Chapitre 1 2/2

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Dans les toilettes du bar du coin, je troquais ma tenue légère contre un legging, débardeur et un sweat. Enfin à l’aise. Mes joues prenaient feu à cause de mon dernier verre. Je n’aurais peut-être pas dû le descendre d’une traite. Puis je commandais une eau minérale. À 13 euros la bouteille d’eau, je pris trois millénaires à savourer celle que me servit le barman. La goutte à 1 euro qui coula sur le bord du goulot me fit presque pleurer. J’attendis que ma tête tourne moins et déguerpis avant que la clientèle ne jase sur ma tenue de bas quartiers.

Je devais traverser Paris d’Ouest en Est pour rentrer chez moi en moins d’une heure. Passant les portiques du métro le plus proche, j’enfonçais les écouteurs dans mes oreilles et allumais mon MP3. Celui de mon père. L’un des rares objets que j’ai pu récupérer. Un lecteur que la génération Z considérait comme vintage qui étonna un homme qui passait devant moi. À l’intérieur, il y avait laissé des vieux groupes de rock : de Triangle à Deep Purple en passant par Metallica. Je m’assis sur l’un des sièges individuels et penchais ma tête vers la vitre. Les pensées dans le passé.

Ce fut à 11 ans que tout eut commencé. Probablement cette fichue puberté. Sauf que la mienne m’apporta des symptômes bien plus flippants. Rétrocognition, métagnomie, appelez-la comme vous le voulez. À chaque sommeil, j’avais l’impression de vivre une deuxième vie ailleurs, dans des cités souterraines inconnues. Il m’arrivait de recevoir des visions instantanées dans des endroits historiques mais c’était encore rare. La première fois que j’avais visité le Louvres, j’avais quand même failli m’évanouir. Ma scolarité ne fut pas évidente après cela. Selon les médecins, j’avais une imagination débordante. Selon ma tante, j’étais surdouée. Selon moi, je n’avais pas la lumière à tous les étages.

[Oberas] - Je viens d’analyser les données récoltées avant de les envoyer au client. Il y a quelque chose qui pourrait t’intéresser. T’es chez toi ?

[P] - Bientôt. Genre quoi ?

[Oberas] - L’un des utilisateurs a reçu des gravures qui ressemblent au dessin que tu m’as envoyé.

Je me redressais soudain, lorgnant mon téléphone avec intensité.

[P] - Quel dessin ?

[Oberas] - Il y a 6 mois, tu m’as envoyé un croquis d’une ville que tu avais retrouvé chez tes parents et tu cherchais à découvrir à quoi elle correspondait. Je t’ai dit que ça ressemblait au mythe de l’Atlantide mais tu étais persuadée que c’était autre chose.

J’eus un frisson. Avait-il réussi à prouver l’existence des civilisations de mon sommeil ? Des heures sans fin, j’avais exploré l’ensemble du web caché pour trouver un semblant de réponses. Quand bien même certains vieux écrits et textes sacrés parlaient de villes disparues ou englouties, aucune ne ressemblait à celle que mes rêves dépeignaient avec une telle réalité.

Alors, je lui avais menti. Menti sur la provenance de ces dessins, menti sur mon enfance, menti sur ce que j’étais réellement.

[P] - Envoie.

[Oberas] - Je t’ai copié toutes les données sur notre deuxième serveur.

Je devins soudain impatiente, lorgnant à chaque arrêt, le nom de la station en espérant que la prochaine serait la mienne. Puis je gravis rapidement les marches, slalomant entre les gens pour me retrouver dans l’Est du 19e, à la frontière du 93. Chez moi.

Ma tour se trouvait une rue plus loin. En réalité, ça ne ressemblait pas à ces grands HLM de banlieue mais plutôt à un vieil immeuble de 7 étages réhabilité en différents studios pour des parisiens sans le sou. Le terme « tour » nous rappelait l’insalubrité du bâtiment ou alors notre seule défense face à l’insécurité de certaines rues. Allez savoir. Depuis le terme était resté.

La montée rapide des 6 étages fit remonter le deuxième verre d’alcool. Ne vomis pas, Perlie, t’es peut-être à deux doigts de la vérité. Passant la porte d’entrée que je verrouillais par habitude, je me ruai vers le fond de mon studio, à gauche de ma kitchenette, m’assis à mon bureau dominé par mes deux écrans et allumai mon ordinateur.

Pour plus de sécurité, j’ouvris les fichiers de données du serveur sur ma machine virtuelle, intraçable, et me lançai dans une analyse consciencieuse des chiffres qui me faisaient face. La plupart provenaient de logins de réseaux sociaux et de boîtes de messagerie. Incroyable le nombre de nudes et autres photos coquines encore envoyées de nos jours ! Mais le téléphone Android SM-A70FGH/DS attira particulièrement mon attention.

[Oberas] - Observe bien les conversations Whatsapp.

Évidemment, il savait que j’étais dessus. Probablement grâce aux logs de connexion au serveur. Je me plongeais dans ceux du téléphone concerné et j’extrayais les conversations de l’application :

M. - Nous en avons trouvé une autre.

J - A-t-elle été préparée ?

M. - Elle est prête. Jugez par vous-même.

En dessous du message se trouvait un lien vers une vidéo.

J - Parfait. Apporte-la samedi, le dernier essai clinique n’a pas fonctionné. L’ADN de celle-ci nous apportera peut-être le génome manquant.

Le lien redirigeait vers un site internet .onion. L’utilisateur ayant entré son login pour la regarder, je pus ajouter à nouveau les identifiants demandés. Mais ils se révélaient erronés.

[P] - Obe ?

[Oberas] - Je sais. Je t’ai évidemment fait une copie d’un bout de la vidéo.

Toujours sur ma machine virtuelle, j’ouvris son lien après avoir passé les trois mots de passe de sécurité qu’on avait mis en place entre nous.

J’y découvris une femme aux cheveux platine en train d’être torturée sur une sorte de lit médical. Le doré de ses yeux autant entrouverts qu’effrayés semblait luire à chacune des blessures. Ce qui m’interpella le plus était qu’à chacune des entailles infligées, elle éjectait une sorte de filament jaune de ses doigts qui entourait chacun de ses membres. Et les lésions que l’homme masqué lui octroyait disparaissaient. Elle semblait supplier dans une langue inconnue. Ses cris me déchirèrent le cœur.

La lumière rouge, l’ambiance glauque, tout semblait convenir à une Red Room. Ces sites de webcam cachés qui proposaient à leurs clients toutes sortes de vices à partir du moment où ils payaient : trafic d’êtres humains, tortures, pédophilie, satanisme, assassinats. Côté gore, j’avais eu ma dose. Mais je n’avais jamais rien vu d’aussi… extraordinaire. Les extraterrestres existeraient-ils vraiment ?

[P] - C’est quoi ce bordel ? Depuis quand les Red room se la jouent Harry Potter ?

[Oberas] - Je me le demande aussi. Le lien de la vidéo redirige vers une webcam en direct. Ça ne peut pas être des effets spéciaux affichés par-dessus. Je ne sais pas ce qu’elle éjecte mais ça semble vrai.

[P] - Est-ce qu’il y a une indication commerciale ? Un argument de vente ?

[Oberas] - Même pas. Le site ne propose pas de moyens de paiements. Il ne doit pas être répertorié ou alors visible uniquement à une partie des utilisateurs.

[P] - T’en as tiré quoi du mot de passe et de l’identifiant ?

[Oberas] - Rien. Ce sont des codes générés aléatoirement qui s’autodétruisent en quelques heures. Une chance que j’ai analysé les data en temps réel.

[P] - Il se passe quoi ensuite sur la vidéo ?

[Oberas] - Rien de ce que tu as déjà vu. Ils continuent de la torturer et lui font des prises de sang toutes les trente minutes. Après les codes d’accès ont été révoqués. Cette conversation était la première chose bizarre de cet utilisateur. Il y en a une autre, observe mieux.

Que pouvait-il y avoir de plus dingue qu’une torture en live d’un humain avec des pouvoirs magiques ? Je soupirais de soulagement. Encore heureuse de ne pas être tombée sur des Snuff movies ou des décapitations en ligne. Les Red rooms en regorgeaient. Ah oui ! Le dessin ! Ce tableau d’horreurs avait réussi à me faire dévier de l’intérêt le plus important de ma vie un bref instant.

Les dates des messages me firent de l’œil. Ils furent envoyés au moment même où j’étais de la partie. Si je me souvenais bien, à la même heure que… Le dragueur friqué ! Il en avait reçu un au même moment. Le téléphone lui appartiendrait-il ?

La curiosité me força à explorer tout le contenu de l’utilisateur. Pas de connexion à une boîte mail, pas de réseaux sociaux si ce n’était Whatsapp. Plusieurs conversations sans conséquence en une soirée mais une autre attira particulièrement mon attention, envoyée juste après mon départ. Comme à son habitude, Oberas continuait toujours de récolter même après avoir déclaré la fin de la mission. Quel avare celui-là :

S - J’ai découvert d’autres esquisses.

Plusieurs photos ont été envoyées juste en dessous puis supprimées.

J - Je vous retrouve à votre bureau.

Si je n’avais pas trituré chaque bribe de conversation, je ne serais probablement pas tombée là-dessus. Je souris. Les photos et vidéos n’étaient jamais véritablement supprimées. Tout était enregistré soit sur les serveurs des applications, soit sur les appareils en question. J’affichais les trois fichiers et lâchais un juron.

C’était cette ville. Ma ville. Ma civilisation à laquelle je rêvais fréquemment ou qui s’incrustait par vision intempestive. L’esquisse semblait très ancienne à la vue du papier jaunit et abîmé. L’auteur avait utilisé une craie ocre, peut-être grasse et ses traits étaient techniques tout comme l’architecture complexe de cette cité. En spirale, plusieurs cercles de monuments et habitations s’éloignaient d’un centre majestueux. De l’eau s’infiltrait entre chaque parcelle de terre telle une Venise géométrique.

Non. Ce n’était ni l’Atlantide, ni Mu, ni toutes autres cités similaires qu’ornaient les murs des théosophes ou de complotistes, ou des deux à la fois. Cette ville était moderne, plus complexe et je reconnus les mêmes dispositifs aux portes de la ville que j’avais esquissés, des années auparavant. La même petite tour à droite, la même coupole au milieu de la ville, les mêmes statues sur toute l’allée centrale. C’était bien ma ville. Je retournais dans mes fichiers et y trouvais le croquis envoyé à Obe des mois plus tôt. Identique. Je sentis les larmes arriver. Enfin ! Enfin, une preuve que ce que je voyais était réel ! Sinon comment quelqu’un d’autre pourrait le dessiner avec les mêmes détails ? Où avais-je mis tous mes croquis de cette ville ? Je devais les revoir, les toucher.

Je lâchais ma souris pour dévaliser mon placard. Où étaient ces foutus dessins ? Une boîte me revint en mémoire et j’entrepris d’y analyser tous les carnets s’y trouvant. Il y avait bien des bribes de machines irréelles, d’êtres incroyables, mais je ne trouvais pas ceux de cette cité. Je l’avais pourtant dessinée plus d’une fois ! Assise au pied de mon lit, je commençais à gratter mes cuticules avec mes ongles, une mauvaise habitude du stress. Ma tante me revint en mémoire. Bien sûr ! J’avais laissé mes carnets chez Diana par sécurité. Je soupirais de soulagement. Demain, j’irai la voir.

Je retournais sur les fichiers. Les deux autres étaient des photos d’autres gravures entremêlées de tags dans une sorte de cave ou de grotte. L’architecture était plus grotesque mais les mêmes détails de structure urbaine s’en dégageaient. Quelqu’un avait gravé ma ville dans la roche. Il y en avait peut-être d’autres au même endroit ? J’eus l’illumination de regarder dans les informations de chacune des photos. Elles dataient d’il y a quelques jours et, quelle chance, l’auteur avait son GPS activé à ce moment-là.

En entrant les coordonnées sur Maps, je constatais que le lieu se trouvait dans le sud de Paris. Pendant deux ans, j’avais sillonné le monde numérique à la recherche d’un moindre indice, en vain. Comment ? Comment cela pouvait-il se trouver à côté de moi soudain ?

[Oberas] - P, toujours avec nous ?

[P] - C’est bien le même dessin. Tu penses que c’est ce que le client recherchait ?

[Oberas] - Entre la Red room et ces vieux schémas, c’est trop gros pour n’être qu’une coïncidence. Vas-tu me dire enfin à quoi correspond cette ville ?

Je me sentis soudain toute puissante. Enfin une chose qu’il ne savait pas de moi. Je devais chérir ce secret encore un peu. J’en avais besoin.

[P] - Je te l’ai dit. Un vieux croquis retrouvé chez mes parents. J’aurais aimé savoir sur quoi ils travaillaient avant de…

[Oberas] - Je comprends. Mais ça ressemble beaucoup aux villes atlantes. Ils faisaient sans doute des recherches mythologiques.

Même si je réfutais totalement son argument, je lui laissais croire cela. S’il connaissait mon côté obscur de la force, continuerait-il de me parler ? En tous les cas, je devais absolument poursuivre ce téléphone. Ma seule piste depuis des mois pour trouver la vérité sur tout ça.

[P] - Sans doute, ce n’était pas grand-chose au final.

[Oberas] - J’ai transféré toutes les données au client. Il souhaite qu’on remette ça avec la même entreprise.

[P] - Il veut un autre sniffing ?

[Oberas] - Ouais mais pas que par le wifi. Il souhaite récolter les données des téléphones de certains employés de la boîte cette fois-ci : les sms, les photos, etc.

[P] - Tu veux que j’aille voler leur téléphone, c’est ça ? C’est la porte ouverte à toutes les fenêtres !

[Oberas] - Non pas besoin, je vais leur envoyer des faux liens de connexion et des mails pour commencer. T’inquiète pas. On verra ensuite s’il y a besoin de passer à la vitesse supérieure. Je réfléchis déjà à une nouvelle application.

Je reconnus bien là l’avidité créatrice de mon co-hacker. Je n’en attendais pas moins de lui. Toujours prêt pour développer de nouvelles plateformes ou de démonter des récents systèmes de sécurité.

[P] - Combien s’est payé ? J’espère que je pourrais enfin me dorer les miches à Bali aux vues des risques que je prends.

[Oberas] - Tu auras de quoi rembourser l’un de tes prêts.

Comment il … Ah, ça m’agaçait !

[P] - Tu fais chier à tout savoir sur moi. Fais au moins semblant, que je ne finisse pas parano.

[Oberas] - Tu peux parfaitement comprendre que je me sois renseigné sur mes employés. C’est pour ta propre sécurité, P. Je te l’ai déjà dit.

[P] - Mes employés ? Parce que tu as d’autres gens qui risquent leur vie en physique pour toi ?

[Oberas] - P, moins tu en sais, mieux c’est.

Je soupirais. À chaque fois que j’avais un nouvel élément à ajouter à cet être mystérieux, il se renfermait.

[P] - Ouais, ouais.

[Oberas] - Je t’ai déjà fait ton versement pour ce soir.

Voilà une deuxième bonne nouvelle. Je commençais à être à sec pour le paiement du loyer qui arrivait sous peu.

[P] - Merci.

[Oberas] - Je vais voir s’il n’y a pas d’autres informations liées à cette Red Room et je te recontacte si besoin pour la prochaine mission.

[P] - Entendu. Bonne nuit.

Pour moi, elle sera probablement courte, agrémentée de nouvelles recherches sur le deep, le dark, le clear net. Bref, partout où je pourrais potentiellement tomber sur des croquis similaires, sur un nouvel indice, une nouvelle vérité. Cette ville, elle ne pouvait qu’exister.

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