Chapitre 24 : Les doutes d'Eonia

17 minutes de lecture

Sur le chemin du retour, nous croisâmes Kalya en pleine conversation avec une Elementaris à la peau mate et à la chevelure de jais. Cette dernière m’accorda un timide sourire que je lui rendis en m’étonnant une nouvelle fois de l’incroyable beauté des Elementaris. Son visage rappelait un peu les belles jeunes métisses que l’on retrouvait au Maroc ou en Martinique. Sans ses oreilles pointues, j’aurais presque pu m’y méprendre.

Kalya s’adressa avec respect à Talane :

« Comment s’est passée la séance, Kalhn ?

— Bien, lui répondit ce dernier. Les résultats sont exceptionnels, je n’ai jamais vu rien de tel. »

Kalya me dévisagea, surprise, tandis que je conservais avec peine un visage neutre pour dissimuler ma fierté.

Eh oui, je n’étais pas aussi empoté que tu t’obstines à le penser !

« Finalement, le plus difficile sera de t'apprendre à te battre. »

Je serrai les dents pour ne pas répliquer. De toute manière, j’étais trop fatigué pour me disputer. Je jouai donc l’indifférence en haussant simplement les épaules. Talane demanda à Kalya de me ramener à la Tour des Cieux et, après nous avoir salués, disparut entre les arbres non sans me donner l’heure de notre séance du lendemain. L’amie de Kalya nous fit signe à son tour et s’en alla, me laissant seul avec l’Elementaris de l’eau. Dans un même mouvement, nous reprîmes notre route en louvoyant entre les Elementaris que nous croisions.

J’ignorai leurs regards braqués sur moi et interrogeai Kalya :

« Dis-moi, je me demandais : qu’est-ce que tu fais de tes journées ? Je veux dire, tu as fini tes études et tu n’es pas une Jovërn comme Elysion, alors je me demandais comment tu occupais ton temps.

— Aujourd’hui j’ai uniquement fait deux heures de garde, me répondit-elle dans un haussement d’épaule. Je termine ma formation pour devenir une sentinelle à part entière. Je suis désignée pour t’entraîner justement parce que je suis en formation et que j’ai plus de temps libre que les confirmés.

— Alors, reformulai-je, qu’est-ce que les Elementaris « confirmés » font lorsqu’ils ne sont pas obligés d’entraîner un pathétique humain ?

— Si tu te dénigres toi-même, ricana-t-elle, je n’aurais plus rien pour m’amuser un peu. »

Je ne répondis rien et attendis patiemment sa réponse.

« Les Elementaris de l’eau arrosent généralement la végétation, finit-elle par dire. Il pleut rarement en Californie alors on se débrouille pour donner l'eau aux plantes, aux fruits… Cette forêt luxuriante existe en grande partie grâce à la magie qui nous enveloppe, mais aussi parce que nous en prenons soin. Et comme tu l’as remarqué, nous ne manquons pas de travail de ce côté-là. Nous sommes aussi désignés pour garder l’entrée de Thorlann, la présence de la rivière nous rend plus forts et plus aptes à faire face à une attaque. Sinon, nous nous occupons de laver le linge et de purifier les cours d’eau afin de les garder aussi beaux qu’au départ et réutilisables à nos besoins.

— Du coup, si je résume bien, t’es une sorte d'arroseur automatique ? rigolai-je à mon tour. Ainsi qu’une « purificatrice d’eau douce » ? Cool ! »

Elle fronça les sourcils :

« C'est quoi ça ? Et pourquoi tu rigoles ?

— Pour rien, dis-je en tâchant de contenir mon fou rire.

— Tu te moques de mes tâches de Waléoa Hydwa, humain ? »

Je savais qu’elle était énervée lorsqu’elle commençait à m’appeler « humain » ou « misérable avorton » à la place de mon prénom.

« Gardienne de l’eau ? traduisis-je pour moi-même tout en ignorant son regard outré. Kacelia m’en a parlé à mon réveil, c’est un titre que vous obtenez après avoir passé un concours dans votre école, c’est bien ça ?

— Oui, me répondit-elle en me jetant un regard noir. C'est le terme que l'on utilise pour désigner les Elementaris qui maîtrisent leurs éléments. On l’obtient après avoir passé des examens pour prouver que notre maîtrise de l'élément est parfaite.

— Donc Elysion et toi êtes des Waléoæs, en déduisis-je, en utilisant le terme au pluriel. D’ailleurs où est-il ? Lui aussi a des tâches à accomplir ? »

Elle leva la tête en direction du soleil.

« À cette heure-ci, il doit se préparer pour le match de ce soir. Il a terminé sa formation à la forge l’année passée mais il a droit à quelques faveurs. Les Waléoa Firren, les Gardiens du feu, travaillent dans les cuisines et les armureries, ils ne craignent pas la chaleur.

— Le match ? Le match de… Dænami ? »

Elle acquiesça d’un signe de tête.

« Ma sœur viendra te chercher ce soir, aux alentours de vingt heures. Tu auras ainsi quelques heures pour dîner et te reposer.

— C’est gentil de sa part.

— Elle t’apprécie beaucoup. Malgré ton statut d’homme.

— Je pensais t’avoir déjà expliqué que les Hommes n’étaient pas tous les mêmes. Ce doit être la même chose chez vous, les Elementaris. Et j’apprécie aussi beaucoup ta sœur. »

Je remarquai le froncement de nez de Kalya mais je m’en fichais. Quoi qu’elle en dise, il était difficile de ne pas se laisser envoûter par la joie contagieuse de Kacelia. Hormis son aînée, je ne pensais pas que qui que ce soit puisse ne pas aimer la jeune Elementaris. Elle était enthousiaste, souriante, volontaire et pleine d’innocence. Moi qui avais toujours rêvé d’avoir une petite sœur, je l’aurais imaginé comme elle.

Heureusement, nous sortions des bois et arrivions à notre destination, ce qui m’évitait de poursuivre la conversation sur ce sujet que je savais glissant. Après un signe à Kalya, je passai les immenses portes qui donnaient accès à l’intérieur du tronc de l’arbre siamois. Ignorant le rayon lumineux provoqué par Atalamos, qui m’attirait toujours avec la même insistance, je me dépêchai de rejoindre ma chambre au sixième étage afin de mettre le plus de la distance entre elle et moi.

Et aussi pour me reposer, j’en avais un peu besoin.

J'étais toujours étonné de ne croiser personne ici. C'était si grand mais je semblais être le seul à y loger. Était-ce un endroit sacré ? Peut-être. Après tout c’était là que se trouvait l'épée d'Astérion, dissimulée entre les racines de l’arbre géant. Sinon, de ce que je savais, il y avait aussi une grande bibliothèque à l’un des étages, et la salle du Conseil au sommet autorisée uniquement aux Kalhns.

Je me demandais bien à quoi cette pièce pouvait ressembler…

Perdu dans mes pensées, je percutai violemment l’épaule de quelqu’un. J’encaissai le coup, surpris, et sortis de ma rêverie. Par réflexe, je rattrapai Eonia par la main au moment où, tout aussi surprise que moi, elle manquait de dégringoler les trois étages que je venais de gravir. Fort sur mes appuis, je la tirai vers moi, en sécurité. Malgré sa silhouette fine, je me doutais bien que sans ma nouvelle condition physique, il m’aurait fallu les épaules de Silvester Stalone pour encaisser le choc.

Je la dévisageai un instant, surpris de la croiser ici. Il ne faisait aucun doute que les Elementaris préféraient le grand air plutôt que de rester enfermés. Je n’avais pas revu l’Elementaris de l’air depuis le matin-même où elle m’avait de nouveau réveillé, moins douloureusement que la fois précédente. Cependant, si elle n’avait pas été plus bavarde la seconde fois, elle m’avait encore jeté des regards insistants que je n’arrivais pas à interpréter. Et bien entendu, j’étais trop intimidé pour la questionner.

Je remarquai alors que je tenais toujours sa main et la lâchai aussitôt, gêné. Un objet plus bas capta mon attention, un livre se trouvait ouvert quelques marches plus bas. Elle avait dû le lâcher lors de notre collision. D’un mouvement de la main et d’un simple appel mental, l’ouvrage vint se poser délicatement dans ma paume. Je touchai délicatement sa vieille couverture noire et rugueuse, avant de le tendre à son propriétaire.

« Excuse-moi, dis-je avec embarras. J'étais perdu dans mes pensées et je ne t'avais pas vu arriver. »

Ses yeux plissés étaient étranges, ce matin ils étaient aussi clairs que l’acier mais à présent, ils étaient plus gris qu’un nuage d'orage.

« C'est moi qui suis désolée, répondit-elle d'une voix incertaine tout en serrant le bouquin contre sa poitrine. Je ne vous avais pas vu.

— On va dire qu’on est tous les deux maladroits alors, souris-je en passant la main dans les cheveux afin de les raplatir un minimum, ce qui devait être parfaitement inutile. »

Mon ébauche de blague ne la fit pas rire. Ni même sourire. Au contraire, elle haussa un sourcil mais n’ajouta rien. Mal à l’aise, je ne savais pas quoi faire de plus. D’un côté je voulais en apprendre plus sur elle mais d’un autre, je voyais bien qu’elle ne le souhaitait pas. Elle semblait réticente, voire peut-être méfiante, à mon égard pour une raison que j’ignorais et que je n’osais lui demander.

Finalement, je repris :

« Eh bien, je vais rejoindre ma...

— Beaucoup disent que vous serez notre fossoyeur, me coupa-t-elle brusquement. »

Elle avait dit cela d’une traite, comme si elle voulait se débarrasser d’une pénible corvée.

« Ils disent que vous n'êtes qu'un simple humain égoïste et présomptueux qui joue avec nos vies à tous en refusant de laisser le contrôle au puissant Astérion. Est-ce vrai ? »

Il avait apparemment été très difficile pour elle d’oser me demander cela. Si son timbre était resté neutre, j’avais senti l’incertitude et l’angoisse dissimulés derrière chacun de ses mots. Avait-elle peur de moi ? Ou de ma réaction face à ses propos ? Ou plus horrible encore, craignait-elle que je sois réellement en train de jouer avec leurs vies ?

Pris au dépourvu, mon cerveau peinait à trouver une réponse adéquate.

« Je… balbutiai-je, mais ma voix se cassa. »

Que pouvais-je répondre ? Dire que je savais ce que je faisais ? C'était faux. Dire que je n'étais pas égoïste d'avoir empêché Astérion de régler lui-même cette histoire ? C'était tout aussi faux. Elle avait raison, je jouais avec la vie de tout le monde ici présent.

Elle scrutait mon visage avec insistance et attendait ma réponse. Pour ma part, je n’avais qu’une envie : m’enfuir et me cacher dans ma chambre pour trouver la solitude. Je me sentais honteux, incapable d’admettre que mes choix n’avaient été dictés que par mon unique envie de vivre mon existence au détriment des leurs.

Je me raclai la gorge et, d’une voix légèrement tremblante, articulai :

« En effet, je ne suis pas Astérion. Il fait partie de moi mais je ne suis pas lui à bien des égards. Cependant, j’ai accès à une grande partie de ses pouvoirs et je m'entraîne ici dans le but de les maîtriser. Quant au fait que j'aurais pu le laisser se battre à ma place… c'est vrai je l’admets. Il aurait peut-être été capable de régler tout ça d’un claquement de doigt, je n’en sais rien. »

Je déglutis difficilement en avouant l’horrible vérité mais ma voix s’affermit lorsque je poursuivis :

« Mais j'ai fait un choix. Je préfère croire que si tout ça m'arrive à moi c'est que je peux le faire par moi-même. Je suis son descendant et je refuse de devoir compter sur quelqu'un d'autre, qu'il soit un Eternel ou non. J'ai pris cette décision car il me semblait juste que j'essaie par moi-même. Je ne suis pas prêt à abandonner ma vie… du moins pas si je peux régler tout ça par moi-même. J'ai peut-être tort, je n’en sais rien, mais je veux que tu saches que je me rends compte de l'enjeu et je fais du mieux que je peux. Et ça marche, je m’améliore de jour en jour. »

Elle détourna le regard et fixa le ciel à travers une embrassure de l’écorce.

« Certains Elementaris ne pensent pas que vous serez capable de nous protéger le moment venu. Vous êtes supposé être notre sauveur mais vous nous ferez tous tuer. Nous avons pour habitude de voir les humains comme des êtres égoïstes, et ce depuis toujours. Mais cela, c’est leur faute. »

J'aurais aimé la contredire mais j’avais bien compris que malgré toutes les révérences et la gentillesse qu'ils m’avaient témoignées depuis que j’étais ici, c’était uniquement parce que j’étais l’hériter d’Astérion. Si je n’avais été qu’un vulgaire humain, leur sympathie aurait laissé place au ressentiment. Après réflexion, je vins même au fait que, pour eux, je ne devais représenter qu'une prison qui renfermait leur divinité et trop entêté pour lui rendre sa liberté. Cette remarque fit tomber un poids sur ma poitrine.

Soucieux, je finis par demander à voix basse :

« Et toi, qu'en penses-tu ? »

Elle hésita pendant de longues secondes, avant de braquer son regard métallique sur moi. Cette fois, j’y vis la détermination d’une guerrière et non pas d’une fille fragile. Toute trace de peur avait disparu.

« Je ne pense pas que vous soyez stupide, vous êtes un homme différent. Je suis une Jovërn depuis quatre années maintenant et j’ai suffisamment visité votre monde pour savoir comment sont les Hommes. Je n’entretiens pas la même haine que beaucoup des miens car je pense que les erreurs de nos aïeux ne sont pas les nôtres. Si c’était le cas, la moitié des Elementaris ici devrait être condamnée pour les actes de leurs ancêtres lors de la guerre civile engendré par Telarí. Non, je pense que vous dites vrai : vous ferez de votre mieux pour protéger mon peuple, ainsi que le vôtre. Mais est-ce qu’un humain est capable d’accomplir une aussi grande tâche, même s’il descend du puissant Astérion ? (Elle s’interrompit quelques instants avant de conclure :) Sincèrement, j’ai envie de croire en vous. Mais vous devez prouver votre bravoure pour cela, à moi et au reste de mon peuple. Autrement, ils ne vous suivront pas. La véritable question, à mon sens, est donc : Êtes-vous capable de porter l'espoir d'autant de personnes sans flancher ? »

Puis, sans me laisser le temps d’émettre une réponse, elle s’inclina.

« Bonne soirée, Peter, et à demain. »

Elle descendit les derniers étages sans se retourner, son livre toujours serré contre elle. Je la suivis du regard jusqu’à ce qu'elle disparaisse de ma vue. Dérouté, je finis par rejoindre ma chambre. Je claquai la porte derrière moi, jetai mes chaussures sur le plancher et m’allongeai sur le lit. Mon regard se perdit sur le plafond constitué d’une multitude de branches, toutes plus épaisses les unes que les autres. J’essayai d’en suivre une d’un bout à l’autre mais mon esprit ne se laissa pas distraire.

Avait-elle raison ?

J’avais été honnête et elle l’avait été tout autant. Savoir que les Elementaris, derrière leurs saluts chaleureux, m’accusaient de les mettre en péril, m’affligeait. Pensaient-ils que je n’avais rien à perdre ? Que je ne mettais pas toute ma volonté dans mes entraînements ? Imaginer Talane, ou même Kalya, me critiquer lorsqu’ils retrouvaient leurs compagnons, me donnait la nausée. Non, Talane croyait en moi ! Je l’avais vu dans son regard cet après-midi en observant mes progrès. Quant à Kalya… Non, elle comme Elysion étaient honnêtes avec moi et ne m’avaient jamais critiqué pour les erreurs de mes ancêtres. Ils ne pouvaient pas jouer la comédie… Et puis je compris : eux voyaient mes efforts. Les autres, occupés à leurs tâches quotidiennes, ne savaient pas de quoi j’étais capable ni ma volonté à m’améliorer. Eonia avait raison : je devais prouver ma valeur.

« Êtes-vous capable de porter l'espoir d'autant de personnes sans flancher ? »

Sa phrase résonna de nouveau dans ma tête et l’incertitude m’envahit. En étais-je capable ? Étais-je abusé par mes capacités au point de ne pas me rendre compte que je me dirigeais droit dans le mur ? Cette fois, ce fut les paroles de l’esprit du feu, lors de ma Ternaíre, qui me revinrent :

« Sources de réussite, tu ne devras cependant pas les confondre avec la bêtise et l’entêtement qui pourraient être raison de nombre de tes échecs. »

Était-ce la signification de cette phrase ? M’entêter à conserver le contrôle alors que je pouvais l’offrir à Astérion ? Après tout, lui pourrait protéger ma famille. Je n’avais qu’à abandonner l’idée d’être indépendant et admettre que j’étais voué à l’échec. Mes yeux me picotaient lorsque j’osai prononcer à haute voix les mots fatidiques :

« Vais-je tous nous tuer parce que je suis trop faible pour réussir ? »

Les dire donna plus de poids à cette fatidique possibilité.

« Non, intervint alors Astérion avec fermeté. Tu n'es pas une prison, ni un simple humain choisi au hasard. Tu es mon descendant, celui choisi pour porter ce fardeau !

— Mais ils ont raison, répondis-je avec tristesse à haute voix. J'aurais pu te laisser le contrôle. D’ailleurs je le pourrais encore. Tu n'aurais pas besoin de t'entraîner, tu pourrais arrêter les Xenos et empêcher la réincarnation d'Hepiryon sans le moindre souci. Alors que moi, je suis là à me préparer sans la moindre certitude que…

— Je n’aurais pas attendu ta naissance huit années si je n’avais pas pensé que tu étais nécessaire à la réussite. Tout ne s’est pas déroulé comme je l’imaginais et, lorsque je me suis réveillé, je pensais que tu ne serais pas capable de porter ce monde sur tes épaules. Tu paraissais si ignorant et immature que j’espérais que tu finirais par cesser de t’entêter à garder ton corps. Mais aujourd’hui, je peux admettre sans honte que j’avais tort. Tu es de mon sang et du sang de mon fils. Il était le plus puissant des mortels et, toi, tu deviendras plus puissant encore. Tu n’es plus le même, Peter. Les responsabilités te façonnent pour faire de toi une personne capable de porter l’espérance de tout un peuple. »

Il se tut avant d’ajouter d’une voix plus douce :

« Aujourd’hui, je comprends et respecte ton désir de vivre ta vie. Et les doutes que tu as aujourd’hui prouvent que tu as changé. Néanmoins, n’oublie pas que ce qui m’importe, c’est que mon frère ne gagne pas. Que ce soit toi ou moi qui l’empêche d’assouvir son dessein, cela m’importe peu. »

L’esprit de l’air et Talane avaient dit quelque chose de similaire : je n’étais plus le même. Il y a quelques semaines, aurais-je été aussi enclin à subir un tel entraînement sans rechigner ? Aurais-je même émis la possibilité d’abandonner mon corps à Astérion ? Avais-je déjà même connu un tel sentiment de désir à devenir… puissant, pour l’unique raison de sauver les gens ? Je n’étais pas un héros, sinon je n’aurais pas été avide de pouvoir au point de mettre le monde en péril comme je l’avais été quelques semaines plus tôt. J’avais fait trop d’erreurs qui m’empêchaient de mériter ce titre. De toute manière, je ne souhaitais pas en devenir un.

Malgré tout, les paroles d’Astérion me mirent du baume au cœur.

« Pourquoi ? demandai-je, désemparé. Pourquoi changer d'avis ? Il y a une dizaine de jours à peine, tu m'as demandé de te donner le contrôle. Et maintenant, tu souhaites que je le fasse ? Qu’est-ce qui a changé ? Ça ne peut pas être simplement parce que je réalise ce qui m’attend…

— En partie, mais il y a une autre raison. J'ai failli face à mon frère. Je n’ai pas été capable de le vaincre alors pourquoi y arriverais-je maintenant ? Non, je pense que le culte que me vouent les Elementaris les aveugle et qu’ils ont tort de penser que parce que je suis un Eternel, je serais plus apte à réussir. Je pense… que c'est ta part d'humanité qui pourrait faire la différence. Il y a certains combats que les Immortels ne peuvent gagner sans l'aide des mortels. Maintenant, Peter, prouve-leur qu’ils ont tort comme tu me l’as prouvé à moi. »

Je méditai sur ses paroles avant de répondre en pensée :

« Merci. »

Sa sincérité me touchait profondément et, pour la toute première fois, je ressentis une profonde affection pour lui. Le fait qu'il croyait en moi me redonna confiance. C’était une part de ma personnalité que je détestais mais je le savais : j’avais besoin d’être soutenu par quelqu’un et ne pas me sentir rejeté. Ne pas être un étranger, ni un intrus. Cela me rendait dépendant des autres d’une certaine manière, ce que je souhaitais éviter le plus possible.

L’Immortel n’ajouta rien de plus mais sentir qu'il ne m'avait pas dit cela pour me faire plaisir me suffisait amplement. Malgré la fatigue, je restais incapable de m’endormir. Je patientai donc, perdu dans mes pensées, avant de finalement me décider à prendre une douche lorsque le soleil commença à décliner. Lorsque je sortis de la salle de bain, de nouveaux vêtements, semblables à ceux apportés à mon arrivée, attendaient pliés sur une chaise à côté d’un repas chaud qui aurait fait saliver n’importe quel végétarien.

Une fois changé, j’engloutis mon repas en savourant chaque bouchée. Tout en mangeant, je me mis à regretter de n’avoir aucun moyen de me tenir au courant du monde extérieur. Le nouvel album des The Chainsmokers devait sortir sous peu en plus… Cette remarque me fit sourire de nostalgie. J’avais l’impression d’avoir quitté Paris depuis si longtemps !

Je me surpris à songer à mes amis. Qu’avaient-ils pensé en voyant les informations et ma disparition ? J’imaginais bien Florian avancer une quelconque théorie, assurant que c’était un complot pour me faire porter le chapeau. Ou encore que j’étais en réalité un agent secret infiltré, ou un truc du genre. Il avait beau avoir un Q.I élevé, il restait sans aucun doute le plus inventif d’entre nous. J’imaginais bien Antoine s’inquiéter en se demandant dans quoi je m’étais encore embarqué tandis que Maël essaierait de comprendre ce qu’il m’était arrivé en usant de logique. Quant à Matt… Il leur remonterait le moral, sans le moindre doute.

Mon cœur se serra. Je n’avais pas énormément d’amis, ils me suffisaient amplement car je savais que je pouvais compter sur eux. L’idée même qu’ils me prennent pour un criminel et que je puisse les perdre me retourna l’estomac et mon repas menaça de faire demi-tour.

Puis mes pensées se tournèrent vers Emilie. Elle était dans ma promo et pourtant je n’avais jamais fait attention à elle. Le hasard sans aucun doute, nous étions si nombreux et je manquais un cours sur cinq... Pourtant, ce même jeu du sort m’avait offert l’opportunité de la rencontrer et avait chamboulé mon existence en l’espace d’une seconde. Jusqu’à ce que la voiture balancée par le Xenos manque de nous tuer, bien entendu. Je devais me faire une raison : je ne la reverrais sûrement jamais. Malgré tout, je ne pourrais jamais effacer de ma mémoire la façon dont elle m'avait regardé lorsque j’avais vaincu le monstre. Sa terreur lorsqu’elle s’était rendu compte que, moi-même, je n'étais pas un simple humain… Que je n'étais pas normal.

Je déglutis en imaginant ce qu’elle avait dû penser avant de secouer la tête pour chasser ces idées noires. Je devais arrêter pour de bon ou j'allais avoir le cafard ! Je n'étais pas normal et j'allais devoir m'y faire. Certaine fois il valait mieux sortir du moule pour être réellement soi. Je crois qu’un philosophe avait dit cela un jour. Ou alors je venais de l’inventer, aucune idée.

Et comme Talane me l’avait dit : j’étais le seul à ne pas comprendre qui j’étais. Cette ironie me fit rire jaune.

Qui suis-je ?

Une bien drôle de question que jusque-là, je ne m’étais jamais posé. Après tout, cela parait si idiot. J’étais Peter, tout simplement Peter. Du moins, je le croyais. Plus j’y réfléchissais et moins j’en étais certain.

En réalité, je n’avais pas de réponse à cette question.

Kacelia arriva une demi-heure plus tard, un large sourire sur son visage. Je l’attendais patiemment à la fenêtre de ma chambre, observant avec attention la foule qui ne faisait qu’emplir au pied la Tour. Tous se dirigeaient dans la forêt, provoquant un assourdissant tumulte.

Habillée tout de bleu, mon amie s’apprêtait à encourager son équipe favorite, sans aucun doute.

« Tu es prêt ? me demanda-t-elle. On va avoir des super places ! Tu vas voir, ça va être génial ! »

Je réussis à sourire. Tant d’enthousiasme, c'était contagieux.

« Je n'attendais que toi ! lui assurai-je »

Elle rit et courut hors de la pièce tandis que je la suivais de la même manière, plus joyeux qu’auparavant. Si seulement tout pouvait paraître si simple.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire CPerch ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0