Juste Grey

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Premier jour

 En enfilant sa perruque ce matin-là, le vénérable Juge Grey poussa un soupir. Aujourd’hui, il allait présider un procès d’exception. Une affaire qui avait secoué le pays tout entier. C’était une longue journée qui l’attendait. Une journée ? Non. Beaucoup trop d’auditions étaient prévues. Les deux partis avaient élaboré de longues listes d’appels à témoins. Il leur faudra bien cinq jours, peut-être une semaine entière, pour tous les écouter.

 Tout ça pour quoi ? Le sort de l’accusé était déjà scellé. Le juge en était convaincu.

 Ils vivaient pourtant un pays tranquille. Les drames étaient rares. Depuis longtemps, Juste Grey n’avait plus que des vols de voitures ou des abus de propriétaire à se mettre sous la dent. La faute, peut-être, aux sévères sanctions qu’encouraient les criminels.

 Ici, le meurtre était puni par la pendaison.

 Aussi, la dernière affaire d’aussi grande importance ramenait le vieux juge plus de quinze ans en arrière. Cette fois-là, l’accusé avait été reconnu coupable du meurtre de deux jeunes femmes. La presse en avait fait chou gras.

 Alors que dire aujourd’hui ?

 Lorsqu’il pénétra dans la salle d’audience, la rumeur des conversations cessa aussitôt. Le Juge Grey balaya la pièce du regard. Elle n’avait plus été si pleine depuis longtemps. Les spectateurs se serraient, à l’étroit sur les vieux bancs d’acajou. L’homme de loi repéra vite Hortense Purple, la journaliste qui avait découvert le pot aux roses. Armée d’un stylo, elle prendrait sûrement plus de notes que le greffier lui-même.

 Du côté droit, les familles des victimes. Hommes, femmes, enfants, quelques vieillards aussi, réclamaient justice pour leurs proches disparus. Ils étaient tous vêtus comme pour la messe du dimanche. Même les plus jeunes adoptaient le même air sérieux et grave que leurs ainés. S’il était entré ici amnésique, Juste Grey aurait imaginé qu’ils étaient là pour un enterrement. Maitre Cobalt les représentait. Un avocat aiguisé, grand défenseur de la vérité. Un adversaire qui savait frapper là où il le fallait. Un loup aux crocs acérés.

 L’autre côté dénotait. Ils étaient habillés comme pour n’importe quel jour, dans une arabesque de couleurs vives. Plus haute était la moyenne d’âge. Il y avait pourtant quelques jeunes dans cette rocambolesque assemblée. Par moment, les familles des victimes les fusillaient du regard. Mais la gauche ignorait la droite. Ils n’étaient pas là pour se faire des ennemis. Juste pour affirmer leur soutien à l’accusé.

 Juste Grey prit place sur son siège. Son marteau, l’outil de la justice, attendait de sonner le départ des hostilités. D’innombrables documents agrafés que Juste avait déjà parcouru trop de fois résidaient là, comme un rappel des faits qu’il ne connaissait que trop bien. D’ordinaire, on lui préparait aussi un café. Hélas, il avait décidé d’arrêter d’en boire quelques semaines plus tôt. S’il avait su ce qui l’attendait…

 Comme il croisait les doigts, les portes du tribunal s’ouvrirent. Escorté de trois policiers ainsi que de son avocat en robe noire, l’invité d’honneur montrait enfin le bout de son nez.

 Ce qui frappa en premier le Juge Grey, ce fut sa taille. Ismaël Black dépassait d’une tête les agents de l’ordre. Comme il se rapprochait, Juste fut aussi surpris de constater son assurance. Il avait la démarche décontractée et exposait un sourire fier, presque hautain. Si l’accusation l’observait avec une franche antipathie, il ne leur prêtait aucune attention. Pas plus qu’à ceux qui s’étaient donné la peine de venir le soutenir.

 Non, celui que les journaux avaient baptisé Docteur La Mort regardait, c’était lui.

 Cela déstabilisa quelque peu le Juge. Il dut cligner des yeux par trois fois avant de se ressaisir. Il constata aussi que, fidèle à ses partisans, son client du jour n’avait pas fait de grands efforts vestimentaires. Il portait un vieux manteau noir, presque une cape, avec une cagoule. Rien qui ne soit contre la loi, certes, mais c’était d’un curieux mauvais gout.

 Son avocat, Maitre Brown, lui montra un siège. Ismaël Black prit la peine de remercier les policiers d’avoir pris soin de lui avant de prendre place. Ceux-ci, cependant, mal à l’aise, firent semblant de ne pas l’avoir entendu et prirent aussitôt la fuite vers le fond de la salle d’audience. En s’asseyant, Ismaël Black souffla bruyamment et affala contre le dossier. Il fixa quelques secondes le plafond puis reporta à nouveau son attention sur le juge. D’un geste de tête, il l’invita à démarrer.

 — Je déclare ouverte l’affaire Black. Monsieur le Greffier, veuillez s’il vous plait nous lire l’accusation.

 — Monsieur Black, veuillez s’il vous plait vous lever pour écouter les accusations portées contre vous.

 Un silence s’en suivit. Ismaël Black restait assis, imperturbable, un sourire éclatant au visage. Maitre Brown donna deux coups de coude à son client sans susciter plus de réactions. Désarçonné, le greffier tourna la tête vers le Juge en se mordant les lèvres. Déjà les familles des victimes commençaient à chuchoter, outrées. Il fallait réagir au plus vite.

 — Monsieur Black, veuillez vous lever immédiatement, je vous prie, lança le juge avec autorité. Vous n’avez pas à nous faire perdre plus de temps que cela.

 — Oh, pardon. Je n’avais pas compris que vous me parliez.

 Il s’exécuta avec une révérence en guise d’excuse mais son sourire persistait. Il se moque nous, et s’il se moque de nous, il se moque aussi de la Justice, pensa la juge avec aigreur. Ce procès risquait de s’éterniser plus longtemps que prévu avec un tel abruti condescendant. Même son avocat ne savait plus où se mettre face à cet outrage à peine voilé.

 Aussitôt, le greffier reprit son discours. Ismaël Black était accusé de pas moins de vingt-trois homicides, d’abus de confiance et de pratique illégale de la médecine. La liste de ses victimes à elle seule allait prendre plus de temps que la moitié des procès de ces dernières années.

 Au lieu d’écouter son collègue énoncer des faits qu’il connaissait déjà, Grey examina plus en détail les réactions de Black. Lorsqu’on citait des noms, l’accusé hochait la tête et son sourire s’élargissait. C’était un peu comme s’il se remémorait quelques bons souvenirs. Une attitude qui n’échappa pas aux familles. Celles-ci grondaient en silence, les poings serrés. Nul doute qu’ils l’auraient lapidé sur place si on le leur en donnait l’occasion.

 Comment le leur reprocher ? Mais c’était à la Justice d’agir, afin qu’aucune âme ne soit souillée de pareil péché.

 Perdu dans ses observations et ses réflexions, Grey faillit ne pas remarquer que son collègue terminait enfin sa liste. Il le remercia d’un geste de tête puis reporta un regard sévère envers l’accusé et lui posa la question que tous attendaient.

 — Accusé, que plaidez-vous ?

 — Responsable, mais non-coupable, monsieur le juge.

 Pareille déclaration déclencha aussitôt de vives protestations sur les bancs des familles. Quelques rires amusés percèrent sur la gauche et le juge dut frapper du marteau pour réclamer le silence. Pour autant, s’il s’était attendu à ce qu’il nie les faits, Juste Grey restait tout de même surpris. Un sourcil relevé, il examina l’accusé avec méfiance.

 — Veuillez développer.

 — Je reconnais les faits. Mais je considère qu’il ne s’agit pas d’un crime.

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