1 ÉTRANGE RÊVE

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Depuis plusieurs semaines, j’avais cette sensation d’être suivie. Mon grand miroir me renvoyait un regard triste, rempli d’inquiétude. Ma mine grisâtre semblait lui retirer tout son éclat. Il m’avait été offert par mes deux meilleurs amis pour mon anniversaire.

Fabriqué avec le même bois tropical Mahogany pouvant aller à un marron rougeâtre plus foncé que mon lit, sculpté de fleurs tropicales. J'aimais ce bois exotique qui me rappelait nos forêts tropicales. Il était brillant, cher et réputé pour être très résistant. Je me plaisais à penser qu'il était un peu à l'image de notre amitié.

Celui-ci par sa simple présence agrandissait ma chambre en lui offrant ce luxe qu’elle n’avait pas. Habituellement, j’y voyais une peau caramélisée clairsemée de boutons, des lèvres fines, roses et une masse de cheveux brillants dont l’épaisseur indomptable me donnait du fil à retordre chaque matin. J’étais dégoûtée de le voir refléter une mine aussi triste. Je surpris le reflet de Jérémie dans celui-ci, me dévisageant avec un sourcil plus haut que l’autre. Il hocha la tête vers le haut pour me poser cette question sous-jacente « ça va ? ». Je lui fis un clin d’œil qui le rassura à en juger le sourire angélique qu’il imprima sur son visage métissé.

Perle décontractée, feuilletait un magazine.

— Enfin, je vais pouvoir bronzer sous ce beau soleil parisien !

— Avec cette peau couleur neige, tu vas plutôt fondre, pouffa Jérémie.

Sa pâleur faisait penser qu’elle venait d’apprendre une mauvaise nouvelle. Elle évitait le soleil tropical qu'elle jugeait trop agressif pour sa peau fragile. Une carnation qui se mariait bien à ce côté timide qui façonnait sa personnalité. Vexée, Perle esquissa un tchip. En temps normal cette manière de serrer les dents et d'esquisser ce bruit d'agacement pour montrer son mécontentement avait un impact des plus efficaces. – Quand ta mère te faisait un tchip, une seule option s’offrait à toi, courir te cacher sous ton lit avant que le ciel ne te tombe sur la tête. Mais de la bouche de Perle, il avait plutôt un effet amusant. – Tout en replongeant son nez dans son magazine, elle marmonna.

— Des cartes postales de Paris… c’est tout ce que tu mérites !

Jérémie fusilla Perle du regard.

— Moi je me casse ! ce cachet d’aspirine me donne mal à la tête !

— Ça suffit vous deux !

— Si Blanche-Neige la ferme, je pourrai me concentrer !

— Comme si ça changerait quelque chose, marmonna Perle.

— Cessez de vous comporter comme des gosses ! Jérémie ! Paris ne se fera pas sans toi, grondai-je avec force.

Il s’arrêta devant la baie vitrée qui donne sur le balcon de ma chambre, se retourna, me fixa sévèrement, puis vint s’affaler, résigné, sur son vieux fauteuil fétiche. Avachi sur son trône, il n'adressa plus la parole à Perle du reste de la soirée. Sa chemise un peu trop grande tombait maladroitement sur son jean déchiré. Avec sa casquette qui dissimulait la moitié de son regard, il avait l’allure d’un mauvais garçon. Il se redressait de temps en temps uniquement pour jeter des regards assassins à Perle. Sa tolérance avait des limites. Ils étaient comme chien et chat. Toujours en train de se chamailler. J'étais telle une colle qui liait mes deux compagnons. J’avais adopté ce rôle de gouvernante rappelant à l’ordre des jeunes en pleine crise d’adolescence.

Il n’y avait qu’une chose sur laquelle nous étions tous les trois d’accord. C’était le désir de travailler dans la capitale de nos rêves, Paris.

Pourquoi Paris ? Nous en avions tant entendu parler. La tour Eiffel, les Champs-Élysées. Tout me fascinait dans cette ville. La seule condition à remplir était la réussite de nos examens. Ce projet inspirant motivait Jérémie qui y voyait son indépendance. Perle était excitée à l’idée de faire du shopping dans de grands magasins. Quant à moi, j’étais enthousiaste à l’idée de découvrir l’aspect culturel avec l’Arc de Triomphe, la Tour-Eiffel et le Musée du Louvre. J’avais hâte de voir se dresser devant mes yeux ces monuments incontournables. Je rêvais de pavaner dans ces rues qui avaient inspiré tant d’artistes. Flâner dans les allées pavées de Saint-Michel en dégustant des crêpes au Nutella. Accrocher un cadenas sur le Ponts-des-Arts pour symboliser la force de notre amitié. Je m’y voyais déjà dans cette vie parisienne, après mes cours, rejoignant mes amis sur la terrasse d’un café pour raconter nos journées. Une fois le soir arrivée, je prendrais le métro pour me rendre dans mon petit studio aménagé par mes soins.

De mon côté, j’étais déjà bien partie pour réussir mon année. En temps normal, à l’approche de mes examens, j’étais sujet au stress qui se manifestait par des vomissements, des vertiges et des maux de tête qui rythmaient mon quotidien. Ma mère ayant pitié de moi avait pris l’habitude de me concocter une mixture antillaise connue sous le nom de « rimed razié [1]». Infusées dans un thé, ces plantes aux vertus médicinales m’aidaient généralement à me détendre. Elle fut surprise de constater que je n’en avais pas besoin. Cette dernière année de lycée n'était pas comparable aux précédentes. Élève exemplaire, studieuse, rarement en retard, une ou deux fois absentes. Rien ne pouvait se mettre en travers de ma route, tant j’étais motivée. Tout me semblait logique. Ma tête telle un disque dur enregistrait toutes les informations pendant les cours. Ainsi, j'acquis de plus en plus d'assurance. Les réponses me venaient avec facilité. Personne n’était au courant de ces prodigieux changements. Je m’étais évertuée à cacher mes résultats, prétextant un coup de chance quand les professeurs me félicitaient devant toute la classe.

Jérémie ne le montrait pas, mais son regard quelquefois absent le trahissait. Il craignait d’échouer. Aussi, pour le rassurer, de temps en temps, je faisais mine de me tromper. Ainsi j’avais l’impression de le réconforter.

— C’est bon ! je capitule ! mes yeux déclarent forfait, dit Jérémie en bâillant.

Il m’embrassa sur le front puis fit un signe de la main à Perle sans lui jeter un regard. Je l'accompagnai jusqu’à mon balcon. Je ressentais au fond de moi un petit pincement à chaque fois qu’il partait. Ses réflexions désobligeantes me fascinaient. J’admirais son audace à dire les choses avec franchise sans tergiverser.

Il grimpa avec aisance sur le cocotier qui trônait magistralement près de mon balcon, qu’il descendit via de petites planches en bois fixées sur celui-ci par mon père. Arrivé en bas, il enfourcha son scooter, me fit un dernier signe de la main avant de partir à vive allure. Un dernier soupir m’échappa quand j’entendis Perle s’exclamer.

— Bon débarras !

Trop épuisée pour intervenir une nouvelle fois, je la raccompagnai à son tour, sans dire un mot, jusqu’au porche de la maison. Je n’osais lui avouer combien certaines de ses réflexions me pesaient.

Une fois Perle partit, debout devant la porte, je fermai les yeux pour apprécier le chant des grillons. Un concerto accompagné par le bruit des feuilles ballotées par le vent. Les rues à peine éclairées du Diamant mettaient en valeur ma commune natale. Je les imprimais dans ma tête en me constituant un carnet virtuel de souvenirs, ayant pour but de me remonter le moral quand je serai là-bas.

Un bruit dans les buissons attira mon attention. Puis plus rien. Le concerto avait pris fin. L’atmosphère un peu trop calme à mon goût commença à m’angoisser. Cela ne présageait rien de bon. La brise un peu fraîche provoqua un frisson qui me fit comprendre qu’il était temps de rentrer. La lumière du couloir était éteinte. Mes parents étaient déjà couchés. Je montai rapidement l’escalier en colimaçon jusqu’à ma chambre. Une pièce pas très grande avec une jolie salle de bain. Peut-être de la taille de mon futur studio. Les murs jaunâtres, parsemés de stickers prenaient vie avec les posters de mes artistes préférés ­­­– Easy-Kennenga et Meryl trônaient sur le plus grand mur de ma chambre. Une ambiance romantique régnait dans celle-ci, grâce à la ­lumière feutrée de quelques lampadaires traversant la baie vitrée. Une chambre si paisible, qui malgré tout ne suffisait pas à enlever ces rides d’inquiétude incruster sur mon front. Le miroir de ma chambre me renvoyait une expression apeurée que je n’arrivais pas à gommer.

La sonnerie de mon portable me sortit de mes pensées. Déjà vingt-trois heures. C’était un message de Jérémie me souhaitant une bonne nuit. Après un passage dans la salle de bain, j’enfilai mon pyjama puis me glissai sous les draps. Mon challenge était de passer une bonne nuit dans cette chambre particulièrement sombre.

Les lampadaires devaient être éteints, car seule la clarté de la lune faisait office de veilleuse. Il régnait un silence déconcertant donnant l’illusion que le monde s’était arrêté. Une vague d’angoisse prenait possession au fur et à mesure des lieux, transformant ce moment de repos en une nuit cauchemardesque.

Comme toutes les autres nuits depuis deux semaines, ouvrir ou fermer les yeux devenait inutile. J’étais plongée dans l’obscurité la plus totale. Je sentis mes jambes se raidir progressivement. Quelques minutes après, j’étais figée au point de ne plus être dans la capacité de bouger la moindre parcelle de mon corps. Pétrifiée, je comptais les secondes dans ma tête pour ne pas penser à ces chaînes invisibles m’enchaînant à mon lit. Prisonnière, telle une proie vulnérable, j’attendais apeurée ma sentence. Concentrée sur mes autres sens, je me mis à l’affut du moindre bruit, mais je n’entendis rien. Pas même celui des grillons ni celui du vent dans les arbres. Ma tête penchée vers la gauche me permettait de voir à travers la vitre du balcon. Quelque chose m’observait. Je voyais une ombre apparaître puis disparaître derrière la paroi vitrée. Elle guettait la moindre de mes réactions. J’entrepris de crier pour appeler à l’aide, mais aucun son ne sortit. Une boule infecte et amère bloquait ma poitrine. Elle me brûlait de l’intérieur m’empêchant presque de respirer. Ma salive coincée dans ma bouche m’empêchait de soulager ce nœud qui se formait au fur et à mesure dans ma gorge. Son but était sûrement de torturer mon œsophage, jusqu’à me faire régurgiter. Ce stress me dévorait de l’intérieur comme une mort à petit feu. J’étais là, à compter ces longues secondes durant lesquelles je supportais cette torture. Seule, à subir ce cauchemar dans un état de terreur, les yeux fermés, je priais pour être libérée de cette hallucination.

J’ouvris les yeux avec stupeur quand je constatai que je n’étais plus dans mon lit. Allongée sur le dos, les yeux dans le vide, je cherchais à comprendre ce qui venait de m’arriver. Voilà deux semaines que je me retrouvais dans cet état de végétation sur le tapis situé au milieu de ma chambre. Tel un rituel, je le consignai dans mon journal. Aucun hématome sur mon corps ne témoignait du fait que j’étais tombée de mon lit. Je me tâtai tout le corps à la quête d’une douleur. Lumière allumée, je vérifiai dans mon grand miroir. La même conclusion inexplicable que toutes les autres fois, je n’avais aucune marque. Quelque chose m’intriguait. Comment le choc aussi lourd que mon corps sur le sol ne fit pas suffisamment de bruit pour réveiller toute la maison. Mon père ayant un sommeil léger aurait immédiatement accouru. Policier de profession, il était aux aguets de moindres bruits suspects.

Par la fenêtre, plus aucune ombre. Aucun arbre ne simulait une présence. Il m’était impossible d’en parler à qui que ce soit pour éviter d’être au cœur de milans et d’inquiétudes inutiles –surtout que mon quartier grouillait de vieilles dames retraitées assoiffées de potins. Je voyais déjà mon père scier les pieds de mon lit pour le rabaisser au sol et ma mère prendre un rendez-vous chez la psychologue du centre hospitalier de Maurice Despinoy plus connu sous le nom de Colson. Moi, assise devant un psy à lui raconter mes déboires ? Non merci ! Je préférais me dire qu’il s’agissait d’un mauvais rêve dû au stress des examens.

Néanmoins, je fis des recherches sur ce phénomène étrange. Plusieurs témoignages en parlaient. Certains l’expliquaient par des croyances avec des visites d’esprits. En Martinique, nous parlions souvent de Dorlis. La tradition disait que le soir venu, ces personnes retiraient leurs peaux, et que leurs esprits rendaient visite aux personnes, une fois endormis. Ces personnes visitées se retrouvaient paralysées dans leur lit durant un laps de temps indéfini. Cette première explication me donnait froid dans le dos. Esprit, vaudou, je ne voulais pas y croire. Mon esprit cartésien me faisait pencher vers un avis médical avec des contractions involontaires des muscles. Une autre explication parlait de désordre psychologique dû au stress d’un événement. Cela pourrait être mes examens. Cependant aucun des cas mentionnés ne se réveillait à même le sol.

Je titubai vers la salle de bain pour me rafraîchir le visage. Mon corps semblait peser une tonne. J’arrivai devant le lavabo complètement essoufflé. Je cherchai dans la pharmacie un médicament pour calmer les pulsations de mon cœur. La tête remplie de questions, angoissée par ce phénomène inexpliqué, j’avalais le cachet puis bus un verre d’eau qui purifia mon œsophage. Je fermai les yeux en respirant calmement et j’en ressentis immédiatement les effets. Je me voyais assise sur un quai, faisant face à une mer huileuse, sans remous avec un effet miroitant. Elle était si calme qu’elle reflétait les nuages au milieu d’une étendue azur. J’admirais les oiseaux alignés dans le ciel, volant côte à côte au-dessus de la mer. Ce spectacle magnifique provoquait chez moi une béatitude parfaite au point de me sentir suffisamment légère pour voler auprès d’eux. Piquant de temps à autre des têtes dans la mer en quête d’une nourriture juteuse. Virevoltant au-dessus des nuages, une sensation de liberté m’envahit. Quand j’ouvris les yeux, mon cœur avait repris sa place avec des battements beaucoup plus réguliers. J’humectai mes lèvres desséchées. Une sensation gustative désagréable s’empara de ma bouche. Je bus un

peu d’eau que je secouai dans ma bouche pour effacer ce goût de sel venu de nulle part qui restait collé à ma langue. En lavant mon visage pour enlever cette sensation déplaisante, je sentis des grains de sable sous mes doigts procurant un effet de gommage sur ma peau. Je respirai calmement en cherchant à occulter ce qui se passait. Peut-être étais-je encore entrain de rêver ? Après un lavage dynamique de mon visage avec du savon parfumé à la vanille, une sensation de fraîcheur m’envahit.

— Tout va bien Tess ! c’est juste une période un peu difficile ! pas de panique ! tu gères la fourmilière !

Cette expression sans sens que je venais d’inventer me fit sourire et me ramena à une douce réalité.

Plus détendue, une fois couchée dans mon lit, j’occultai tout ce qui venait de m’arriver en le mettant sur le compte d’une hallucination.

[1] Rimed razzié : thé antillais fait à base de plantes médicinales

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