Chapitre 19 : Une profonde rancœur

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Nous arrivions maintenant en fin de journée. Kalya, bien que d’un tempérament intimidant et quelque peu froid aux premiers abords, était en réalité très bavarde. Je n’avais pas eu beaucoup l’occasion de la questionner car elle me racontait sans s’interrompre l’histoire des siens, prenant à peine le temps de reprendre son souffle.

Pourtant, si les détails qu’elle m’apportait étaient enrichissants, il restait une partie qu’elle évitait : la raison pour laquelle son peuple vivait caché à l’insu des Hommes alors qu’ils auraient dû vivre en harmonie après la Grande Bataille. Lorsque j’avais voulu la questionner là-dessus, au Aloria Menar, elle m’avait fait signe de me taire en m’indiquant dans un souffle qu’elle m’expliquerait plus tard.

J’avais acquiescé, prenant mon mal en patience.

Quelques heures plus tard, nous nous trouvions sur la rive de galais du lac Lithán, dans la partie nord de la forêt. Le soleil descendait peu à peu, parsemant de ses derniers rayons la surface azurée de l’eau. Le vent soufflait doucement, revigorant mon visage de sa fraîcheur. Le silence n’était rompu que par le mouvement des branches qu’agitaient les faibles bourrasques, ou par le piaillement des oiseaux. Sur notre chemin nous avions croisé nombre d’animaux sauvages tels qu’un lapin gris aux très longues oreilles et un raton laveur qui faisait sa toilette et n’avait pas été ravi d’être dérangé. Mais aucun d’eux n’avait fui devant nous, ils nous avaient simplement observés sans démontrer la moindre crainte.

J’en étais resté stupéfait mais pas Kalya qui les avaient salués chaleureusement. Ses paroles avaient été si sincères que je n’aurais pas été surpris que le lapin lui réponde.

Heureusement pour ma santé mentale, ce ne fut pas le cas.

Je souris à ma propre remarque. Jambes étendues, mon regard se perdit sur la surface rougeoyante que prenait la surface du lac par l’impact du coucher de soleil. Tout était si paisible ici que j'en oubliais presque que, pas si loin d’ici, au-delà des arbres et de la muraille de pierre qui les clôturait, se trouvait des créatures si bruyantes que la plénitude relevait de l’impossible : les Hommes.

Un bruit me ramena à la réalité. Une marmotte venait de surgir hors de l'eau et s’ébrouait avec vigueur sur la terre ferme. J’observai le mammifère au pelage gris avec curiosité : je n’en avais jamais approché d’aussi près ! L’animal tourna sa tête vers nous, l’air intrigué, et vint à notre rencontre, sa queue traînante sur le sol et la démarche assurée. Surpris, j’esquissai un mouvement de recul mais elle se dirigea vers Kalya. Cette dernière sourit au rongeur et se mit à le caresser avec naturel, comme s’il s’agissait d’un chat.

J’en restai sans voix et Kalya capta mon regard surpris.

« On ne caresse pas les animaux d’où tu viens ? me demanda-t-elle.

— Si, si, répondis-je en continuant de fixer l'animal, mais pas les marmottes. Du moins, pas à Paris. Celle-ci semble… domestiquée.

— Elle est sauvage, m'assura-t-elle. Mais elle sait que je ne lui ferai aucun mal. Comme tu t’en es rendu compte, le pouvoir qui nous imprègne, offert par le puissant Astérion, nous a rendu bien plus proche de la nature que vous, les humains. Thorlann en est la preuve vivante, chef-d’œuvre de notre harmonie avec la vie. »

Lentement et sans cesser de renifler bruyamment, la marmotte s'approcha de moi. Cela me rappela vaguement ma rencontre avec le chat dans la ruelle de New-York. Ce moment me semblait remonter à une éternité alors que cela ne faisait que six jours. Je tendis ma main prudemment de peur qu'elle ne me morde ou me griffe. Bien que petite, elle avait de sacrées dents ! Pourtant, avec un air amusé, Kalya prit ma main et l'approcha de l’animal qui s'y frotta sans inquiétude.

« Tu vois, tu n’as rien à craindre ! »

Je devais admettre que c'était agréable. Plus que je ne le pensais de caresser un animal au pelage trempé, en tout cas.

« Vu comment les animaux vous adorent, vous devez être végétarien ! dis-je en rigolant. »

L’Elementaris fronça aussitôt les sourcils tout en répondant d'une voix on ne peut plus sérieuse :

« Bien sûr que nous sommes végétariens ! Comment peut-on blesser, tuer et manger des animaux de son plein gré ?! »

Je m’arrêtai immédiatement en comprenant ma bourde. Bien sûr elle avait raison : c'était horrible de songer à tuer un animal. Mais c'était une des lois de la nature instaurée depuis bien longtemps. Les Hommes étaient hominivores et mangeaient des légumes, mais aussi de la viande. Même si voir un abattoir me répugnait et que j’étais contre la maltraitance des animaux, je me savais incapable de devenir végétarien ou végan. Malgré tout, je respectais entièrement leurs points de vue.

Le regard courroucé que me lança Kalya me fit frémir et je détournai les yeux. Il me rappelait horriblement celui de ma mère lorsque je faisais une bêtise. Elle avait le chic pour me faire culpabiliser ! Comme la fois où j’avais cassé un vase en porcelaine qu’elle affectionnait particulièrement... Ce simple souvenir me fit rire noir et je sentis ma poitrine se serrer. Quand reverrais-je mes parents ? Et comment se passeraient nos retrouvailles après tout ce qui s’était passé ? Je n’osais même pas y songer.

Tâchant d’évacuer ma nostalgie, mon regard se perdit de nouveau. Mais ce ne fut pas suffisant, ma gorge restait nouée et mes poings refermés sur un galet. Que n’aurais-je pas fait pour que tout revienne à la normale ? La culpabilité de les avoir quittés sans leur avoir dit la vérité, les laissant ainsi dans l’ignorance et la crainte de ne jamais savoir ce qui m’était arrivé, était insupportable. Depuis quelques temps déjà, j'avais l'impression d’être de plus en plus sensible à mes émotions comme à celles des autres. Positives comme négatives. Et c’était particulièrement désagréable.

Je jetai le galet dans l’eau avec ma main gauche et il ricocha six fois avant finalement de couler. Ma main droite continuait de caresser machinalement la marmotte qui somnolait à présent sur mon genou en savourant la douceur du soleil.

« Tu maîtrises l’eau, dis-je alors à Kalya, c’est bien ce que tu m’as dit ? (Elle acquiesça et j’ajoutai :) Est-ce que je pourrais avoir une démonstration ? »

Elle me dévisagea avant de focaliser toute son attention sur le lac. Elle leva sa main et plissa les yeux, imperturbable. L’instant d’après, un mince tube d'eau, tel un serpent, jaillit de l’eau et se mit à tournoyer dans les airs, m’effleurant légèrement au passage, avant de retourner à sa source et de disparaître, obéissant aux moindres gestes de Kalya.

« Impressionnant, commentai-je.

— Merci. Comme je te l’ai dit, nous ne sommes que quelques centaines capables de maîtriser chaque élément, ce qui est très peu sur les près de dix milles Elementaris présents ici.

— Mais vos éléments sont décidés par hérédité, non ?

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, ta sœur et toi êtes des Elementaris de l'eau parce que vos parents le sont aussi, n’est-ce pas ?

— Deux Elementaris de deux natures différentes peuvent avoir des enfants ensemble. Les enfants hériteront, en effet, de l'un des éléments des parents. Même s'il arrive dans des cas exceptionnels que l'enfant obtienne un élément différent, mais c'est extrêmement rare. Il n’y en a eu qu’une dizaine dans toute notre histoire. C'est le cas d'un de mes amis, il s’appelle Alatorn. Mais pour ma part, ma mère est une Elementaris de l'eau et mon père de la terre. Ma sœur et moi avons hérité de l'élément de notre mère.

— Est-ce que c'est quelque chose qui se trouve dans vos gènes, ou un truc du genre ? »

Si j’aimais les sciences et que j’étais avide d’en savoir plus, elle haussa les épaules comme si cela n'avait pas d'importance.

« Je n'en sais rien et, pour être franche, je m'en fiche totalement. Nous n’étudions pas la science comme vous, les Hommes. Nous nous basons uniquement sur notre morphologie et nos attributs, nos recherches ne vont pas plus loin.

— Et tu ne voudrais pas en savoir plus ? m’étonnai-je.

— Je préfère croire la croyance populaire.

— Qui est ?

— Que l’élément que nous obtenons représente notre principale qualité et notre principal défaut. »

Sa réponse me laissa perplexe.

« Je ne comprends pas…

—Le feu, par exemple, représenterait le courage et l’impulsivité, m’expliqua-t-elle. Un Elementaris de feu aura tendance à tout faire pour protéger ce qu'il aime mais agira sans réfléchir. La terre, reprit-elle après quelques secondes silencieuses, serait le symbole de la patience et la rancœur. Les Elementaris de la terre sont, pour la plupart, ceux qui enseignent à Thorlann, comme Talane. Cependant, ne leur fait jamais un coup bas ou ils te le feraient payer cher.

— C'est noté, répondis-je. Et pour les autres ? »

Je buvais ses paroles, fasciné par le fait que les Elementaris puissent penser que l'attribution de leur élément n'était pas un hasard mais le reflet de leur personnalité. Une vision des choses que je trouvais à la fois surprenante et intéressante.

« Un Elementaris de l'air, poursuivit Kalya, quant à lui, posséderait une grande sagesse. Ce qui semble vrai étant donné que notre plus sage Elementaris, le Kalheni, est un Elementaris de l'air. »

Elle fit une pause, cherchant ses mots.

« Mais ils peuvent aussi être orgueilleux, c'est leur grand défaut. Ils pensent être capable tout entreprendre et de tout accomplir, et cela les rend plus à-même à diriger mais aussi à craindre. Un Elementaris de l'air qui perd le contrôle de lui-même peut alors perdre le contrôle de son élément et devient plus dangereux encore que les autres car c'est l'élément le plus difficile à maîtriser et à contrer. On peut éteindre le feu par l'eau, on peut brûler les plantes et réduire en cendre la roche par le feu ainsi que bloquer l'eau en la résorbant par la terre. Mais comment contrer une tornade ou une tempête ? C'est presque impossible si on n’arrive pas à le raisonner. »

Je hochai la tête devant son explication. Il est vrai que si les quatre éléments étaient puissants, celui de l'air paraissait apte à prendre l’ascendant sur les autres. En découlait donc la difficulté de le maîtriser, d’après ce qu’elle venait de dire.

« Et pour un Elementaris de l'eau ? »

Le regard de Kalya semblait fixer quelque chose d’invisible de l’autre côté du lac. Le soleil avait déjà disparu de moitié derrière la paroi du cratère et faisait briller ses yeux tels deux saphirs.

« La noblesse d’âme et la jalousie. »

Même si je ne dis rien, je me demandai alors si ce n’était pas justement de la jalousie qu’elle ressentait envers sa sœur, elle qui avait développé ses pouvoirs plus tôt et plus facilement que son aînée. Mais je n’étais pas assez stupide pour le lui demander.

« Je trouve intéressante votre façon de voir les choses, finis-je par dire en haussant les épaules, mais je ne l'aime pas trop pour être franc. J'ai l'impression que ça vous range dans des cases. C'est quelque chose que je déteste… (Elle ne réagit pas à ma remarque et après un instant de silence, j’ajoutai :) Il y a une dernière chose que je voulais te demander.

— Laquelle ? demanda-t-elle en reposant son regard sur moi.

— Lorsque que tu m’as fait visiter Thorlann, je n’ai pas vu énormément d’Elementaris. Je me disais qu’ils se cachaient mais, lorsque tu m’as dit votre nombre, j’ai été surpris. Comment pouvez-vous être aussi peu nombreux avec une telle longévité et tant d’années d’existence ?

— L'énergie qui nous parcourt est bien trop importante. Alors qu’on pourrait penser que le pouvoir de la Création faciliterait la procréation, ce n’est pas le cas. En réalité, elle limite le nombre d'enfant chez nous. Il est très difficile pour des Elementaris d'avoir un enfant. Beaucoup trop d'entre nous n'en ont pas malgré la durée de vie de notre espèce. Et pour ceux qui en ont, la grande majorité sont des enfants uniques. Après trois siècles, la femme perd sa capacité à avoir un enfant. Ce qui est tôt étant donné que nous pouvons atteindre les huit cents ans en moyenne.

— Donc toi et ta sœur êtes des cas exceptionnels.

— Je ne dirais pas « exceptionnels » mais il est vrai qu’i y a peu de frère et sœur ici. Mais nous ne sommes pas les seules pour autant. »

Enfin, la question qui me taraudait depuis un moment maintenant, resurgit dans mon esprit. Après maintes hésitations, occupé à observer un poisson argenté qui nageait sous l’eau transparente, je finis par me décider.

« J'ai encore une question. »

Elle soupira mais je pense que c'était plus pour la forme. Elle me regarda, un sourire moqueur au coin des lèvres.

« Je croyais que c'était la dernière.

— Celle-ci sera la dernière, promis-je. Du moins pour aujourd’hui. Pourquoi craignez-vous tant les Hommes ? »

Sa réaction fut immédiate. Ses yeux bleus s’embrasèrent et je la sentis se crisper involontairement.

« Tu ne devrais pas…

— J’ai besoin de savoir, Kalya, l’interrompis-je avec fermeté. »

Cette fois je soutins son regard sans ciller. Pour la première fois depuis le début de cette journée, je ressentis la présence d’Astérion. Lui aussi écoutait avec attention et souhaitait une réponse.

« Après la Grande Bataille, articula finalement l’Elementaris résignée, ton peuple a chassé le mien. »

Je la dévisageai sans comprendre.

« Que veux-tu…

— Je veux dire que vous nous avez abandonnés ! cracha-t-elle avec une agressivité soudaine qui me médusa. Ton peuple a jugé notre peuple responsable de la disparition d’Astérion et de la perte de tant des leurs ! L’égoïsme de l’être humain a contraint les quelques Elementaris encore en vie à fuir et à se cacher pour survivre ! Alors que nous avions appartenu au même peuple et que nous avions risqué notre existence pour vous, vous avez tenté de nous exterminer ! Les miens ont dû fuir plus loin qu’aucun des nôtres n’avait été, traversant l’océan pour s’établir ici avec le peu de force qui leur restait pour y refonder le peuple Elementarien !

— Je… Je ne savais pas… balbutiai-je avec effort.

— Vous nous avez oubliés, pensant que nous étions morts ! Vous nous avez effacés de votre histoire, allant même jusqu’à oublier la divinité qui vous avait sauvés de l’esclavage en se sacrifiant ! Vous ne méritiez pas votre liberté alors que nous, nous devions rester cachés sur notre propre terre en sachant pertinemment que vous pouviez essayer de terminer ce que vous aviez commencé ! »

Je la regardai, abasourdi.

« Et aujourd’hui, toi, l’un des leurs, viens quémander notre aide à nouveau. En sachant tout cela, penses-tu réellement que ton arrivée nous fait plaisir ? L’idée même que les Hommes pourraient nous débusquer et anéantir ce que nous nous sommes efforcés de construire et de conserver depuis tant d’années nous terrifie ! »

Je restais immobile, supportant difficilement sa colère et tout le ressentiment qu’elle pouvait éprouver. Elle se déversait sur moi telle une vague, menaçant de me submerger. Mais je tins bon et cela me fit l’effet d’un électrochoc. Je repoussai sa rancœur tandis que ma peur disparaissait progressivement, remplacée par une détermination farouche.

« Je suis désolé, dis-je d’une voix plus calme que je ne l’aurais espéré. Sincèrement. Mais je n’ai rien à voir avec tout ça. Je trouve ignoble ce qui vous est arrivé et, si je le pouvais, je changerais le passé. Mais aujourd’hui, je suis certain que les humains ne réagiraient pas de cette manière. Vous pouvez trouver votre place dans notre monde ! »

Elle me dévisagea, toujours hostile.

« Tu es idiot si tu le penses vraiment.

— Je suis venu ici sans réellement croire en votre existence mais, en vous voyant, vous ne m’inspirez que passion et dévotion. Je n’ai qu’une envie : découvrir ton peuple et m’intégrer. Nous les humains, on dit qu’il faut laisser le passé derrière soi et aller de l’avant ! Les Elementaris ne peuvent-ils pas faire de même ?

— Tu parles comme si c’était facile !

— Votre colère doit bien s’être apaisée après tout ce temps…

— Pas chez tout le monde ! Les anciens nous ont inculqué leur animosité ! Du plus jeune au plus âgé, tous connaissent l’égoïsme et l’injustice dont vous avez fait preuve !

— Eh bien je me débrouillerai pour vous convaincre, conclus-je avec fermeté. Et si je n’y arrive pas, d’autres y arriveront car vous ne pourrez pas vous cacher indéfiniment. Bientôt il vous faudra renouer avec le monde extérieur, mais en étant visibles cette fois. »

Ce fut à mon tour de la laisser sans voix.

« Rentrons, maugréa-t-elle finalement en se relevant. Il va être l’heure de raconter ton récit à mon peuple. »

Je souhaitais poursuivre cette conversation mais ce n’était pas son cas. Je ne savais d’où m’était venue une telle inspiration mais j’avais dit tout cela avec sincérité et elle avait semblé le sentir. Tandis que je me levai à mon tour, je discernai alors un voile doré haut au-dessus de nos têtes. Ce voile avait la forme d’un dôme et englobait la totalité du cratère. À peine visible, même de nuit, mon regard balaya le ciel à la recherche de sa source. Et soudain je la vis comme si je le savais déjà instinctivement : la Tour des Cieux. Un rayon lumineux dorée s’étendait droit dans le ciel à partir de son toit, avant de se scinder en multiples faisceaux, formant le dôme de protection jusqu'aux bords du cratère.

Je dus me mordre la lèvre pour m’empêcher de questionner Kalya.

Cette dernière m’ignora superbement alors que j’admirais cette magie. Je la rattrapai pour ne pas me perdre et la suivis sur les différents sentiers qui menaient à la tour. Elle allait bien plus vite qu’à l’allée, plongée dans un silence persistant que je n’osais perturber. Le chemin était illuminé par la lumière de la pleine lune ainsi que celle de lucioles qui voletaient un peu partout dans la forêt dans une couleur étrangement semblable à celle de la magie au-dessus de nous.

Après quelques dizaines de minutes, nous débouchions finalement hors de la forêt, dans la prairie fleurie qui entourait la Tour des Cieux. Là, face à moi, tout le peuple Elementaris me dévisageait. Ils attendaient ma venue. Mes poils s’hérissèrent, signes de ma propre nervosité et du tract qui accélérait les battements de mon cœur. Je me revoyais dix ans plus tôt à me préparer à jouer Roméo dans la pièce de théâtre Roméo et Juliette. Sauf que le tract avait été si intense qu’au lieu d’embrasser Juliette, j’avais vomi sur ses chaussures. Une très mauvaise journée, soit dit en passant.

« Suis-moi et ne t’arrêtes pas ! m’ordonna Kalya dans un chuchotement. »

Tâchant de rester droit et de dissimuler mon anxiété, j’obéis tandis que nous traversions la foule. C’était la première fois que je les voyais tous présents. Grands ou petits, costauds ou minces, hommes, femmes et enfants m’observaient comme si j’étais à la fois la plus curieuse et repoussante bête de foire. Ils s’écartèrent sur notre passage tout en conservant ce silence qui rendait l’atmosphère intenable.

Finalement, après un temps qui me sembla interminable, j’atteins un promontoire rocheux devant les grandes portes de la tour. Bien que je fus certain qu’il n’était pas là lorsque j’étais passé quelques heures plus tôt, mon attention était focalisée sur les quatre Elementaris juchés à son sommet qui dominait le reste du peuple. J’en reconnus deux : Talane et Eldaf. Je devinais donc, sans grande crainte de me tromper, que les deux autres n’étaient autre que les deux autres Kalhns de la cité.

L’un avait la peau d’un bleu presque noir, bien plus sombre que celle de Kalya. Appuyé sur une canne en bois épaisse, il me fixait de son regard glacé. Il était plutôt petit, de la même taille que Eldaf, et son dos courbé lui donnait un air de bossu sous sa longue cape blanche. Il paraissait encore plus âgé que le Kalheni bien que, d’après ce que j’avais compris, ce dernier était le plus ancien des habitants de la cité.

Le second Elementaris paraissait plus jeune mais surtout plus effrayant. Mesurant pas loin de deux mètres, il dépassait ses confrères de toute sa taille et sa masse. Bras croisés, les quelques rares rayons du soleil se reflétaient sur sa peau couleur de flamme et dévoilaient une musculature impressionnante sous sa tunique sombre. Son regard braqué sur moi me fit frissonner en découvrant l’un de ses yeux vitreux.

Le borgne, tout comme l’Elementaris bossu, me toisait avec une froide attention tandis que je fendais la foule. Je finis par arriver au pied du promontoire et Kalya s’écarta pour me laisser seul. Le Kalheni s’avança au bord de la roche et dit d’une voix suffisamment forte pour que je l’entende :

« Peter, rejoins-nous je te prie. »

Je ne vis aucun escalier et je ne comptais pas me ridiculiser en escaladant le rocher de trois mètres de haut. Après une hésitation en me questionnant sur la réaction appropriée à adopter, je reculai de deux pas avant de bondir aussi haut que possible. Dans ma précipitation et mon appréhension, j’atterris en manquant de trébucher à côté de Talane, le Kalhn de la terre, qui cligna brièvement des yeux. Il paraissait impressionné par ma faculté. Le Kalheni me regarda et, même s’il ne me sourit pas, m’offrit un imperceptible hochement de tête comme pour m’encourager.

Je m’approchai de lui sans réussir à me détendre en passant entre les deux autres Kalhns qui paraissaient moins enclins à la bienveillance que Eldaf et Talane.

« Tu sais ce que tu as à faire, me souffla le Kalheni en posant une main réconfortante sur mon épaule. Ils vont t’écouter, convaincs-les et tu pourras rester à Thorlann en toute sécurité. Et surtout, ajouta-t-il, tu devras t’exprimer en Esternal. Sinon, ils ne te croiront pas. »

Bien que sa recommandation me parut étrange, je ne lui posais aucune question. Malgré ma gorge nouée et mes intestins qui semblaient faire des montagnes russes à l’idée de s’exprimer devant tout un peuple de créatures magiques qui haïssaient mon espèce, je réussis à acquiescer de la tête. Il s’écarta et me laissa m’approcher du bord.

Devant mon saut, tous les Elementaris avaient commencé à s’agiter en murmurant. Avant que je puisse découvrir si cette excitation m’était favorable ou non, ils se turent tous au même instant. Tous les regards étaient de nouveau braqués sur moi. J’avais l’impression qu’il faisait beaucoup plus chaud tout à coup et je devais avoir de la chance si mon visage n’était pas devenu écarlate. La nausée commençait à grimper au point que j’avais peur de vomir dès que j’ouvrirais la bouche. Je tâchai de contrôler ma respiration et fermai les yeux afin de vider mon esprit.

Trois

J’inspirai une bouffée d’air bien trop chaud qui me donnait à présent l’impression de suffoquer.

Deux

J’expirai avec la lenteur de celui qui ne veut pas arriver à la fin tout en sachant pertinemment qu’il devra faire face à l’assemblée.

Un

J’ouvris les yeux.

Et me mis à parler.

Ma voix, d’abord tremblante et incertaine, finit par s’affermir et devenir plus assurée après quelques phrases hésitantes pour me présenter. Ensuite découla mon récit que les Elementaris écoutèrent sans montrer le moindre signe qui me permettait de deviner s’ils me prenaient pour un fou ou s’ils me croyaient.

Incapable de fixer un point, je poursuivais mon récit en observant chaque visage tourné vers moi. Il me semblait important de leur expliquer qui j’étais avant même de parler d’Astérion. Je leur racontais le quotidien qu’était le mien avant le réveil de l’Immortel. Lorsque finalement je prononçai son nom pour la première fois, les murmures reprirent pendant quelques secondes avant de disparaître tout aussi subitement.

Je leur décrivis ma réaction, mon incertitude face à ce prétendu dieu qui me demandait de lui offrir mon corps pour sauver mon monde de son maléfique jumeau. Et ce fut avec la difficulté de celui qui se savait coupable que j’annonçai mon refus qui fit grimacer et scandalisa grand nombre de mon auditoire. Certains esquissèrent même des mouvements dans ma direction comme pour s’en prendre à moi mais un regard du Kalheni freinait leurs ardeurs instantanément.

Sans me laisser perturber, m’ayant attendu à ce genre de réaction à l’évocation de ma réponse à l’ultimatum d’Astérion, je poursuivis en leur décrivant les capacités qui apparurent au fil du temps : mes capacités physiques décuplées, l’acuité de mes réflexes, la télékinésie, ma capacité à ressentir les émotions des autres et la translatíon. Je me livrais totalement à eux, laissant place à ma plus profonde sincérité afin de leur faire vivre ce que j’avais enduré pour parvenir jusqu’à eux à travers mes mots. Certains moments me parurent insignifiants et lointains, comme mon affrontement face aux motards ou le repas chez mes parents, mais d’autres furent plus difficiles à exprimer comme mon combat face au Xenos qui me fit trembler rien qu’à son évocation.

Et cette fois je ne fus pas le seul. Beaucoup laissèrent place à leur stupeur en apprenant la réapparition de ces êtres du Chaos. Plusieurs mères étreignirent même leurs enfants dans un geste protecteur.

Je conclus finalement mon histoire en racontant mes différentes escales à Vannes, New-York et Phoenix avant mon arrivée à Enelsta Lardosa, la forêt du Renouveau, par le biais de la vision du Kalheni. Ce dernier s’avança à cet instant, en me remerciant d’un regard, avant d’expliquer à son peuple ce qu’il m’avait dit plus tôt : il avait senti ressurgir le pouvoir d’Astérion et avait tenté de l’inciter à venir jusqu’à eux. Mais ce fut moi qui reçus la vision, ayant le contrôle de mon corps et des pouvoirs de l’Eternel. Il annonça à l’assemblée, qui semblait retenir son souffle, ce que j’avais appris le matin même. Je n’avais pas encore véritablement décidé si je souhaitais l’annoncer ou non mais il choisit pour moi en leur annonçant que j’étais le plus puissant descendant d’Astérion lui-même. Il conclut en assurant à haute et éligible voix que ce statut faisait de moi le digne héritier d’Astérion et la meilleure chance de contrer Hepiryon et ses monstres des ténèbres.

Sa capacité à s’exprimer en public était celle d’un orateur accompli, incomparable avec la piètre performance que je venais d’offrir. Pourtant, lorsqu’il me regarda à nouveau, je vis briller ses yeux bleus d’une lueur bienveillante et satisfaite.

Lorsque ses paroles eurent fini de résonner, tous les Elementaris, les uns après les autres, ployèrent lentement le genou devant moi en signe d’acceptation. Pourtant je sentais que c’étaient uniquement les paroles du Kalheni qui les avait convaincus. Le fait qu’un être humain ait hérité l’honneur d’avoir recueilli l’essence de leur divinité devait leur paraître inconcevable. Et qu’il refuse d’offrir son corps comme tribu à ce même Immortel devait être une infâme réaction.

Les paroles de Kalya, qui avait elle aussi ployé le genou et se tenait en avant de la foule, ressurgirent de ma mémoire :

« Vous nous avez oubliés, pensant que nous étions morts ! Vous nous avez effacés de votre histoire, allant même jusqu’à oublier la divinité qui vous avait sauvés de l’esclavage en se sacrifiant ! Vous ne méritiez pas votre liberté alors que nous, nous devions rester cachés sur notre propre terre en sachant pertinemment que vous pouviez essayer de terminer ce que vous aviez commencé ! »

Cette accusation fit ressurgir la culpabilité. Je me sentais indigne d’une telle démonstration d’obéissance venant de ce peuple qui avait tant souffert de la solitude à cause de l’égoïsme du mien. Et à présent je revenais en leur montrant à quel point les êtres humains n’avaient pas changé : je préférais conserver mon libre arbitre au détriment de leur propre liberté et de celle de mon peuple. Mon corps agit de lui-même et mon genou se ploya.

Devant les regards médusés des Elementaris qui relevaient la tête dans ma direction, je me tenais à présent dans la même position qu’eux. Je ne savais pas exactement pourquoi j’avais agi ainsi. Peut-être voulais-je simplement m’excuser ? Ou leur montrer que je n’étais en rien meilleur ou plus important qu’eux ? La chose dont j’étais certain, c’était que j’étais déterminé à apaiser leur colère et leur démontrer l’égalité qu’ils méritaient.

« Rentre à l’intérieur de la tour, me souffla le Kalheni après plusieurs minutes où le temps semblait s’être figé. Je te rejoindrai dans quelques instants. »

Voyant que j’hésitais toujours, il ajouta :

« Ils ont compris ton message, ne crains rien. »

Sans un regard envers le peuple Elementarien, je finis par hocher la tête et me relevai lentement. Puis, je me détournai, descendis du promontoire d’un bond calculé, et me dirigeai à l’intérieur de la Tour qui menait à l’intérieur même du tronc géant porteur de l’édifice. Mon cœur battait la chamade, comme s’il menaçait de s’arracher à ma poitrine.

Une fois à l’intérieur, les pensées encore tourmentées, mes yeux s’écarquillèrent. Je l’avais à présent face à moi, distinctement visible, le rayon doré origine même de la magie qui protégeait Thorlann. Il sortait du sol de ce qui ressemblait à un puit sans fin et se déployait vers le ciel entre les arbres jumeaux. La lumière dégagée offrait des reflets magiques sur l’écorce de l’arbre. Ma première intention avait été de rejoindre mes appartements et d’y attendre les nouvelles du Kalheni mais, soudain, je ne pus ignorer plus longtemps cette sensation. Celle d’avoir oublié quelque chose d’important ici-même. Et mon instinct m’assurait très clairement que cette impression avait un rapport avec la chose qui générait cette magie.

Mon instinct balaya mes tourments.

Je m’approchai du rayon en espérant apercevoir sa source mais son éclat était trop éblouissant. Cependant, à proximité, je me sentis revigorer. Cette énergie était étrangement semblable à celle d’Astérion. Avait-elle un rapport avec lui ? Je dus me retenir de lui poser la question, me rappelant être toujours en froid avec lui.

Je devais découvrir la source de cette énergie par moi-même.

Sauter dans le vide, là où provenait le rayon, m’aurait assuré d’y arriver mais je ne savais à quelle profondeur elle se trouvait. Je n’avais pas envie de mourir écraser après avoir atteint le centre de la Terre. Non, il devait y avoir une autre entrée. Me fiant à mes capacités sensorielles, je fis le tour du puit et pris un couloir illuminé par des torches. La main posée contre l’écorce de l’arbre, je passais devant plusieurs portes closes avant de tourner à droite. Je poursuivis encore avant de descendre un escalier éclairé à la lueur de torches. Je cessai de compter les marches une fois dépassé quarante. À présent, l’écorce avait laissé place à la terre, m’assurant me trouver en-dessous de l’arbre siamois de la tour.

Je me baissai pour éviter une épaisse racine qui appartenait sans aucun doute au géant d’écorce, et descendis encore une dizaine de marches avant d’arriver finalement devant une porte en bois. Usée et poussiéreuse, elle ne semblait pas avoir été utilisée depuis bien longtemps. Pour autant, je sentais que ce que je cherchais se trouvait derrière. Je posai ma main sur la poignée ignorant mes remords. Le Kalheni devait être en train de me chercher à l’instant même, surpris de ne pas me trouver dans mes appartements. Je devais prouver ma loyauté et ma sincérité au peuple des Elementaris et j’étais en train de m’introduire dans un lieu qui, je ne me faisais pas d’illusion, n’était pas autorisé aux visiteurs.

Pourtant, même Kalya avait refusé de me dire ce qui créait ce dôme et offrait sécurité et confort aux Elementaris. Le savait-elle elle-même ? J’avais besoin de le savoir, je sentais que c’était important ! Avant de céder à la culpabilité qui me retournait l’estomac et qui m’incitait à faire demi-tour, j’appuyai sur la poignée. La porte était verrouillée mais je ne voyais aucune serrure. Refusant de m’avouer vaincu, je contractai mes muscles et tirai en employant une bonne partie de ma force. La porte lâcha une plainte mais tint bon. J'allais réitérer ma tentative, me doutant que la porte finirait par céder, lorsqu'une voix résonna dans la galerie :

« Tu ne devrais pas forcer. Si elle est fermée c'est qu'il y a une raison à cela, Peter. »

Mon cœur manqua un battement. Je me retournai aussitôt, honteux de m'être laissé surprendre en train de forcer une entrée verrouillée. Eldaf me fixait, bras dans son dos. À la lumière des torches, son regard ne trahissait aucune émotion. Inquiet, je ne savais s'il était offusqué par mon comportement ou non.

« Je suis désolé, murmurai-je finalement. J'étais juste…

— Attiré ? devina-t-il. »

J’acquiesçai et son regard retrouva sa douceur habituelle.

« Cela ne m'étonne guère, mais j'espère que tu m'excuseras de te demander de ne pas entrer dans cette pièce pour le moment. De toute manière, même ta force exceptionnelle ne fera pas céder la magie qui recouvre cette porte. »

La surprise passée, je m’exclamai :

« Qu’y a-t-il de l'autre côté ? Pourquoi est-ce que ça m'attire autant ?

— Astérion le sait déjà, tu devrais lui demander. Ainsi vous pourrez peut-être vous réconcilier une bonne fois pour toute. »

Je rougis à la suite de sa remarque. Comment Eldaf savait-il que je ne lui avais toujours pas parlé depuis notre dispute ?

« En tout cas, je te demande de ne pas essayer d’entrer tant que je n'aurais pas juger que tu seras prêt. Et même si tu arrivais à entrer, tu ne pourrais pas la déloger. Tu n'es pas prêt et elle le sentira. Cette dernière phrase s'adresse autant à Astérion qu'à toi Peter. »

Je sentis l'esprit d'Astérion remuer. Il écoutait sans aucun doute.

« Déloger quoi ? insistai-je. »

Mais la réponse fut la même :

« Demande à Astérion. Il est plus que temps que vous mettiez vos différents de côtés. Si vous voulez être prêts avant le retour d’Hepiryon, vous aurez besoin l'un de l'autre. Et cela commence par le pardon et l’acceptation. Bonne nuit à vous deux. »

Sur cette dernière phrase, il tourna les talons et remonta les escaliers sans un bruit, tel un courant d’air.

Je soupirai et, mettant ma fierté de côté, finis par céder.

« Je suis désolé Astérion, c'était une réaction idiote que j'ai eu tout à l'heure. Je n'aurais pas dû te dire tout ça, j'étais en colère et… Bref, désolé. »

Après quelques instants où je crus qu’il n’allait pas me répondre, l’Immortel finit par concéder à son tour :

« J'aurais peut-être dû te révéler notre lien de parenté plus tôt. Je ne voulais simplement pas que tu te sentes plus différents que tu ne l'es depuis que je suis pleinement conscient.

— Au point où on en est... ris-je d’un rire sans joie. Je suppose qu’on est quitte, je t’en ai fait pas mal baver aussi. Alors on repart sur de bonne base, ça te convient ? »

Je sentis sa réponse avant même qu’il ne la prononce.

« C’est d’accord. »

Inconsciemment, j’en fus rassuré. J’avais besoin de lui tout autant qu’il avait besoin de moi, même si je refusais de l’admettre.

« Cependant j’ai besoin de savoir, repris-je. Tu sais ce qui se cache derrière cette porte ? Tu sais ce qui produit cette énergie ?

— Je l'ai senti dès que nous sommes arrivés aux alentours de Thorlann. C’est même elle que je ressentais, plus que les Elementaris eux-mêmes, même si je ne m’en étais pas rendu compte avant d’arriver. Elle nous appelle. Elle est aussi impatiente que moi de faire face au Chaos de nouveau. Mais le vieil Elementaris a raison : nous ne sommes pas prêts à l'utiliser. Du moins, pas encore.

— Qu’est-ce que vous avez tous à parler de façon aussi énigmatique ? soupirai-je avec lassitude. »

— L'énergie provient de mon épée, qui s'est probablement écrasé ici suite à mon dernier combat face à mon frère : Atalamos, l'épée de la Création. »

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