Chapitre 18 : L'histoire des Elementaris

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Sous mes pieds nus, l’herbe douce laissa place au sol rugueux.

« Pourquoi avoir nommé cet endroit « arène » ? demandai-je en contemplant les horizons, la main en visière. Cela n’a rien à voir avec les arènes que je connais. »

En effet, j’avais surtout en tête des enceintes cloisonnées comme le Colisée, par exemple. Ou en tout cas une où Russell Crowe pourrait se battre comme dans Gladiator ! Devant mon regard perplexe, Kacelia m’expliqua :

« C’est ici que nous apprenons à nous battre, ainsi qu’à employer nos pouvoirs pour ceux qui les développent. Comme dans une arène. Une branche du Lithán, la rivière qui entoure la cité entière, coule un peu plus loin et offre un parfait endroit pour manipuler l’eau. Le fait d’être hors du couvert des arbres permet aussi aux Elementaris de l’air de pratiquer leur maîtrise de leur élément plus facilement qu’ailleurs. Et les rochers que tu vois sont les seuls éléments de décor que tu trouveras ici, nécessaire à la maîtrise de la terre pour les Elementaris de la terre. »

J’opinai de la tête sans pour autant être convaincu. Hormis un massif Elementaris à la peau rouge vif qui tailladait un pantin d’entraînement en bois avec deux épées, et deux jeunes Elementaris de l’âge de Kacelia qui se battaient avec des lances, le Secölli paraissait désert. Mais je ne voyais qu’une partie de ce vaste terrain, il pouvait bien se trouver d’autres Elementaris disséminés aux quatre coins.

J’en fis tout de même part à Kacelia :

« Vous ne semblez pas avoir besoin de vous entraîner : il n’y a quasiment personne. Ici en tout cas.

— Pour être franc, me répondit-elle, nous avons quelque peu délaissé l’entraînement martial pour nous concentrer sur des tâches plus importantes à notre vie quotidienne. Hormis les gardes, les Jovërns qui explorent le monde, et nous, les enfants, très peu s’exercent. (Comme pour faire passer mon impression de déception, elle s’élança en s’écriant :) Bon dépêchons-nous ! Suis-moi si tu peux ! »

Et elle détala à une vitesse ahurissante pour une fille de sa taille. Je réprimai un sourire avant de courir après elle. Très vite je la rattrapai et, à sa grande surprise, la dépassai.

« Bah alors ? me moquai-je. On traîne ? »

Elle rit avant de bondir. Sous mes yeux, elle venait de parcourir facilement six mètres, repassant devant moi. Elle me jeta un regard malicieux sans pour autant montrer le moindre signe de fatigue. Je poussai sur mes jambes pour montrer que je ne comptais pas la laisser gagner.

Après plusieurs minutes au coude à coude, elle me fit signe de faire une halte. J’inspirai une grande bouffée d’air frais, savourant cette petite course. Tout comme moi, elle avait le sourire aux lèvres. Son insouciance était tellement contagieuse que c’en était risible.

« Argh ! cria soudainement une voix. »

Je me retournai, surpris, sur mes gardes. Je ne vis d’abord rien, ébloui par le soleil. Puis, le résonnement du métal parvint à mes oreilles et je distinguai, à quelques dizaines de mètres de nous, trois silhouettes sombres dont deux se battaient férocement. Kacelia plissait elle aussi les yeux et finit par soupirer. Elle me fit signe de la suivre, retrouvant du même coup tout son sérieux.

« Je crois que nous venons de trouver ma très chère sœur. »

À pas feutrés, nous nous approchâmes sous la chaleur poignante.

Une fois à proximité, les cris d’un affrontement se firent entendre plus distinctement. Je découvris une jeune Elementaris dont les rayons du soleil se reflétaient sur la peau de la même couleur que l’océan. Celle-ci affrontait avec adresse un monstre de pierre haut de deux mètres. Si l’Elementaris était impressionnante, son adversaire l’était tout autant. La créature avait une forme humanoïde mais un torse trop large et des jambes très courtes qui lui donnaient un air balourd. Il ne possédait aucun visage, il était formé d'un ensemble de pierre empilées les unes sur les autres.

Comment ces pierres pouvaient-elle tenir ?

« C’est un Krull, me souffla Kacelia comme si elle lisait mes pensées. Et il est contrôlé par le second Elementaris, là-bas. »

Elle me désignait un autre de ses congénères qui se tenait en retrait de l’affrontement. Sa peau était presque noire et il portait une longue tunique beige. Bras croisé et regard fixe, il ne nous porta aucune attention, uniquement concentré sur le combat.

Un violent coup me fit sursauter et reporter mon attention sur le duel. Le Krull ne semblait avoir qu’une envie : réduire en bouillie l’Elementaris. Il avait écrasé le sol de ses énormes poings, manquant de peu la jeune fille et y laissant un cratère. Après plusieurs assauts de la créature sans succès, je compris que s’il n’atteignait pas sa cible, c’était grâce à l’agilité et la rapidité hors du commun de l’Elementaris. Elle anticipait et esquivait chaque assaut. Par contre, en représailles, elle ne manquait pas sa cible. Du bout de sa lance brillait une la lame de métal blanche, longue et droite comme celle d'une épée. Avec fougue, elle traçait des arcs gracieux dans les airs qui lézardaient le monstre.

Sous mon regard inquiet, le golem se jeta sur elle et la balaya de ses énormes bras. Elle esquiva l’offensive d’un bond vertigineux assorti d’un salto avant de contre-attaquer. Elle contra le poing de la créature de son manche et virevolta avant de transpercer la jambe gauche du golem avec puissance. Au contact de la lame blanche, le genou du Krull ne put résister et se brisa. J’en restai interdit.

Quelle sorte de matière pouvait briser la pierre avec une telle aisance ?

Le monstre perdit l'équilibre mais tenta malgré tout de la saisir dans sa chute. Tentative qu’elle avait anticipée. Elle se courba en arrière, évitant le poing de la créature, et se redressa avec une souplesse olympienne avant de transpercer le rocher qui servait de ventre à la créature. La lame traversa de nouveau la pierre comme si ce n’était que du carton. Bientôt, cette dernière se fractura pour de bon tandis que, dans un cri sauvage, l’Elementaris retirait son arme. Le Krull s’écroula en morceau sous mes yeux admiratifs.

Des applaudissements brisèrent le silence qui suivit la fin du combat, ils provenaient du second Elementaris qui affichait un large sourire.

« Qui sont-ils ? demandai-je à Kacelia, impressionné par l'art martial de la jeune Elementaris.

— L'Elementaris de la terre, me répondit-elle en désignant celui qui venait d’applaudir, c'est Talane. C’est l’un des Kalhn de la cité, l’un des quatre dirigeants avec mon grand-père. Il gère la plupart des entraînements martiaux et le Krull est l’une de ses spécialités. Il les contrôle comme un marionnettiste dirige ses marionnettes et les utilise comme adversaire pour nous former et nous entraîner. Généralement ils sont plus petits, celui-ci était bien plus gros que ceux que j’ai eu à affronter jusqu’ici. »

Un peu intimidité par la présence de l’Ancien, je tâchai de ne rien laisser paraître aux yeux de Kacelia.

« Quant à l'Elementaris qui vient de combattre, reprit Kacelia, c'est ma grande sœur Kalya. »

Cette dernière nous remarqua au même instant et, après avoir échangé quelques mots avec Talane, nous rejoignit. De plus près, je discernai plusieurs similitudes avec sa sœur cadette. Quelques tâches sombres autour de son nez droit et une chevelure de jais coiffée en une natte qui lui tombait sur l’épaule. Ses yeux et sa peau cependant étaient d’un bleu plus sombre que ceux de sa sœur cadette. Sa musculature était nettement visible sous sa tunique en cuir. Bien que plus petite que moi d’une demi-tête, son visage de marbre et ses yeux plissés démontraient un fort caractère que je n’avais pas aperçu chez Kacelia jusqu’ici.

Une fois face à nous, Kalya, qui, ne semblait pas plus vieille que moi, me détailla de haut en bas. Enfin, elle me transperça d’un regard dénué de chaleur. Malgré la crainte qu’elle m’inspirait au premier abord, j’essayai de me montrer amical et lui souris timidement.

« Très beau combat ! la félicitai-je. Cette façon d'éviter chaque coup était remar...

— Alors, c'est toi l’humain ? m’interrompit-elle. »

Son ton glacial me fit hésiter à poursuivre.

« Euh oui, répondis-je finalement. Je m’appelle…

— Peter, me coupa-t-elle à nouveau. Elysion m’a déjà mis au courant. Est-ce vrai que l’Eternel Astérion se trouve dans ton corps ?

Nouvelle hésitation.

« Eh bien… oui, finis-je par dire. Mais…

— Tu en es certain ? Tu ne parais pas si puissant que ça. »

Mon mince sourire se transforma en grimace. Apparemment je la décevais et je m’en sentis vexé. Pour qui elle se prenait ?

« Kalya, intervint Kacelia. Grand-père veut que nous…

— Je t'ai déjà dit de l'appeler Kalheni ! s’exclama Kalya, plus glaciale encore qu'avec moi. »

Kacelia s’empourpra aussitôt. Ou en tout cas, la peau bleue de ses joues devint plus sombre.

« Au final c'est notre arrière arrière arrière... grand-père ! répliqua-t-elle, la voix tendue.

— Mais, en public, son titre doit passer avant nos marques familiales ! poursuivit sa sœur, agacée.

— Il ne s'en est jamais plaint ! C'est toi qui…

— Oh ! On se calme ! intervins-je en tentant de les apaiser. »

Grosse erreur. Kalya me lança un regard assassin qui me fit déglutir et reculer d’un pas. Ses muscles se raidirent sur sa lance et je me préparais à me défendre si besoin. Je ne souhaitais pas finir embrocher. Je venais de la rencontrer depuis vingt secondes et elle voulait déjà me tuer.

Décidément, j’avais le chic.

« Euh… tentai-je de reprendre avec diplomatie, muscles tendus. Le Kalheni a dit que tu devais me faire visiter Thorlann dans son ensemble et répondre à mes questions. Je suis autorisé à rester parmi vous… et en un seul morceau de préférence. »

Elle me lança un regard furieux qui me laissa bien comprendre que j'allais regretter à un moment ou un autre ma prise de confiance prématurée. Kacelia, elle, fixait obstinément le sol, les poings serrés. Quelque chose me disait que ce n'était pas leur première dispute et sûrement pas la dernière.

« Eh bien ici c'est le Secölli, dit sèchement Kalya. C'est ici que tu t'entraîneras pour devenir un guerrier. Je suppose que Kacelia t’a déjà raconté son histoire ?

— Oui. Qui va m'entraîner ?

— Le Kalheni a décidé que ce seraient Elysion et moi. Je suis la plus apte à faire de toi un bon guerrier car j’ai le temps et le talent pour. Quant à Elysion, il a demandé expressément à participer à ta formation. »

Je retins une grimace.

« La nomination de celui qui sera chargé de t’enseigner l’art ancestral des éléments sera prise dans la soirée, ajouta-t-elle. Mais je suppose que les Kalhns souhaiteront s’en charger. »

Le temps que l’information parvienne à mon cerveau, un Krull aurait amplement eu le temps de me ratatiner. Ma bouche s’ouvrit béatement tandis que je bégayai :

« Qu’est-ce que tu viens de dire ?

— En plus d’être un humain, tu es stupide ?

— Mais, dis-je en éludant son sarcasme, tu insinues que je peux apprendre à utiliser les éléments ?! Les quatre éléments ?! »

Elle soupira bruyamment comme si je venais de lui demander comment lacer mes chaussures.

« Tu dis posséder en toi l'esprit d’Astérion, n’est-ce pas ? Et d’après ce que je ressens, sa puissance coule dans tes veines. Du moins une partie.

— Et quel est le rapport ?

— De quoi Astérion est-il la divinité ?

— Euh… De la Création, risquai-je avec incertitude.

— Et tu penses que ce terme n’est qu’un titre ? Il est l’être de l’expansion, de l’ingéniosité et le maître des éléments primordiaux, pionniers de la vie et de la naissance de cette planète. Ces mêmes qualités qu’il a offertes à ton peuple comme au mien, et ces mêmes éléments dont il a donné accès aux Elementaris. Un accès que ses pouvoirs doivent sans aucun doute t’offrir d’après le Kalheni. Et il a très rarement tort. »

J’en restai sans voix. Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer. C’était la meilleure nouvelle que j’avais entendue depuis bien longtemps ! Comme dans Avatar, je pourrais employer le pouvoir des éléments ! Pourquoi ce stupide dieu ne me l’avait-il pas dit plus tôt ? Je le lui aurais bien demandé si je ne répugnais pas à lui parler. Ce qui m’étonnait cependant, c’était la réflexion du Kalheni. Il semblait savoir tellement de chose et anticiper si rapidement alors qu’il n’avait découvert mon existence que depuis quatre jours, sans même être certain de qui j’étais.

« Mais ne pense pas que ce sera une partie de plaisir, reprit-elle avec un rictus, il m'a fallu de nombreuses années pour maîtriser l'eau. Toi tu n'as que quelques semaines pour te lier aux quatre, d’après ce que Talane m’a dit. C’est impossible que tu y arrives à temps. »

Son attitude négative n’atténua pas mon moral pour autant et conforta même ma détermination à lui démontrer qu’elle avait tort.

« Moi j'ai réussi seule et rapidement à maîtriser l'eau, grommela Kacelia à voix basse et que j’avais presque oublié dans mon euphorie. »

Kalya ne lui prêta aucune attention. C’est alors que Talane, le second Elementaris qui jusque-là gardait ses distances, se décida à s’approcher. Ses yeux d’un vert chlorophylle contrastaient avec sa peau sombre et la blancheur des roches qui pointaient sur le haut de son crâne. La sérénité accompagnait chacun de ses mouvements, tout comme le Kalheni, et sa tunique beige glissait sur le sol sans un bruit.

« Bonjour, Peter Leroy. Ravi de te voir éveiller et en forme.

— Euh… Merci monsieur, répondis-je impressionné par l’assurance qu’il répandait. »

Un sourire se dessina sur ses minces lèvres noires.

« Tu peux me nommer par mon prénom, Talane. Je ne peux rester plus longtemps, j’ai un cours à donner à l’école sous peu et je crois que tu ferais bien de venir, Kacelia. »

Cette dernière ouvrit la bouche pour se plaindre mais Talane leva sa main comme pour empêcher toute négociation.

« Ta sœur peut se charger de Peter, toute seule. »

Kacelia parut déçue mais n’insista pas.

« Nous nous reverrons sous peu, conclut Talane en se tournant vers moi. J’ai été mis au courant de ton réveil et de ton identité. Eldaf semble avoir confiance en toi. De toute manière, ce soir, tout sera plus clair pour tout le monde. En attendant, profite bien de ta visite, tu es entre de bonnes mains. »

Puis il s’éloigna, suivi de près par Kacelia qui me fit un bref signe de la main, l’air abattu.

« Que voulait-il dire ? demandai-je à Kalya. Que se passera-t-il ce soir ? »

Cette dernière prit son temps pour me répondre.

« Hormis les Kalhn et quelques autres Elementaris comme moi ou Elysion, personne n’est au courant de ce que tu renfermes. Beaucoup se posent des questions bien sûr, ils essaient de déterminer pourquoi tu es aussi… semblable à nous. Alors que tu es un Homme.

— Semblable ? »

Je regardai ma peau, craignant qu’elle ne soit devenue bleu ou rouge sans l’avoir remarqué.

« Cette aura lumineuse qui émane de toi est semblable à celle que nous émettons, m’expliqua-t-elle. Tu ne le sens peut-être pas mais, pour nous, c’est comme-ci tu étais l’un des nôtres. Alors que tu n’es qu’un simple humain.

— Alors, ce soir, je devrai annoncer qu’Astérion se trouve dans ma tête. Ainsi que tout ce qui m’est arrivé pour vous rejoindre ?

— Mon peuple doit connaître ton récit pour se préparer au pire : le retour d’Hepiryon. La paix que nous avons connue et chèrement acquise semble toucher à sa fin. »

Son ton sinistre me fit frémir.

« Hepiryon n’est pas encore revenu et, si je suis là, c’est justement pour devenir assez fort pour l’arrêter !

— Et tu penses pouvoir lui faire face ? ricana-t-elle. Un humain capable de faire face à un Immortel ? Le résultat sera le même que si une souris décidait de s’en prendre à un lion : tu finiras en morceau.

— Sympa, répondis-je en retenant une nouvelle grimace. Mais je pense avoir quelques ressources qui pourraient vous surprendre, toi et Hepiryon. Et de toute manière, je n’ai aucunement l’intention de le laisser poser un pied sur ma planète. »

Elle plissa les yeux.

« De bien grandes paroles pour un si petit homme. »

Sans me laisser le temps de répliquer, elle attacha sa lance sur son dos grâce à une lanière et ajouta :

« Suis-moi maintenant. »

Kalya avait apparemment déjà tout prévu.

Avant de me faire visiter Thorlann dans ses moindres recoins, elle décida de me montrer l’apparence de la cité. Elle m’expliqua que la ville était agencée au centre d’un cratère profond de plus d’un kilomètre, dissimulée et protégée par une immense paroi de roche et une mystérieuse magie qui l’enveloppait d’invisibilité, comme me l’avait dit Kacelia. Par quoi avait été formé ce cratère ? Elle ne me le précisa pas. Elle ne m’expliqua pas non plus d’où provenait cette magie, ce qui m’agaça : je détestais les secrets.

L’Elementaris me guida parmi arbres et buissons, me montrant différentes Neyira où vivaient certains de ses amis ou de sa famille avec passion. Ensuite, délaissant l’herbe et la terre, elle me fit traverser un pont de bois qui nous permit de traverser la rivière qui entourait la cité dans son ensemble. Des gardes surveillaient le passage et s’étaient écartés à notre passage sans oublier de me dévisager en silence, ce qui n’avait pas manqué de me mettre mal à l’aise.

Une fois gravi la muraille de pierre par l’intermédiaire d’un immense escalier taillé dans la roche, je pus saisir l’ampleur de lieu dont je n’en avais découvert qu’une partie du haut de ma chambre. La Tour des Cieux, comme l’avait ainsi nommé Eldaf, était bien visible au centre du cratère. Immense structure de dix étages, mélange gracieux du travail du bois des Elementaris et du tronc d’un arbre qui se scindait en deux à sa base, comme deux êtres siamois. Etroitement emmêlés comme deux hélices, et si immenses qu’ils formaient la principale base de l’édifice, l’entrée se situait à la base du tronc, entre d’épaisses racines qui ressortaient du sol et leurs branches permettaient à la structure de tenir. Ce spécimen étrange et curieux, qui parvenait à vivre alors que l’intérieur de ton tronc était creux, devait être unique en son genre.

Je ne pus ignorer l’étrange attraction qu’il m’inspirait. J’avais la sensation d’y avoir oublié quelque chose sans réussir à deviner quoi.

Le soleil gorgeait la plaine fleurie autour de la tour de reflets multicolore et renvoyait des faisceaux verts de l’immense forêt qui dissimulait les habitants à mes yeux. Elle remplissait la coupe telle une mer verdoyante et aurait semblé capable de s’étendre indéfiniment si la paroi de roche n’était pas là pour la contenir.

Kalya me désigna de ses longs doigts fins le Secölli, la zone d’entraînement que nous venions de quitter, un peu à l’ouest, aisément visible par son absence de végétation. Elle poursuivit en me montrant la partie nord de la cité, à l’exact opposé de là où nous nous trouvions. Elle m’expliqua qu’il n’y avait aucune habitation de ce côté car c’était une zone sauvage où la faune et la flore s’épanouissaient en dehors de la vie quotidienne des Elementaris. Bien entendu, son peuple avait le droit de s’y promener sans risque, mais pas d’y vivre. C’était aussi là-bas que se trouvait un troupeau de bovins et de chevaux dont les Elementaris s’occupaient. En échange, les chevaux acceptaient d’être montés et les vaches leurs offraient une partie de leur lait.

Elle m’indiqua aussi un haut point rocheux nommé Seuz’la, ce qui signifiait dans ma langue « la flèche ». D’une hauteur de près de deux cents mètres, la Seuz’la perçait la forêt de sa pointe bien droite exactement comme celle d’une flèche. Ce lieu était tout aussi important pour les Elementaris que la Tour des Cieux. En effet, on y trouvait une grotte sacrée où se déroulait la cérémonie de la Ternaíre. Cette cérémonie avait pour but de permettre aux Elementaris de se connecter plus intensément à leur élément afin d’obtenir la possibilité de les employer. Kalya ne m’expliqua pas en détail comme cela se passait mais, apparemment, lorsqu’ils approchaient de l’âge adulte, certains Elementaris recevaient un rêve qui les incitaient à s’y rendre. Ils en ressortaient plus aguerris et désormais, avec de l’entraînement, capable d’user leur magie élémentaire.

Cependant cela variait d’un individu à l’autre : certains ne faisaient jamais ce rêve alors que d’autres le recevaient plus précocement. Comme Kacelia. Et personne n’en connaissait la raison.

Elle termina sa description du paysage par la rivière Lithán, d’une transparence et d’une pureté sans égale, et qui, de cette hauteur, renvoyait des reflets cristallins et azurés. Elle provenait d’un lac du même nom, situé au nord-est, caché entre les arbres. La description que Kalya m’en fit me laissait imaginer un lac d’un bleu parfait, unique source d’eau de Thorlann. C’était pour cela que les animaux restaient vivre de ce côté de la cité. De nombreuses branches se dispersaient à partir du lac en maints cours d’eau qui offraient l’eau à toute la forêt.

Comme je m’en rendis compte devant ses explications, Thorlann n’était pas une ville au sens où les humains l’emploieraient. Non, elle représentait tout ce qui vivait dans ce cratère, de la terre sous nos pieds aux arbres qui nous couvraient, tout en passant par les habitants qui la peuplaient et les rivières qui la parcouraient. Thorlann était un écosystème parfaitement équilibré. Une zone protégée destinée à protéger ses habitants. Chaque être vivant, végétal ou animal, et chaque élément participant à peser dans la balance pour rendre ce lieu si féérique, en faisait partie.

Cet endroit était simplement et naturellement beau.

« Magnifique, murmurai-je les yeux plein d’étoiles. »

Kalya ne répondit pas mais m’offrit son premier sourire.

Une fois redescendu et de nouveau au cœur de la fourmilière, si j’ose dire, elle me fit visiter les dessous du couvert des arbres. Si les habitations représentaient au moins les trois quarts des édifices, les Elementaris avaient su faire preuve d’ingéniosité dans leur vie de tous les jours.

La Tour des Cieux en était le premier exemple, point dominant de la cité. Mais elle n’était pas la seule. Il y avait tout d’abord l’école dont m’avait parlé Kacelia, grand et large bâtiment rectangulaire de deux étages, uniquement composé de bois et dont le centre aéré était composé d’une cour, espace de jeu privatisé pour les enfants.

Les jeunes Elementaris y entraient à partir de vingt années, soit environ six ans pour un être humain. Leur système scolaire était bien différent de celui que j'avais connu dans mon enfance. Ils étaient aussi séparés par classe selon leurs âges, mais aussi selon leurs éléments. Malgré tout, tous avaient les mêmes cours : l'étude de l’histoire de leur peuple, les aptitudes et pouvoirs qu'ils pourraient potentiellement développer, l'apprentissage de l'Esternal et de langues humaines tels que le chinois et l’anglais, ainsi que du sport, des maths (eh oui, même des maths !) et des sciences. Puis les étudiants se spécialisaient selon s’ils souhaitaient devenir des Jovërns ou rester à Thorlann avant d’être finalement tous réunis lors de leur dernière année scolaire.

Ceux qui avaient démontré des aptitudes élémentaires en passant leur Ternaíre pouvaient même passer le concours de Waléoa, de Gardien. Le titre de Waléoa signifiait que l’Elementaris maîtrisait pleinement l’élément dont il avait hérité. Ce diplôme n’était pas facile à obtenir d’après Kalya. Elle-même en était devenue une, cinq ans auparavant.

Elle m’emmena ensuite me désaltérer à un endroit prisé de Thorlann : Aloria Menar. Cela signifiait littéralement « Souvenirs Passés », et il portait bien ce nom. Tout en dégustant une boisson acide mais particulièrement fraiche dont j’ignorais le nom, elle m’expliqua que le but premier de ce lieu était de réunir anciens et jeunes afin de partager les connaissances et l’histoire de leur peuple. Les anciens Elementaris avaient une place importante dans leur peuple, idolâtrés par les plus jeunes pour leur savoir.

Tout en évitant les regards braqués sur moi, je décortiquai du regard le lieu bondé. Suffisamment grand pour accueillir une cinquantaine de personnes, il était uniquement constitué de tables de bois circulaires, et d’un comptoir. Il n’y avait pas de bâtisse en elle-même car, l’établissement était délimité par les racines d’un arbre qui autrefois avait dû être presque aussi imposant que celui qui formait la Tour des Cieux. Son tronc, large de plusieurs dizaines de mètres, était couché en l’arrière et fendu comme si quelqu’un l’avait coupé maladroitement en deux avec une très grosse tronçonneuse. D’après la légende, une foudre dorée l’aurait un jour frappé avec une telle puissance qu’il en avait été presque entièrement déraciné. Seules quelques racines, suffisamment implantées dans le sol, l’empêchaient de s’effondrer une bonne fois pour toute. Ces mêmes racines faisaient office de murailles tel une main pourvue de millier de doigts afin de privatiser ses entrailles, là où les Elementaris se réunissaient.

Si l’extérieur était déjà en lui-même atypique, l’intérieur l’était tout autant. De nombreuses sculptures, grandes et petites, représentaient les multiples événements qui avaient impacté l’histoire des Elementaris. Alors que je pensais qu’en vivants cachés, les Elementaris avaient connu une histoire fastidieuse, Kalya me démontra que c’était tout le contraire. Elle s’attela à me relater les principaux moments historiques de son peuple avec un intérêt palpable qui capta toute mon attention.

Par exemple, environ 300 ans avant Jésus Christ, un Elementaris de l’eau nommé Telarí avait tenté de prendre le pouvoir à Thorlann. À l’époque ce n’était pas encore les quatre Kalhn qui gouvernaient le village, mais c’était une dénommée Lithanni qui était à la tête de la cité, seule souveraine à cette époque. Telarí avait souhaité la renverser avec un coup d’état et devenir le nouveau meneur, la jugeant trop âgée pour tenir ce rôle. Une terrible guerre civile avait alors éclaté durant exactement vingt-six jours. La ville était à feu et à sang d’après les récits des plus vieux Elementaris, jamais ils n’avaient vécu une telle tragédie au sein de leur cité. Cinq cents Elementaris furent décimés durant les affrontements jusqu’à ce qu’ils prennent fin lorsque Eldaf, le Kalheni actuel, abattit Telarí d’une flèche en plein cœur.

Cet affrontement avait aussi causé la mort de Lithanni qui avait alors laissé sa place à Eldaf dans un dernier souffle. Ce dernier, pour éviter qu’un conflit de ce type ne se produise à nouveau, et que le fardeau de diriger un peuple ne soit pas porté par une seule personne, créa un groupe de quatre Elementaris qui devinrent les premiers Kalhn à gouverner Thorlann. Puis, les Kalhn se succédèrent durant six générations et seul Eldaf garda son poste grâce à sa longévité accrue et à l’amour que lui porte son peuple.

J’appris notamment une autre information que j’estimai très importante et qu’Astérion n’avait pas songé à partager avec moi : l’existence des Áspartes. En français, cela signifie « les Généraux ». Les Áspartes étaient, après Astérion, les plus grands héros du peuple Elementarien. Ce titre appartenait aux quatre premiers humains devenus des Elementaris choisis par Astérion pour le seconder lors de la Grande Bataille. Des sculptures de près de quatre mètres de haut représentaient ces fameux Généraux en armure, brandissant chacun des armes magiques offertes par Astérion lui-même. C’était en questionnant Kalya, qui ne se lassait pas d’en parler, preuve de son amour pour son peuple, que j’appris leurs noms.

D’abord venait Helyon, l’Elementaris du feu et ses lames jumelles à la légèreté inégalable : les Shiróss.

Lithanni, l’Elementaris de l’eau qui avait notamment mené son peuples plusieurs siècles en étant la seule des quatre à survivre à la Grande Bataille, et qui maniait une lance nommée Daery’l dont la virtuosité au combat rendait presque intouchable.

Ensuite venait Hœlén et Kolágn, les Elementaris de l’air et de la terre qui brandissaient respectivement Vysel’ris, l’arc aux flèches célestes, et Nidrülny, la longue épée à deux mains au tranchant incomparable.

Leurs noms se gravèrent dans ma mémoire, pupilles élargies devant ces héros du passé devenus légendaires en se battant face aux ténèbres. Que n’aurais-je pas fait pour qu’ils soient toujours en vie et m’offrent leurs soutiens… Je ne pouvais m’empêcher de trouver fascinante l’histoire aussi riche d’un peuple qui avait eu un tel impact sur la nôtre après être resté caché tant d’années. Sans eux, notre vie aurait été bien différente.

Il y avait tellement d’autres faits historiques, mineurs, représentés par ces sculptures, que je ne pouvais tous les compter. Tant des leurs avaient marqué l’histoire que leur nom méritait de perdurer.

Belniene Ta Listranr, le guérisseur. Celui qui sauva son peuple de la peste noire à l’époque médiévale en trouvant un remède.

Toría’el Gnilwor, l’écrivaine. Celle qui narra toute l’histoire des Elementaris dans tous ses détails, et plus tard, une très grande partie de la vie des amérindiens avant leur dissémination.

Malkei’o Feubœs, le loyal. Celui qui, pour son peuple, fut contraint d’assassiner sa sœur qui prévoyait de révéler l’existence des Elementaris aux humains.

Et tant d’autres suivaient que j’aurais pu passer des jours ici pour en découvrir tous les secrets. Malgré tout, une œuvre sacrée était sans conteste la préférée des Elementaris.

Cette sculpture, la plus chérie de toutes, représentait l’événement le plus grand et le plus tragique de leur histoire. Il avait été à la fois la cause de leur naissance et celle qui avait failli mener à leur extinction. Au centre même du Aloria Menar, afin d’être visible par tous, se trouvait une représentation géante de la première Grande Bataille. Avec une précision indéniable dévoilant le travail colossal que cela avait représenté, on découvrait les Hommes et les Elementaris dirigés par Astérion s’élançant face à l’armée d’Hepiryon chevauchant son Gerydïon géant. L’œuvre était si détaillée et paraissait si… réelle et fidèle à la réalité que cette perfection la rendait presque vivante.

Un talent que seuls les Elementaris devaient posséder.

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