Chapitre 20 : L’entraînement

22 minutes de lecture

Ma première nuit chez les Elementaris fut des plus apaisante et revigorante. Un sommeil réparateur, sans le moindre rêve, et qui, pour la première fois depuis bien longtemps, se passa dans un lieu où je me sentais bien. Cependant, l’obscurité laissa bientôt place à l’aube qui perçait vaillamment à travers mes rideaux.

Confortablement emmitouflé dans les draps de mon lit douillet, rien ne semblait pouvoir briser le profond état de paix dans lequel je me trouvais. Du moins, jusqu’à ce que la porte de ma chambre s’ouvre. Soudain ce fut comme si je ne m’étais pas endormi un seul instant. Immédiatement aux aguets, je me réveillai dans un sursaut, prêt à l’éventualité d’un danger. Une douleur foudroyante irradia dans mon crâne, comme si on venait de me le fendre. Comme un imbécile, pour la seconde fois depuis mon arrivée, je venais de percuter l’épaisse branche solitaire qui se trouvait à cinquante centimètres au-dessus de mon lit. Quelle idée de placer un lit juste en dessous ! Je finirais atteint d’une commotion cérébrale avant la fin de mon séjour !

Réprimant un cri de douleur, ainsi que les larmes, c’était à moitié assommé que je jetai un œil vers le perturbateur qui venait de me sortir de mon sommeil si agréable. Me sachant chez les Elementaris, je m’attendais à découvrir Kacelia, un grand sourire aux lèvres, et préparais déjà une réprimande pour m’avoir assuré le pire réveil de toute mon existence. Pourtant, aucun reproche ne sortit de ma bouche en découvrant l’Elementaris qui portait un plateau chargé de nourriture et me faisait face. Je ne l’avais encore jamais rencontré.

Sa peau, de la même couleur que la poudreuse qui ensevelissait Paris l’hiver, contrastait avec ses lèvres rouge vif. Elle me détaillait de ses yeux gris avec une curiosité mal dissimulée. En année humaine, elle devait avoir mon âge, voire un peu moins, comme en témoignait sa jeunesse. Ses cheveux, longs et argentés, tombaient en cascade pour entourer son doux visage d’une beauté renversante, je devais l’admettre. Si le peuple Elementarien m’avait paru beau, chez elle c’était encore plus flagrant. Chacun de ses traits semblait avoir été dessinés dans l’unique but de l’embellir.

Lorsqu’elle vit que je l’observais avec autant d’attention, son regard se durcit et ses yeux semblèrent s’assombrir momentanément. Elle posa le plateau sur la table à sa droite et s’inclina légèrement avant d’annoncer :

« Bonjour, Peter Leroy. Mon nom est Eonia et j’ai été désignée pour m’occuper de vous durant votre séjour. »

Alors que mes pupilles détaillaient avec fascination les motifs argentés qui ornaient sa magnifique tunique bleue, je finis par répondre :

« Euh… d’accord.

— Ayant frappé plusieurs fois sans obtenir de réponse, j’ai supposé que vous dormiez trop profondément et me suis donc permise d’entrer. Vous avez une heure pour vous préparer, ensuite nous nous rendrons au Secölli, là où l’on vous attend pour votre première séance d’entraînement. »

Tandis que j’acquiesçai de la tête, elle saisit une chaise et s’assit à l’écart, bras croisés. Comme il me paraissait évident qu’elle allait patienter ici jusqu’à ce que je sois fin prêt, c’était avec une nette réticence que je finis par me lever. Comme les Elementaris ne m’avaient donné aucun vêtement qui aurait pu faire office de pyjama, j’avais supposé qu’eux-mêmes n’en portaient pas et dormaient nu. Or je détestais cela et avais donc enfilé l’un de mes caleçons, ce qui me permit de garder une certaine pudeur face à Eonia qui ne paraissait en rien gênée.

Au contraire, elle porta un regard intrigué à mon sous-vêtement comme si c’était quelque chose d’inhabituel, avant de faire comme si de rien n’était et d’aller tirer les rideaux pour laisser s’infiltrer les premiers rayons de soleil. Je décidai d’agir comme si elle n’était pas là et pris d’abord une douche avant de découvrir les vêtements apportés la veille durant mon absence. Cette fois, je fus surpris d’y trouver des sandalettes style grec ainsi qu’une tenue sombre plus épaisse, en cuir et en tissu, dénuée de manche. Toujours en silence, j’attaquai ensuite mon petit-déjeuner avec enthousiasme : la nourriture des Elementaris étaient d’une saveur inégalable. De leur lait à leur pain, ainsi que leurs fruits, chaque bouchée emplissait mes papilles de délices.

Si ma baby-sitter, comme je m’amusais à la surnommer, gardait la plupart du temps le regard dans le vide, je ne manquais pas certains coups d’œil qu’elle me portait. À mon grand désarroi, malgré ma capacité à percevoir les émotions fortes des gens, je ne pus deviner exactement ce qu’elle ressentait à mon égard. Mais ce dont j’étais certain, c’était d’avoir vu de la perplexité dans ses pupilles orageuses. Et j’avais la désagréable impression que cela n’avait rien à voir avec mes sous-vêtements atypiques.

L’heure arrivait bientôt à son terme.

Nous avions quitté la Tour des Cieux et suivions le même chemin que Kacelia m’avait montré la veille. À mon grand étonnement, même tôt, la cité était déjà trépignante de vie. Si certains Elementaris surgissaient des arbres sans un bruit pour se diriger vers des destinations inconnues, d’autres étaient déjà attelés à leurs tâches.

Je croisai de grandes charrettes remplies de fruits juste cueillis tirées par trois Elementaris à la musculature imposante. Un autre était plongé dans une intense réflexion et ne fit pas attention à nous, trop occupé à parcourir des yeux un long parchemin, une chouette blanche juchée sur son épaule. Deux autres, à la peau couleur saphir, portaient sur le dos deux cuves remplies d’eau afin d’arroser la végétation en envoyant des jets sans l’aide d’aucun tuyau mais uniquement de leur pouvoir.

La plupart cessaient aussitôt leurs activités pour s’incliner devant moi, à mon grand embarras. Le Kalheni avait raison : le fait d’être l’héritier d’Astérion faisait de moi quelqu’un de respecté parmi les Elementaris. Mais je persistais à douter d’en être digne. Malgré ma détermination, j’étais loin d’être le grand héros qu’ils espéraient probablement voir les sauver.

Une dizaine de minutes plus tard, nous arrivions devant Kenïall et Cléyopæs, les arbres gardiens de l’entrée du Secölli dont l’histoire m’avait été contée la veille. Kalya nous y attendait bien entendu, adossée contre un châtaigner, ainsi qu’un Elementaris que je n’avais pas vu depuis bien longtemps et dont je redoutais les retrouvailles.

« Elysion, murmurai-je en plissant les yeux. »

L’Elementaris aux yeux ambrés et à la peau rougeoyante observait la terre aride du Secölli, nous tournant le dos. Il se retourna en nous entendant arriver.

« Bonjour à vous deux, nous salua-t-il avec amabilité tout en effectuant un geste que j’avais déjà observé auparavant : il posa son majeur et son index sur son front tout en hochant la tête.

— Bonjour, répondit Eonia en exécutant le même geste. »

Pour ma part, je murmurai une vague salutation.

Je n’avais pas pardonné qu’il avait émis la possibilité de m’éliminer dans le seul but de protéger son peuple. Après, bien entendu, je n’oubliais pas qu’il m’avait sauvé la vie face à un ours d’une demi tonne. De ce fait, je ne savais pas encore si je l’appréciais ou non. Mon avis sur Kalya en revanche était déjà plus tranché : elle paraissait froide aux premiers abords, et possédait un très fort caractère, mais pouvait être de bonne compagnie à bien des égards.

Cette dernière nous salua d’un signe de tête et me demanda :

« Tu t’es bien reposé ?

— Oui, assurai-je. »

C’était la stricte vérité, je me sentais frais et en forme.

« Tant mieux, tu en auras besoin. »

Tout en tâchant de ne pas laisser mon esprit imaginer le pire (je me voyais déjà dans l’obligation de traverser un marécage infesté de crocodile), je lui rendis son regard ferme afin de lui prouver que ma motivation était intacte.

« Ce que je t’ai dit hier n’était pas des paroles en l’air. »

Elysion lui jeta un rapide regard mais elle ne répondit rien et me fit signe de les suivre. Eonia nous salua et disparut entre les arbres sans demander son reste. Je la regardai partir, toujours intrigué par les regards soucieux qu’elle n’avait cessé de me lancer depuis son arrivée. Qu’avais-je bien pu faire ?

« Il faudra que je me débrouille pour le lui demander… songeai-je avant de suivre mes instructeurs. »

Ces derniers ouvraient la voie dans un silence qui m’arrangeait : il me permettait de savourer la fraîcheur matinale et le doux vent qui me caressait le visage. Je me doutais que le reste de la journée serait plus chaud et exténuant. Sans grande surprise, nous étions les seuls à venir nous entraîner. Elysion et Kalya finirent par s’arrêter à la frontière d’une branche de la rivière Lithán, large de plusieurs mètres. La beauté de l’eau était incomparable et, comme la veille face au lac du même nom, j’en restais admiratif. Mon regard suivit le petit banc de poissons argentés qui passa sous mes yeux de la même couleur que les pierres qui parsemaient le fond.

Le raclement de gorge de Kalya me ramena à la réalité.

« Par quoi on commence ? questionnai-je mes instructeurs en détournant mon regard de la surface azurée. Vous n’avez apporté ni arme ni armure ? »

En effet, tous deux ne portaient que de simples tenues en cuir semblables à la mienne, n’assurant pas la moindre protection sous les assauts tranchants d’épées ou de lances.

« Tu n’en auras pas besoin, me répondit Kalya. Aujourd’hui, nous allons voir ce que tu vaux. Une fois que je connaîtrai ton niveau et tes capacités, je pourrai évaluer le temps nécessaire pour te former convenablement et perfectionner ce qui a besoin d’être perfectionné. Mais si tes dires sont vrais et que tu as bel et bien vaincu un Xenos, tes capacités doivent déjà être remarquables.

— J’imagine… répondis-je après une hésitation.

— Nous allons voir ça. Je serai ton adversaire et seuls tes poings suffiront. Donne tout ce que tu as, Peter. »

Elysion alla s’asseoir en tailleur sur un rocher, à quelques mètres de nous, et darda son entière attention sur moi, ce qui me stimula. Déterminé à leur prouver que je comptais bien m’investir et faire de mon mieux, je levai mes poings pour faire face à Kalya qui n’esquissa pas le moindre geste, imperturbable.

Pour être franc, j’étais réticent à lui porter le moindre coup. Je m’étais rendu compte de ma propre puissance et, par principe, je n'avais pas envie de frapper une fille, qu'elle soit Elementaris ou pas. Je ne me voyais pas ramener la descendante du Kalheni sur un brancard sous les regards coupables d’Elysion. Malgré tout je me doutais qu’elle était une excellente combattante, son affrontement face au Krull me l’avait prouvé. Mais j’avais foi en mes capacités et mes réflexes. Sans arme elle ne devait pas être bien dangereuse. Ce fut donc sans grande agressivité, ni envie, que j’engageai le combat d’un coup de poing en direction de son épaule. Sans le moindre signe avant-coureur, Kalya saisit mon avant-bras à une vitesse exceptionnelle et me fit basculer sur son épaule. Mon dos percuta le sol avec une telle violence que je ne pus contenir la plainte qui sortit de ma bouche.

« Je pensais avoir été claire en te demandant de donner tout ce que tu avais, grogna-t-elle sans m’aider à me relever. »

Tout en grimaçant, partagé entre la douleur et la surprise, je me remis sur mes jambes et lui fis face de nouveau. Toujours circonspect mais plus méfiant, j’enchaînai plusieurs assauts qui m’avaient permis de vaincre les motards sans difficulté. Elle les évita tous. Ses pieds et le reste de son corps bougeaient avec la fluidité et la vitesse d’un serpent. Après une dizaine de seconde, elle abandonna tout faux semblant et me donna un coup à l’épaule si violent qu’il me déséquilibra, avant de me faire un croche-pied si vif que je m’écroulai une seconde fois.

À nouveau, je n’avais pas vu le coup venir.

« Et moi qui m’inquiétais… me nargua-t-elle. Debout ! »

Après avoir recraché la poussière, je réattaquai. Son visage se durcit encore plus lorsqu’elle dévia mon bras d’un revers sans la moindre difficulté. Je n'allais pas encore assez vite à son goût et cette fois elle me le fit bien comprendre. D’un coup de genoux bien placé, elle frappa mes parties génitales avant de terminer d’une violente attaque dans le torse qui me fit rouler-bouler en arrière. Plié en deux tout en la maudissant intérieurement, je ne retenais plus mes lamentations.

« Maintenant es-tu décidé à te battre comme le digne héritier d’Astérion ou vas-tu continuer à te moquer de moi ? s’époumona-t-elle avec hargne. J’attends, humain ! »

Si j’avais pu voir mon regard à cet instant, j’aurais été certain de ne plus y voir la moindre trace de crainte à l’idée de la blesser. Non, j’y aurais vu les prunelles embrasées de celui possédé par la rage et déterminé à se venger.

J'allais lui faire payer, fille ou pas fille.

Non sans difficulté, je pris appui sur mon genou et me relevai. Me délivrant de toute les entraves et limites que je m’étais imposées, je laissai libre court à ma colère. Sans me retenir, je me jetai sur elle. Je vis une lueur étonnée dans son regard lorsqu’elle évita mon pied d’un mouvement de recul. Mais je ne m’arrêtai pas là, enchaînant à une vitesse surnaturelle mes attaques. Cette fois je voyais bien qu’elle était plus prudente mais, malgré tout, pas une fois je l’atteins. Comme si elle lisait mes pensées et savait à l’avance ce que j’allais faire, elle évitait toutes mes tentatives de la blesser. Finalement, lassée d'esquiver, elle passa dans mon dos, saisit mon bras et le retourna dans une violente torsion. Mon corps suivit.

Souffle coupé, ma joue percuta le sol. Encore.

La joue brulante et la mâchoire endolorie, je braquai mon regard sur elle. À présent le doute s’emparait de moi. Même au summum de mes capacités, elle paraissait imbattable.

D’un signe de tête, elle m’ordonna de me relever.

« Astérion, un peu d'aide ? demandai-je avec espoir, la respiration haletantes tout en essuyant d’un mouvement la sueur qui suintait sur mon front.

C'est à toi d'apprendre à te battre, répondit-il avec fermeté, pas à moi. Tu te débrouilleras seul pour cette partie et cesse de te ridiculiser ! »

Ravalant une remarque acerbe, je me relevai et poursuivis l’affrontement avec la volonté de vaincre Kalya.

Au bout d’une heure, j’étais en nage et j’en avais assez.

Au bout de deux, je souffrais et saignais, blessé par mes chutes à répétition.

Au bout de trois, ma rage s’était muée en une haine si profonde que je voulais non seulement la battre, mais aussi la tuer. Seulement j’en étais incapable et chacun de mes coups était plus faible et lent que le précédent.

« Ça suffit ! J’en ai assez vu ! finit-elle par dire. »

Souffle saccadé et le cœur battant si vite qu’il allait probablement jaillir hors de ma poitrine, je me laissais tomber à genoux, ravalant ma rancœur et ma fierté face à l’horrible vérité : pas une fois je ne l’avais blessée. Pas une fois, je n’avais réussi à la dominer comme elle l’avait fait avec moi des centaines de fois. Comment était-ce possible alors que, j’en étais sûr, mes capacités avaient encore crû depuis mon combat avec le Xenos ?

« Tu n'as pas la moindre technique, vociféra-t-elle après avoir bu quelques gorgées d’eau dans ses mains. Tu donnes des coups hasardeux en misant tout sur ta force brute ! Tes capacités physiques sont peut-être impressionnantes, mais tu es trop prévisible ce qui m’aurait permis de te tuer des dizaines de fois ! Pourtant, j’espérais qu’après avoir été humilié autant de fois, tu finisses par devenir plus prudent et essayes d’esquiver au lieu d’attaquer ! Mais non, tu as laissé ta colère grandir et te dominer, faisant ainsi de toi une cible encore plus vulnérable pour moi ! »

Je lui lançai un regard venimeux avant de plonger la tête tout entière dans l’eau revigorante. Sa fraîcheur allégea quelque peu le supplice que subissait mon corps. Finalement, je repoussai les mèches trempées de mon front pour répliquer à la jeune fille :

« Apprends-moi à me battre au lieu de me ridiculiser ! Je ne suis pas venu pour subir tes railleries et endurer ça !

— Et que crois-tu que je m’efforce de faire ? rétorqua-t-elle avec sévérité. Tu penses que je suis venue pour perdre mon temps ? La première chose que ce combat aurait dû t’enseigner, si tu te servais de ta tête, c’est l’adaptation ! Chaque adversaire sera différent, la manière de le vaincre le sera donc aussi ! Tu aurais dû analyser ma manière de me battre au lieu de…

— Et tu ne pouvais pas me le dire avant ? la coupai-je, agacé. J’ai subi trois heures de torture pour ton simple plaisir « d’enseigner » ? Tu…

— Même si tu n’y as pas prêté grande attention, intervint alors calmement Elysion, tu sais comment elle se bat à présent. D’après toi, qu’aurais-tu pu faire pour prendre le dessus ? »

Il se tenait debout à présent et j’avais presque oublié sa présence. C’était la première fois qu’il ouvrait la bouche depuis le début et, contrairement à Kalya qui s’était moquée de moi tout du long afin de me mettre hors de moi, lui n’avait pas souri une seule fois.

Je fronçai les sourcils en réfléchissant à une réponse.

« J’aurais pu la laisser attaquer, marmonnai-je de mauvaise foi. Et anticiper ses mouvements, comme elle l’a fait.

— Calquer la technique de l’adversaire est une possibilité, admit-il. Cependant Kalya t’aurait dominé malgré tout car tu ne sais pas prévoir les mouvements de l’adversaire. Par contre tu aurais pu l’immobiliser en employant ta vitesse et, ainsi, la contraindre à te faire face sans fuir. »

Je dissimulai ma surprise en regrettant de ne pas y avoir songer.

« Et comment je fais ça ? demandai-je. Elle bouge bien trop vite !

— Utilise ton cerveau ! s’exclama de nouveau l’Elementaris aux yeux bleus. Des personnes bien moins rapides que toi ont déjà réussi à me mettre en difficulté et à m’attraper ! Comment, à ton avis ? »

La réponse me parut évidente.

« La surprise, répondis-je. Mais…

— Exactement ! Si je t’esquive c’est parce que tu es pré-vi-si-ble ! Cesse de me donner des armes que je pourrais retourner contre toi et deviens aussi inventif que le plus rusé des renards ! Si tu me surprends...

— Je t’attrape, terminai-je. Et de quelle manière je t’immobilise ensuite ? »

Elle leva les yeux au ciel comme pour lui demander pourquoi elle devait s'occuper d’une telle corvée.

« Mets-toi en position ! m’ordonna-t-elle. »

Lentement, redoutant le pire, j’obéis.

« Alors, comment je… »

Avant que je puisse terminer ma phrase, elle saisit mon poignet gauche avec sa main droite et m’attira si près d’elle que je sentis son souffle irrégulier près de ma gorge. La rapidité du mouvement ainsi que sa poigne ferme ne me laissèrent guère le temps de réagir. S’ensuivit un coup de pied mémorable dans mon abdomen.

« Ça te va comme démonstration ? me demanda-t-elle tandis que je me relevais à grande peine pour la trois cent quarantième fois. »

Malheureusement pour moi, car je ne rêvais que d’étrangler Kalya, Elysion prit la relève pour la laisser se reposer. Pourtant il fallait bien admettre que cela me permit de reprendre mon souffle également. Pendant près de deux heures, à un rythme beaucoup moins intensif, il s’efforça de me montrer toutes les manières de déséquilibrer un adversaire à l'aide de mes mains, bras, pieds ou autre partie du corps capable d'être dangereuse.

Et croyez-moi, il y en a bien plus qu’on le croit.

Puis il poursuivit mon apprentissage en m’apprenant à lire le langage corporel d’une personne afin de découvrir les plus minimes indices qui me permettraient de deviner une quelconque attaque. Pour cela, il les répéta lui-même de manière plus grossière afin qu’elles soient bien visibles : les légers mouvements de ses mains ou de ses épaules, la position de ses pieds par rapport à son corps, les muscles de ses membres les plus contractés ou encore son regard fixé sur une partie spécifique de mon corps. Une fois que j’en eus connaissance, je pus m’efforcer de les effacer de mon propre langage corporel pour ne pas « donner d’arme » à mon adversaire, comme l’avait si bien dit Kalya.

Une fois Elysion satisfait de mes performances, cette dernière reprit le flambeau en m’apprenant à feinter par le biais de ces techniques. Par exemple en regardant à droite et en frappant à gauche, en détournant l’attention de l’adversaire et en attaquant à l’opposé… Ainsi que maintes autres, trop nombreuses pour que je les mémorise toutes en une journée. En tant qu’enseignante, et non pas tortionnaire, elle était bien plus patiente et supportable. Elle finit même par dire que je ne me débrouillais pas si mal, ce qui apaisa le poids qui pesait sur ma poitrine et diminua l’envie que j’avais de la jeter d’une falaise.

Enfin, ils conclurent la session en m’enseignant les techniques défensives à employer lors d’un combat à mains nues. Le but était d’encaisser les coups avec mes avant-bras afin d’empêcher l’ennemi d’atteindre mes organes vitaux. Cette partie-là, j'étais un peu meilleur car c'étaient des gestes naturels que j'avais déjà employés face au Xenos. Même si ce dernier m’avait tout de même bien amoché. Elysion revêtit même d’épaisses protections en cuir pour ses avants bras, trouvées dans leur armurerie, afin d'encaisser le maximum de coup. Une fois que mes poings devinrent trop douloureux pour poursuivre, ce fut à mon tour de contrer ses offensives.

Et enfin vint la fin de la séance.

Sans mon endurance accrue, jamais je n'aurais été capable de tenir les six rudes heures d'entraînement. Je boitais, mon corps tout entier souffrait et je sentais mon œil gauche gonfler à cause d’un mauvais coup de Kalya. Pourtant, je ne pouvais m’empêcher de me réjouir en m’assurant que j'avais appris des choses utiles qui, la prochaine fois que je lui ferai face, me permettraient de la mettre en difficulté.

J’en étais certain : tout cela aurait une utilité en temps voulu.

Après m’être de nouveau désaltéré, Kalya et Elysion me guidèrent hors du Secölli, dont le paysage désertique commençait à me répugner, et s’installèrent dans une plaine verdoyante au couvert des arbres. Là, Kalya partit quelques instants avant de revenir accompagnée d’un second Elementaris, les bras chargés de nourriture. Mon estomac l’accueillit avec joie : il hurlait famine depuis plusieurs heures déjà.

Le nouvel Elementaris s’inclina devant moi et me salua avec respect après m’avoir offert toute la nourriture qu’il avait apportée. Je le remerciai, surpris d’une telle générosité, mais il s’en alla presque sans attendre. Savourant les douces odeurs qui s’insinuèrent dans mon nez, je me jetai avec avidité sur ce déjeuner préparé à la perfection. L’absence de viande se fit remarquer mais j’étais bien trop affamé pour faire la fine bouche. De toute manière, je savais que les Elementaris étaient trop attachés à la nature pour sacrifier le moindre animal pour moi.

Tandis qu'il croquait dans une pomme, Elysion rouvrit la conversation :

« Cet après-midi, Talane te mènera au Seuz’la pour déclencher tes capacités élémentaires. Tu en auras besoin le plus tôt possible.

— Je pensais qu’il fallait faire un rêve pour pouvoir s’y rendre ? m’étonnai-je en haussant les sourcils.

— En temps normal oui. Seuls les Elementaris ayant été invité dans l’un de leur rêve à s’y rendre sont autorisés à y entrer. Néanmoins, ton cas est différent : tu es un humain. Et les Kalhns ont bon espoir que tes capacités élémentaires se révèleront une fois là-bas. (Il resta silencieux quelques instants avant d’ajouter moins fort :) Nous pensons aussi qu’ils espèrent que tu y découvriras des indices sur ton avenir. »

Alors que je m’apprêtais à croquer dans ma poire, j’interrompis mon geste. Kalya lui lança un regard noir.

« Sur mon avenir ? répétai-je, intrigué.

— Tu devrais laisser les Kalhns l’instruire sur les éléments, intervint l’Elementaris de l’eau avec sévérité. Notre rôle est de lui apprendre à se battre. Ce que peut lui révéler l’antre ne nous regarde pas. »

Elysion la fixa un instant avant de se redresser sans rien ajouter.

« Vous ne pouvez pas me dire ça et vous taire ! m’exclamai-je. Vous…

— Tu le sauras bien assez tôt, me coupa Kalya en balayant ma phrase d’un geste ferme de la main. Et ce n’est pas la peine d’insister, précisa-t-elle devant mon regard buté. »

Je soupirai bruyamment et elle décida de changer de sujet :

« Le Puissant Astérion compte t’apprendre à maîtriser la magie divine ensuite ? D’après ce que tu as dit, tu as déjà des prédispositions envers cette partie de ses capacités, c’est bien ça ? Du moins, plus que pour l’art martial, je l’espère, ajouta-t-elle avec un rictus.

— Je ne l’ai employée que deux fois, répondis-je en ignorant sa pique, et c’était de manière non-intentionnelle à chaque fois. Il m’a dit que c’était une partie très difficile et qu’il ne serait certain que je sois capable de l’employer uniquement lorsque j’aurais terminé mon apprentissage chez vous. C’est bien ça ? ajoutai-je à haute voix à l’intention de l’Immortel.

En effet, répondit ce dernier que je savais attentif à notre conversation.

— Il confirme, dis-je à haute voix car ils ne pouvaient pas l’entendre. »

Les sourcils des Elementaris se levèrent en parfaite synchronisation.

« Il nous entend ? s’étonna Elysion.

— Tout le temps, il voit et entend à travers moi je vous rappelle. Il ne peut simplement pas répondre directement. »

Kalya lança un bref regard à Elysion qui le lui rendit. Ils semblaient enfin réaliser que la présence d’Astérion, en plus de rendre ma vie incroyablement mouvementée, m’empêchait d’avoir la moindre intimité.

« Tous ce que tu fais, il le voit ? répéta finalement Kalya, incertaine.

— Sauf si je lui bloque l'accès mais ça demande de la concentration et je ne peux pas le faire en permanence. Donc la plupart du temps, oui, il voit tout ce que je fais. Une chance, pas vrai ? ajoutai-je avec sarcasme. »

Ils restèrent silencieux le reste de notre repas sans cesser de me scruter avec une lueur qui me paraissait à la fois embarrassée et compatissante.

Comme ils me l’avaient expliqué, Talane, le Kalhn de la terre, vint me chercher près d’une heure après la fin de notre repas. Ce temps me permit de récupérer mais je n’en restais pas moins fatigué et courbaturé.

Après lui avoir résumé notre entraînement en insistant bien sur mon manque de technique que Kalya jugea de « pitoyable » et qui lui valut un nouveau regard meurtrier de ma part, Elysion assura que j’avais fait des progrès et pour cela, je l’en remerciai intérieurement. Ils prirent congés tandis que Talane me fit signe de le suivre en direction du sommet aisément distinguable de la colline rocheuse Seuz’la.

« Tu dois avoir des questions, Peter, n’est-ce pas ? me demanda le Kalhn de sa voix grave et mélodieuse. »

Je détournai mon regard de la colline qui, d’une certaine manière, m’inquiétait. J’appréhendais de plus en plus ce que j’allais y découvrir et la possibilité de mon échec face à l’obtention du pouvoir des éléments. Si je ne les acquérais pas, les Elementaris allaient-ils me chasser de leur cité ?

Talane sembla deviner mes pensées.

« Tu n’as pas à craindre l’antre céleste.

— L’antre céleste ? répétai-je. C’est là que…

— Que les Elementaris dorment une nuit et obtiennent le don exceptionnel des éléments lors de la cérémonie que nous nommons Ternaíre.

— Mais que se passera-t-il à l’intérieur ? Que vais-je voir ? Qu’est-ce qui va… m’offrir cette capacité ? »

Je n’avais pas mentionné le fait qu’Elysion avait laissé entendre que j’en apprendrais sur mon destin mais j’espérais que Talane m’en parlerait de lui-même.

« À l’intérieur de l’antre se trouve un petit bassin d’eau nommé Toslen’i.

Le puit, traduisis-je pour moi-même. Et que devrai-je y faire ?

— Simplement entrer dans l’eau. Et t’endormir. Le lieu inspire le sommeil, tu n’auras aucune difficulté à le trouver. Ensuite, tout se déroulera de lui-même, tu verras.

— Mais que vais-je…

— Nul ne peut prédire ce que tu verras, Peter. Tous les Waléoa qui sont entrés dans la grotte y ont perçu une chose unique en rapport avec leur vie. Cependant, nous gardons secret ce que nous apercevons cette nuit-là : essayer de trouver une signification ou un sens au rêve de la Ternaíre est impossible et se révèle souvent trop intime pour être partager. »

Sourcils froncés, je hochai la tête sans rien ajouter, l’esprit envahi par plus de questions encore. Quelques instants plus tard, le sol devint de la terre couverte de gravillon, de poussière et d’immenses rochers aux formes plus intrigantes les unes que les autres. Enfin, Seuz’la nous fit face. À son pied, la masse rocheuse d’une centaine de mètres de haut paraissait non seulement immense, mais aussi effrayante. Sa roche sombre, dénuée de clarté, et la forme pointue de ses pics en forme de griffes lui offraient une apparence lugubre qui ne me donnait en rien l’envie d’entrer dans l’antre obscur qui se tenait devant nous. Alors qu’à Thorlann, tout était lumineux et rempli de vie, cet endroit semblait appartenir à un autre monde.

Talane s’immobilisa et je fis de même, tâchant de retenir la peur qui accélérait les battements de mon cœur. L’apparence de cette montagne ne me disait rien qui vaille et l’idée d’y entrer seul, vers l’inconnu, me donnait des frissons. Finalement, je posai d’une voix détachée la question qui me torturait l’esprit et dont, je l’espérais, la réponse me soulagerait du poids qui pesait sur mon estomac.

« Que se passera-t-il si j’échoue ? »

Mes paroles rompirent l’inquiétant silence qui régnait aux alentours.

« Que veux-tu dire ? demanda l’Elementaris. »

Je choisis mes mots avec précautions.

« Comment pouvez-vous être sûr que, étant un humain, le je-ne-sais-quoi qui doit m’offrir la capacité d’employer les éléments ne va pas refuser ? »

Talane m’observa d’un regard vert intense.

« Cela me parait évident, non ? Tu sembles être le seul à ne pas comprendre qui tu es, Peter Leroy.

— Alors éclairez-moi, rigolai-je sans le moindre humour, car je ne vois pas ce qui vous apporte une telle certitude.

— Tu possèdes en toi le pouvoir d’Astérion…

— Ça je le sais déjà… marmonnai-je.

— Et son sang, ainsi que celui de son fils, conclut Talane comme si je n’avais rien dit. Et sais-tu qui était son unique héritier ? »

Je fronçai les sourcils avant d’admettre :

« Je sais uniquement qu’il se nommait Celestios mais rien d’autre.

— Seul Eldaf l’a connu ici. Il est mort il y a bien longtemps, peu avant la Grande Bataille. Mais lui était capable d’employer les éléments ainsi que de nombreuses autres capacités que tu as toi-même développées. La télékinésie par exemple. Une partie de son sang coule dans tes veines et, associé à la magie divine d’Astérion, je ne vois aucune raison que tu échoues. »

Il me laissa assimiler ses paroles avant d’ajouter avec bienveillance :

« Tu ne te rends pas compte à quel point tu es spécial, Peter. Cesse de craindre l’inconnu et fais lui face. Je suis certain que, alors, tu te rendras compte que tu es apte à accomplir des choses que tu penses actuellement irréalisables. »

Il se détourna et conclut :

« Je ne sais pas combien de temps durera la Ternaíre mais, lorsqu’elle sera terminée, nous t’attendrons pour poursuivre ta formation. J’enverrai quelqu’un patienter ici-même, relayé chaque jour, jusqu’à ta sortie. Mais pour l’instant, je te souhaite bonne chance, Peter.

Et sur ces paroles, il me laissa seul face à cette nouvelle épreuve.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 9 versions.

Vous aimez lire CPerch ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0