai une muette autorisation à Ahidan qui me sourit pour m'encourager. Il n'avait aucun doute sur mon innocence, lui ! Je pris une grande inspiration pour me donner du courage et entamai mon récit.

— Ça c'est passé ce matin. Je m'étais levé tôt pour aller chasser afin de pouvoir donner un petit plus aux autres pensionnaires et c'est en rentrant que j'ai croisé le prince. Comme à son habitude, il a commencé à m'invectiver mais j'ai décidé depuis quelques jours que je l'ignorerai. Il n'a pas vraiment apprécié et c'est là que ça a dégénéré si l'on peut dire, fis-je en grimaçant. Il a affirmé que je n'avais aucune éducation et aucun respect parce que j'étais un orphelin. Mais c'est faux, Mlle Sweety s'est assignée comme mission de nous donner à tous une éducation correcte au cas où nous devrions travailler pour un marchand ! Ces propos m'ont donc passablement énervé c'est pourquoi j'ai répliqué que je préférerais n'avoir aucun parent car ils m'auraient peut-être tout laissé passer, ce qui expliquerait un manque de respect. La princesse Nastasia est ensuite arrivée et la conversation a tourné court.

Les deux hommes m'avaient écouté avec attention et, à la fin de mon témoignage, Ahidan partit d'un grand rire ce qui lui valut un regard noir de Dmitri.

— Allons, Dmitri ! Tu ne vas pas me faire croire que tout cela ne t'amuse pas ! J'ai toujours dit, et tu ne m'as jamais contredit, que ton prince était une teigne. Je crois que nous sommes d'accord pour dire que Toïren n'a rien fait de mal, au contraire du prince qui, si j'ai bien compris, prend plaisir à harceler son peuple.

— Qu'importe ce que je pense. Ton protégé à tout de même sous-entendu que Sa Majesté n'a pas fourni une éducation appropriée à ses enfants au vu de l'agissement du prince. Je ne peux malheureusement pas l'ignorer...

— Bien sûr que tu le peux, rétorqua Ahidan avec un sourire machiavélique. Après tout, ce serait désastreux que des rumeurs circulent sur la tendance qu'a le prince héritier à brimer les petites gens...

Une moue dédaigneuse s'afficha sur les traits du bailli tandis que ses poings se serraient de colère. De mon côté, j'étais stupéfait par l'insinuation peu subtile de mon tuteur. Était-il complètement fou ou seulement inconscient ?

—Tu n'as pas honte ? Recourir à de tels subterfuges pour arriver à tes fins, cracha Dmitri.

— Aux grands maux les grands remèdes ! Comme toi, je protège ceux qui sont sous mon aile et ce, à n'importe quel prix.

Le silence prit place suite à cette élocution, les deux hommes bataillant du regard dans l'espoir de voir céder son vis-à-vis. Au bout de quelques instants, le brun finit par pousser un soupir et se passa la main dans ses cheveux.

— Je vais classer cette affaire, dit-il lassement. Vous pouvez partir dès à présent si vous le souhaitez. Dois-je faire mander votre cheval ?

Ahidan se leva et je suivis le mouvement, inquiet quant à notre moyen de transport. Jusqu'à présent, mon seul moyen de locomotion était mes pieds alors envisagés de monter sur un cheval était effrayant.

— Aurais-tu perdu l'esprit ? Je préfère être encombré avec un fiacre que d'avoir mal au postérieur à cause d'une interminable chevauchée, rit Ahidan en se dirigeant vers la porte.

— Pauvre douillet, ricana Dmitri. Il ne supporte pas la douleur !

— Ça dépend quelle douleur, répliqua-t-il avec un sourire pervers. Je te ferai avec plaisir une démonstration lors de ma prochaine visite.

J'eus le temps d'apercevoir la mine choquée du bailli avant de me faire traîner au—dehors par Ahidan. Je voyais ses épaules tressauter à intervalle régulier tandis que nous nous dirigions vers la sortie.

— Tu as vu sa tête, finit-il par me demander. J'ai cru devoir appeler le médecin !

— Cela ne va-t-il pas vous attirer des ennuis, demandais-je hésitant. Il est tout de même le bailli du Seigneur Tsepef...

— Ne t'en fais donc pas, nos Seigneurs ont l'habitude de nos querelles et, grâce au ciel, nous laissent faire tant que cela n'impacte pas directement leur royaume. Suis-moi, mon fiacre se trouve à l'auberge. Direction la ville portuaire de Iernut !

Annotations

Vous aimez lire Ageath Pouyou ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0