Chapitre 17 : Le Secölli

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Et c’est ainsi que mes nerfs cédèrent pour de bon.

Depuis que j’étais entré dans cet engrenage, dont Astérion était le premier écrou, et qui menaçait de m’écraser à chaque seconde, j’en avais vu beaucoup de choses bizarres.

Un dieu enfermé dans ma tête ?

Des cadavres qui reprennent vie et veulent ma mort ?

Des créatures magiques se cachent dans une forêt Californienne ?

Un cruel Immortel veut se réincarner et je suis le seul espoir ?

Sincèrement, j’avais réussi à supporter tout cela. J’avais encore du mal à digérer pas mal de chose mais je l’avais plus ou moins accepté. Cependant, apprendre que j'avais du sang divin et que mon plus lointain ancêtre se trouvait actuellement dans ma tête, là, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase déjà bien trop rempli. Cette nouvelle eut l’effet d’une bombe sur mon existence. Sans omettre qu’il avait prévu de me voler mon corps alors que je n'étais qu’un simple nouveau-né ! N'avait-il donc aucune conscience ?! Priver un nourrisson d'une vie entière ?! Quel genre de psychopathe ferait ça ?!

Ce qui me choquait le plus, c’était la manière dont il me l’avait dit. Comme si je n’étais qu’une enveloppe vide simplement destinée à réaliser son dessein ! Si j’avais bien compris, si la magie ne s’était pas retournée contre lui lorsqu’il avait brisé le serment qui l’interdisait de prendre le contrôle d’un corps et si je n’avais pas été de son sang, jamais je n’aurais pu dominer son esprit et Peter Leroy n’aurait jamais existé. Ma mère aurait accouché d’un enfant qui aurait été destiné à n’être qu’une marionnette pour permettre à un dieu de revenir sur Terre.

Cette simple pensée me donna la nausée. C’en était trop pour moi.

Face à ma vie qui prenait des tournants de plus en plus chaotiques, un fou rire nerveux, totalement incontrôlable, me parcourut. Je prenais ma tête entre mes mains, ne sachant pas si je devais rire, pleurer ou crier.

Le Kalheni parut déconcerté par ma réaction.

« Peter ? demanda-t-il prudemment, inquiet. Tu…

— Je crois qu'il va me rendre fou ! m’écriai-je, lui coupant la parole. J'en ai marre de tout ça ! De lui ! Marre à un point que vous ne pouvez même pas imaginer ! Qu’est-ce que je ne ferais pas pour retrouver ma vie normale ? »

L’Elementaris fronça les sourcils.

« Qu'a-t-il dit exactement ? »

Il me fallut un moment pour être en état de lui expliquer.

« Il a dit que j’étais le descendant de son propre fils ! Donc son descendant à lui ! Non mais vous y croyez-vous ? Sur le nombre d’habitants qu’on est sur cette planète, c'est sur moi que tout tombe ! D'abord, j'apprends que j'ai une divinité oubliée dans ma tête et maintenant que je commence à peu près à m'y habituer, on m’annonce que je suis le descendant de ce stupide dieu ! Donc je ne suis même pas un humain normal de base ! Et vu tout ce qui me tombe dessus à cause de mon soi-disant sang divin, je laisse ma place à n'importe qui ! »

Le Kalheni sembla stupéfait. Sans lui prêter attention, je donnai un violent coup de pied dans le mur, qui n’eut que pour unique résultat de me faire mal au gros orteil. Je ravalai la douleur et lâchai d’un ton acerbe :

« Mais c'est pas possible ! J'ai dû faire pas mal de conneries dans une vie antérieure pour en arriver à ce point-là ! »

Certains diraient que ma réaction était disproportionnée et que tout le monde rêverait de sortir du lot. D’être exceptionnel. Je l’admets, moi-même, j'avais été le premier à souhaiter obtenir et développer des super-pouvoirs. Sauf que depuis l'attaque du Xenos, j’aurais fait n’importe quoi pour les donner à quelqu'un d'autre et retourner à ma vie normale d'étudiant ! J'en avais ma claque des nouveautés, surtout quand tout s’enchaînait depuis deux semaines ! À peine je m'habituais à un truc qu'autre chose me tombait dessus !

Surprise ! Tu as des super-pouvoirs ! Félicitation !

Surprise ! Des monstres te pourchassent et menacent de te tuer parce que tu représentes une menace pour le retour de leur maître !

Surprise ! Tu es le descendant lointain d’un dieu donc tu n’as pas été choisi par hasard pour un destin qui aura probablement comme aboutissement ta mort. Ah, et ton arrière-arrière… grand-père, qui paraissait plutôt sympa en fin de compte, voulait en fait te voler ton corps et ta vie ! Cadeau !

Jusqu’ici, je pouvais maudire le hasard de mon infortune. Me dire que je n’avais pas de chance et que je devais encaisser. Mais la colère que me provoquait cette dure réalité était telle que tout mon corps tremblait : le hasard n’y était pour rien. Astérion avait attendu ma naissance pendant huit années pour obtenir le corps le plus optimal ! Huit ans à comploter pour s’emparer de mon existence dans son seul et unique intérêt !

Et pour couronner le tout, je n’étais pas normal depuis le départ ! J'étais quoi ? Une espèce d'hybride semi-divin ? On pourrait aussi bien me qualifier de monstre ! Ce que je détestais le plus, c’était de ne pas être libre. Je voulais être maître de mon destin et surtout ne plus être différent, être normal ! Or, ces derniers jours, toute ma normalité disparaissait à petit feu pour ne jamais revenir !

« Peter ! me réprimanda Astérion d'une voix ferme. Calme-toi !

— JE T'INTERDIS DE ME DEMANDER DE ME CALMER ! »

Ivre de rage, j'avais hurlé à haute voix.

Sans que je m’en aperçoive sur le moment, certains objets s’étaient même mis à léviter. Tous mes muscles se contractaient par la fureur que m’inspirait à présent Astérion. C’était alors qu’un frisson me parcourut et qu’une vague d’énergie dorée s’échappa de mon corps sans que je puisse la contenir. La tour entière trembla tandis que mon énergie traversait les murs de la structure, dessinant des lézardes. Il semblait que ma colère tentait de s’évacuer par tous les moyens. Cette libération d’énergie me laissa pantois quelques secondes, mais ne calma pas ma rage pour autant. Mes mains tremblaient toujours tandis que, dents serrées, je tâchais de contenir mon ressentiment qui me dictait de tout détruire.

De blesser celui qui était la cause de tout cela.

Si je le pouvais, je lui aurais tordu le cou. J’avais envie de lui faire mal autant qu’il m’avait fait mal. Toutes les souffrances que j’avais endurées par sa faute ! Ma vie à jamais anéantie par sa faute !

Je n’avais qu’une envie : lui faire payer.

Mon regard passa d’abord sur le miroir à ma gauche dont l’eau était toujours parcourue de secousse par l’énergie qui se libérait de mon corps et qui faisait vibrer l’air. Mon visage était déformé par la haine. Jamais je ne m’étais vu ainsi. Mes yeux brillaient d’une faible mais effrayante lueur dorée tandis que mes longs cheveux donnaient une impression de folie à mon visage. Les muscles de ma mâchoire étaient contractés, tout autant que les autres. Je me dévisageai un instant avant de croiser les prunelles limpides du Kalheni. Alors que, hors de moi, que je venais de faire trembler tout l’édifice, il avait encaissé l’attaque sans sourciller en s’adossant contre le mur, son regard bleu intense braqué sur moi. Il ne dit rien pour m’inciter au calme et pourtant, ses yeux suffirent à me ramener à la raison.

Il attendait que je me reprenne.

Respirations saccadées et mâchoires contractées, je rassemblai tous mes efforts afin de ne pas céder et regretter de nouveau mes pulsions. La dernière fois, lorsque je m’en étais pris aux policiers et aux passants devant le restaurant, je m’étais juré de ne pas laisser cela arriver de nouveau.

Pourtant, cela venait de se reproduire.

Peu à peu, les objets cessèrent de flotter dans les airs et l’eau de la glace redevint aussi lisse qu’elle l’était au départ. Cette pensée sur ma promesse ainsi que le regard du Kalheni avaient suffi à me raisonner. Je n'étais pas du genre à me comporter ainsi, à être aussi colérique et impulsif.

Je serrai le poing cependant lorsqu’une autre pensée me vint : Qu’est-ce qu’Astérion pouvait encore bien me cacher ? Je fermai les yeux pour me concentrer sur rien d’autre que ma respiration. Mon sang battait à mes tempes. Je pris une profonde inspiration par le nez avant d'expirer par la bouche. Il me fallut réitérer cette action par deux fois avant de réussir à parler avec un peu plus de retenue à l’Immortel.

« Pourquoi me l'avoir caché ?! Tu n'aurais pas pu me le dire dès le début ?!

— Si je te l'avais dit dès le départ, tu aurais sûrement réagi encore plus mal ! Tu venais déjà d'apprendre que j'étais coincé dans ton propre corps et qu'un destin des plus grand t'était adressé ! Je me doutais que tu réagirais de cette manière ! Que ce serait trop pour ta pauvre petite conscience !

— Eh bien tu as raison ! C'est trop pour moi !

— Tu te comportes comme un idiot…

— C’est tellement facile pour toi de dire ça ! Je n’ai rien demandé à personne ! Tu sais où je me voyais à cet instant ? À la bibliothèque avec mes amis pour préparer nos examens d’après Noël ! Et puis ensuite Florian nous aurait sûrement proposé d’aller mater une série chez lui le soir pour décompresser… J’aimais ma vie, elle me convenait ! Mais à cause de toi, tout a changé ! Malgré tout, tu t’en fiches ! Tu ne vois que tes petits soucis en omettant que j’avais une vie avant que tu ne viennes tout foutre en l’air ! Et en plus, tu as l’air de croire que c’est un plaisir de partager toutes mes pensées avec toi en permanence !

— Quand cesseras-tu donc de te plaindre comme un enfant ? Tes réactions sont toutes plus puériles les unes que les autres ! Maintenant que tu connais tes origines, tu te dois de faire honneur à tes ancêtres et d’accepter ta destinée !

— Et si je ne veux pas de toi comme ancêtre ? Si je veux simplement être normal à nouveau ? »

Il lui fallut un instant pour me répondre, amer :

« Que tu le souhaites ou non, tu n’as guère d’autres options. Je t’avais laissé le choix : affronter le danger ou me laisser m’en charger. Tu as souhaité te battre par toi-même, tu t’en souviens ? À présent, si cela te semble trop compliqué à supporter, si tu ne peux pas encaisser tout cela, tu peux toujours me laisser ta place !

— Ou bien laisser ma place à quelqu'un d'autre ! Tu dois bien pouvoir sortir de mon corps et prendre le contrôle d'un autre humain qui consente à devenir un héros ! Je lui laisse ma place quand il veut à ce pauvre gars qui devra te supporter !

— C'est impossible ! Comment un simple mortel comme toi pourrait comprendre comment ce processus irréversible fonctionne ? Tu restes borné sur le fait que tu puisses affronter les ennemis qui viendront, mais tu te plains dès que les choses tournent mal ! Si c'est tout ce dont tu es capable et si telles sont tes limites, laisse-moi ta place dès maintenant que je règle le souci ! Tu n'auras plus aucune responsabilité et plus aucune raison de sangloter !

— Tu aimerais bien avoir le contrôle pas vrai ? Après tout, tu as attendu huit ans dans ce but alors me voir développer tes propres pouvoirs doit te sembler insupportable, pas vrai ?! De toute manière, tu peux rêver ! C'est moi qui vivrai ! Jamais tu n'auras mon corps ! Je ne te laisserai pas corrompre mon avenir plus que tu ne l’as déjà fait ! »

Je le laissai digérer ma rancœur avant de conclure :

« Tu n’as en aucun cas le droit de me dicter ma conduite. »

Je coupai court à la conversation en rompant notre connexion.

J’en avais assez qu’il me traite comme un enfant après tout ce que j’avais traversé à cause de lui. Comment osait-il me parler de cette manière ?! Comment osait-il me parler d'un avenir que je n'avais pas choisi et que je devais tout de même suivre ?! Je me retrouvais là, sur un autre continent, à cause de sa fichue querelle entre lui et son frère et leurs ambitions de faire disparaître l’autre !

C’était tout simplement injuste.

Lorsque le calme revint enfin et que la présence de l’Immortel se fit oublier, j’osai enfin croiser de nouveau le regard du Kalheni.

« Je suis désolé que vous ayez assisté à cela, m’excusai-je. »

Après que je venais de faire ce qui aurait pu être interprété comme une attaque, je m’étais attendu à ce qu’il m’en veuille. Même qu’il m’ordonne de quitter sa cité dès maintenant. Pourtant, ces yeux ne trahissaient toujours aucune trace d’hostilité.

« Je comprends ta réaction, me répondit-il calmement. En fait, j’aurais même été surpris que tu acceptes tous ces changements sans réagir. Et avant que j’oublie, Kalheni n'est pas mon nom. Je m’appelle Eldaf, donc appelle moi ainsi, je te prie. Que tu le veuilles ou non, tu possèdes un statut important qui t’autorises à me traiter comme un égal hiérarchique. »

Je hochai légèrement la tête sans rien répondre.

« Souhaites-tu en discuter ? Cela doit te chambouler et…

— Non je n’en ai pas envie. »

Ma voix avait été plus sèche que je ne l’aurais souhaité, mais elle démontrait bien que je ne voulais plus en entendre parler. Il scruta mon regard et sut indéniablement qu’il ne servait à rien d’insister. Il semblait assez intelligent pour comprendre que j’avais simplement besoin de m’aérer l’esprit.

Le regard dans le vide et bras croisés dans le dos, il s’approcha de la fenêtre. Puis, il reprit :

« J'aimerais beaucoup te faire visiter moi-même Thorlann, mais j'ai quelques affaires à m’occuper. Ton arrivée va engendrer quelques changements dans notre quotidien et je dois m’assurer que tout ira pour le mieux. Cependant, je vais faire venir quelqu'un pour te faire visiter. Quant à ton entraînement, j’en ai parlé avec… »

La porte s’ouvrit alors brusquement et Kacelia, la jeune Elementaris qui m'avait réveillée, entra en trombe tout en portant un plateau de fruits dans les mains avec une dextérité hors du commun. Elle s’arrêta dans un dérapage et faillit renverser la montagne de fruits qui devait m'être destinée.

« Tout va bien ? s’écria-t-elle. J’ai senti une secousse traverser toute la Tour ! »

Après un bref regard dans ma direction, le Kalheni la rassura :

« Oui, ne t’en fais pas Kacelia. T’es-tu acquittée de ta tâche ? »

Elle me regarda un instant, soupçonneuse, sans pour autant insister.

« Oui, grand-père. Voici la nourriture, et les trois Kalhn ont été informés du réveil de Peter ! »

Une lueur attendrie illumina le regard de son aïeul.

« Merci Kacelia. J'aurais un autre service à te demander, si cela ne te dérange pas bien entendu.

— Bien sûr, répondit-elle en posant délicatement le plateau de fruit sur la table et en s'approchant de son chef. Je t'écoute !

— Une fois que Peter se sera restauré, j'aimerais que tu le mènes jusqu’à ta sœur afin qu’elle lui fasse visiter notre cité. (Il se tourna ensuite vers moi en ajoutant :) Mes petites-filles t'expliqueront tout ce dont tu as besoin de savoir pour les semaines à venir et ce que tu souhaites apprendre, bien entendu.

— Vous voulez dire que je peux rester ? demandai-je, étonné. Mais vous n’aviez pas d’autres questions ? »

Il me scruta en silence avant d’esquisser un sourire :

— Ton regard me suffit amplement comme réponse pour le moment. Et ton séjour parmi nous assouvira ma curiosité. (Il se dirigea vers la sortie avant d’ajouter :) Cette pièce sera tes appartements tant que tu vivras parmi nous. Sois ici comme chez toi Peter. »

Sur ce, il s’éloigna de sa démarche souple et légère, nous laissant alors seuls, Kacelia et moi.

Discuter avec Kacelia tout en mangeant permit de me détendre et d’oublier pour un temps mon animosité envers Astérion. Ce dernier restait anormalement silencieux et cela me convenait parfaitement. Il attendait sans aucun doute que je m’excuse… Et il en était hors de question. Je n’avais aucune raison d’être désolé, je n’avais rien à me reprocher. Tout était de sa faute et, pour une fois, je ne comptais pas le laisser gagner. Il allait devoir mettre son orgueil de côté s’il voulait me parler à nouveau.

Fort heureusement, mes pensées furent très vite détournées. Je me pris rapidement d’affection pour la jeune Elementaris qui, une fois qu’elle eut compris qu’elle n’avait pas besoin de me traiter comme un roi, se détendit et laissa libre court à son humeur débordant d’enthousiasme.

Même si je l’avais deviné, elle me confirma être la plus jeune descendante de Eldaf, le Kalheni. Elle m’expliqua aussi que la cité était régie par quatre Anciens, nommés les Kalhn, formant le Conseil de Thorlann. Ils se réunissaient régulièrement afin de prendre les meilleures décisions pour maintenir l’équilibre de la cité. Pour cela, ils votaient en toute impartialité tout en portant la confiance de leur peuple. Mais comme ils étaient quatre, il en fallait un qui puisse les départager en cas d’égalité lors des votes. Tel était le rôle du Kalheni : apporter le vote final à chaque décision prise par ce Conseil.

Une fois restauré, Kacelia me guida à l’extérieur de la Tour.

Les immenses portes en bois de la Tour étaient suffisamment hautes pour laisser passer un géant. Elles étaient ouvertes et, d’après Kacelia, elles se fermaient uniquement lorsque les Kalhn étaient réunis au dixième étage.

Une fois l’entrée passée, nous débouchions sur la grande place fleurie de forme circulaire au centre duquel se dressait la tour. Le vent était tombé à présent. Les habitacles de bois, aperçus du quatrième étage où je logeais, restaient présents. C’étaient bel et bien des stands comme je l’avais supposé plus tôt. Des fruits et des légumes y étaient donnés ou certaines fois échangés contre des objets. Je ne les vis troquer aucune sorte de monnaie, ce qui me déconcerta. Mais cela devint le cadet de mes réflexions lorsque tous les regards se braquèrent sur nous sous la lumière du jour. Les Elementaris se figèrent, me dévisageant avec insistance. Avaient-ils ressenti la décharge d’énergie ? M’en voulaient-ils ?

Mal à l’aise, j’accélérai le pas en espérant que Kacelia fasse de même.

« N’aies pas peur, me souffla cette dernière d’un ton apaisant. Ils sont simplement curieux et inquiets par ce que tu représentes.

— C’est-à-dire ? demandai-je, pas le moins rassuré.

— Mon grand-père ne leur a pas encore annoncé qui tu étais. Mais nous avons senti ta puissance croître, même du haut de la tour, et nous sentons que quelque chose d’anormale approche.

— Mais ce n’est pas la seule raison, pas vrai ? Je me rappelle ma rencontre avec Elysion, il était d’abord surpris que je puisse le voir, mais il semblait aussi effrayé que les humains aient vent de votre existence. Il a dit que nous étions une menace. »

Kacelia se mordit la lèvre.

« Je ne suis pas la mieux placée pour te raconter le consensus qui existe entre nous et les Hommes. Par contre, je peux au moins t’expliquer pourquoi Elysion ne pensait pas que tu le verrais. Sans que vous le sachiez, notre peuple a évolué en gardant un œil sur vous. En réalité, nous savons tout de votre histoire parce que nous l’avons vu de nos yeux en voyageant dans votre monde.

— C’est impossible que vous n’ayez jamais été découverts, répondis-je les sourcils froncés. Sauf si vous étiez…

— Invisibles, conclut l’Elementaris avec malice. Bien sûr, il est arrivé que des Elementaris se révèlent à un être humain mais c’est très rare. C’est arrivé deux fois, il me semble. Et je pense que nous avons inspiré l’un d’eux pour décrire les créatures que vous nommez « elfe ». »

J’assimilai l’information, dubitatif.

« Mais comment est-ce possible ? Que vous soyez invisibles, je veux dire.

— De la même manière que Thorlann n’a pas été découvert par ton peuple. Même si tu ne le vois pas pour le moment, un dôme protecteur englobe le cratère où nous nous trouvons et nous rend invisibles aux yeux des humains. Ils ne peuvent pas venir ici, la magie qui nous entoure corrompt leurs esprits pour leur suggérer de faire le tour. Et même s’ils gravissaient le rempart, ils ne verraient rien d’autre qu’une terre déserte.

— Et s’ils décidaient quand même d’avancer sur cette terre ?

— Ils traverseraient Thorlann sans jamais la voir et auraient une soudaine envie de s’éloigner de ce lieu. Seuls les invités peuvent y entrer. (Elle me jeta un regard en biais avant d’ajouter :) Ou quelqu’un comme toi qui possèdes des pouvoirs capables de voir à travers le dôme et notre magie.

— Et c’est cette même magie qui vous rend imperceptibles ? Quelle en est sa source ?

— Nous avons obtenu cette capacité plus tard. La magie provient d’une source extérieure, mais elle nous a imprégnés si longtemps que tant qu’elle persiste, nous avons la possibilité de devenir invisibles aux yeux des humains à volonté. Quant à son origine… je laisserai également quelqu’un d’autre te l’expliquer. »

Malgré mon envie, je n’insistai pas.

Nous arrivions au bout de la prairie fleurie pour entrer dans la forêt. L’envie de questionner Kacelia à propos de cette étrange énergie protectrice s’envola tandis que je découvrais avec émerveillement ce que je n’avais pas pu distinguer du haut de la tour. Je me doutais bien que les habitations des Elementaris devaient se trouver dans cette forêt qui se répandait sur tout le reste du cratère. Mais ce que je ne savais pas, c’était en réalité que chaque maison était accolée à un arbre !

À l’orée de la forêt, les maisons s’alignaient tournées vers la prairie ou vers le cœur de la masse verdoyante. À environ un mètre et demi du sol pour la plupart, les habitations à deux étages étaient en telle harmonie avec la nature qu’on les distinguait à peine. Comme pour la tour où j’avais dormi, le tronc et les branches faisaient partie intégrante de l’édifice structuré par les planches de bois et la verdure. L’union entre les deux était telle qu’on pouvait les manquer si on n’y prêtait pas attention. Chaque arbre était entouré d’un espace délimité par des buissons et des fougères, séparant nettement un verdoyant carré d’herbes.

Kacelia m’expliqua que ces habitations se nommaient Neyira, ce qui signifiait littéralement « foyer ». Le long du chemin que nous suivions, les Neyiras s’étendaient linéairement de chaque côté, et la route principale se scindait pour nous permettre d’entrer plus profondément dans ce véritable dédale. De grands troncs solitaires aux branches couvertes de neige délimitaient nettement le sentier où nous cheminions, nous protégeant du soleil. L’Elementaris bleue marchait en tête mais à un rythme plus lent qui me forçait à avancer plus posément. Elle ne semblait pas enjouée à l'idée de rejoindre sa sœur. J’avais bien vu la moue qu’elle avait faite à la demande de son ancêtre même si elle avait tenté de la contenir. L’avantage était que ce rythme me laissait entièrement le plaisir d'admirer le paysage qui me remplissait d’allégresse.

« Alors on va rejoindre ta sœur, c'est bien ça ? lui demandai-je afin de relancer la conversation.

— Oui, ma grande sœur Kalya, répondit-elle mornement. »

Son ton me surprit. Comment pouvait-être Kalya pour que sa cadette, qui semblait pleine de joie de vivre la plupart du temps, soit aussi peu emballée à l'idée de la rejoindre ?

« Comment vous faîtes pour avoir un environnement aussi pur ? la questionnai-je afin de changer de sujet. Et pour le garder dans un climat d'été aussi longtemps tout en préservant la neige ? »

J’avais encore distingué de la poudreuse dans plusieurs arbres. Ma guide fronça le nez d'un air dégoûté avant de répondre :

« D'après ce que je sais du monde extérieur, les Hommes l'ont beaucoup pollué. Ils sont devenus sales et irrespectueux par rapport aux temps d'avant.

— Tu n'es jamais sorti d'ici ? m’exclamai-je, surpris. »

Ma question était stupide bien entendu. Elle ne devait avoir que treize ans et ne devait pas partir en vacances dans mon monde tous les étés.

« Non, jamais. Je suis encore trop jeune, je n'ai que quarante-huit étés. Mais certains sortent de temps en temps, ce sont les Jovërns.

Des explorateurs, traduisis-je avant de retenir un hoquet de surprise. Eh attends ! Tu as dit que tu avais quel âge ?! »

Elle sourit en éludant ma question.

« Ils sont invisibles aux yeux des hommes, comme je te l’ai expliqué, et ils peuvent ainsi observer l'évolution du monde extérieur. En réalité, je pense que nous connaissons mieux votre Histoire que vous-même. Elysion est un Jovërn et, quand il t'a rencontré, il partait en direction d'une ville… (elle s’interrompit pour réfléchir avant de s’exclamer :) Los Angeles ! Je cherchais le nom ! »

Malgré ses informations passionnantes, je restai stupéfait par sa première révélation. Même si je m'étais douté qu'elle était plus âgée qu'elle n'y paraissait, c'était difficile d'y croire. Cette fille avait le double de mon âge ! Elle aurait aussi bien pu être ma petite sœur que ma mère. Je trouvais cela un peu flippant quand on y réfléchissait bien.

Alors que je m’apprêtais à renchérir, sur notre route surgirent deux jeunes Elementaris à la peau blanche comme neige comme celle du Kalheni. L’un était un garçon et l’autre une fille, tous deux paraissaient avoir mon âge. Ils s’arrêtèrent net face à nous, yeux écarquillés. La fille murmura quelque chose à l’oreille de son compagnon et, sans nous laisser le temps de réagir, une bourrasque souffla, plaquant mes cheveux contre mes yeux. Le temps de repousser la mèche qui m’aveuglait, les Elementaris avaient disparu.

« Qui était-ce ? demandai-je en les cherchant du regard.

— Des curieux, me répondit Kacelia. Comme tous les autres. »

Et elle reprit la marche.

Ce n’étaient pas les premiers que nous croisions. La plupart s’écartaient de notre route en murmurant de façon inaudible tout en me fixant avec insistance. D’autres sortaient même de leurs Neyiras pour m’observer, comme s’ils ressentaient ma présence.

J’avais l’impression d’être une bête de foire.

Après avoir jeté un regard derrière moi sur le chemin désert, je rattrapai l’Elementaris tout en m’efforçant d’ignorer la sensation d’être épié. Je finis par reprendre, sourcils froncés :

« Mais qu’est-ce que vous faîtes pour occuper vos journées ici ?

— Tu penses que nous ne sommes pas assez ingénieux pour nous occuper sans toute votre technologie dont vous êtes devenus addicts ? »

Cette gamine avait du répondant ! Son ton était cependant devenu sombre et je craignis l’avoir vexée.

« Non, non ! m’exclamai-je aussitôt. Ce n’est pas ce que je… Tu te moques de moi ou je rêve ? »

Ma guide retenait à présent difficilement son sourire en essayant de garder un air sévère. Mais ses lèvres s’étiraient légèrement en un sourire.

« Tu aurais dû voir ta tête ! rigola-t-elle. »

Je ne pus me retenir et je souris à mon tour.

« Tu n’as quand même pas répondu à ma question !

— Eh bien, reprit-elle après s’être remise de sa blague, les adultes s’occupent des troupeaux, de la nature et de tous ce qui permet à la cité de perdurer en paix et de conserver sa beauté. Le juste équilibre pour permettre à la faune de vivre paisiblement et à la flore de s’épanouir. Et nous les enfants, nous partageons notre temps entre nos activités quotidiennes, comme aller à l’école ou nourrir les animaux libres par exemple. Et on assiste au Dænami aussi, bien entendu ! »

Aucune traduction ne me vint cette fois.

« Le quoi ? demandai-je, sourcils froncés. Et une école ? Vous avez une école ici ?

— Bien sûr ! s’exclama-t-elle en plissant les yeux. Penses-tu que nous sommes des sauvages incapables de lire ou écrire ? »

Cette fois elle semblait réellement offensée.

« Non, répondis-je simplement. Mais vous y apprenez quoi ?

— L'histoire de notre peuple, énuméra-t-elle. À parler Esternal, à étudier certaines matières comme les mathématiques ou des langues humaines. Et à utiliser nos pouvoirs aussi. Enfin ça ce n’est pas pour tout le monde, tous ne sont pas capables d'utiliser l'élément dont ils ont hérité. »

Les éléments. Voici un sujet qui m’intéressait au plus haut point. Je poursuivais en ce sens afin de la questionner sur cette capacité que je n’avais vu que brièvement dans le souvenir d’Astérion :

« À partir de quel âge vous pouvez les utiliser ? Et votre apparence dépend de l'élément qui vous est attribué ? Comment sont-ils choisis ? Et…

— Oh ! On se calme ! rit-elle. Une question à la fois !

— Oui désolé, dis-je en souriant, un peu gêné. Alors, vers quel âge vous êtes capables de les utiliser ?

— La plupart peuvent utiliser leurs pouvoirs à partir du moment où ils deviennent adultes, c'est à dire vers soixante-dix étés. Certains, même si c'est plus rare, sont capables de les utiliser plus tôt encore. »

Elle s’était exprimée avec tant de fierté que je lui demandai :

« C'est ton cas ?

— Oui ! s’écria-t-elle. Depuis environ deux étés maintenant !

— Et tu maîtrises… l'eau ? suggérai-je. »

Sa peau et ses yeux m'avaient mis la puce à l'oreille, je l’admets.

« Oui, à notre naissance nous sommes imprégnés de l'énergie de l’un des quatre éléments primordiaux : l'air, le feu, l'eau ou la terre. C'est la force de notre élément qui nous rend aussi différents physiquement des Hommes… et aussi plus forts ou plus rapides qu’eux. Certains des miens obtiennent ensuite la capacité de maîtriser l’élément, mais le degré de maîtrise est spécifique à chaque individu.

— Et vous les utilisez souvent ?

— Ils nous sont utiles dans la vie de tous les jours. Et puis la plupart des gardes qui entourent la ville, au cas où nous perdions notre protection, sont aptes à employer les éléments afin de la protéger. Il nous arrive de les utiliser dans des combats amicaux, ainsi que lorsque l'on joue au Dænami.

— Tu en as déjà parlé tout à l’heure, qu’est-ce que c’est ? »

Elle me regarda avec des yeux ronds tout en tournant à gauche sur une petite embouchure.

« Ah oui c'est vrai que tu ne connais pas ! C'est tellement populaire et connu à Thorlann que j'oublie que les humains ne peuvent pas y jouer. Le Dænami, c'est notre unique sport à Thorlann ! Je t’emmènerai voir le prochain match qui a lieu dans quatre jours. Tu verras, c'est génial ! »

Ils avaient aussi développé un sport avec les éléments ? Plus j'en apprenais sur leurs capacités et sur leur vie, plus j'avais de question.

« Avec plaisir ! Et tu es capable de faire quoi avec l'eau ? »

Elle me lança un clin d’œil avant de dire :

« Je te montrerais tout à l'heure, nous arrivons au Secölli. On dit bien « arène » dans ta langue, c’est ça ? (Je hochai la tête, épaté de sa connaissance sur le français) Ma sœur devrait s'y trouver. »

Nous approchions de deux arbres immenses, même comparés aux autres, dont le tronc et les branches étaient d’une blancheur glaciale et les feuilles lançaient des reflets sanguins. Malgré la distance qui les séparait, certaines de leurs branches s’entre-mêlaient pour dessiner une entrée vers un nouveau lieu au plein cœur de la forêt, telle une arche s’ouvrant vers un nouveau monde. Au-delà de ces arbres, une terre déserte et sablonneuse s’étendait à perte de vue.

« Voici Kenïall et Cléyopæs, m’indiqua Kacelia en désignant les deux arbres. Ce sont les gardiens de l’entrée du Secölli : seuls ceux dont le désir est de s’entraîner afin de devenir plus forts peuvent entrer. Tous ceux qui ont le désir de tuer des âmes dignes en ce lieu se verront refuser l’entrée. »

Ne suivant que mon instinct, je m’approchai du tronc de Cléyopæs et posai ma main contre son écorce épaisse, légèrement plus mince que celui de son compagnon. Sous ma main, je sentis une énergie impressionnante bouillonner et, de nouveau, comme lors de mes nuits en forêt, pouls ralentit et s’aligna au sien.

Au centre des couches concentriques de boit, un cœur battait.

« Je ressens… commençai-je avant de m’interrompre de peur de paraître idiot. Je veux dire, on dirait que cet arbre est vivant d’une manière encore plus prononcée que les autres.

— En effet, acquiesça Kacelia d’une voix emplie de tristesse. L’histoire de Kenïall et Cléyopæs est tragique. »

Je fronçai les sourcils, frappé par sa peine soudaine.

« Que leur est-il arrivé ?

— Thorlann n’a pas toujours été aussi paisible qu’aujourd’hui, me raconta-t-elle. Il y a plus d’un millénaire de ça, une guerre civile a éclaté entre deux camps de notre cité. Kenïall et Cléyopæs, jeunes et follement amoureux, furent contraints de prendre parti au côté de leurs familles respectives. Mais lorsqu’ils se retrouvèrent face à face lors de l’affrontement, ils refusèrent de se combattre et comprirent que cette bataille n’avait aucune raison d’être. Mais le père de Kenïall s’en rendit compte et, prit d’une rage folle, assassina Cléyopæs. Kenïall fut anéanti par la mort de sa compagne sous ses yeux et tua son propre père avant de se suicider pour rejoindre sa bien-aimée. Nul ne sait pourquoi ni comment, mais leur amour était probablement si grand que ce geste si beau et noble interrompit l’affrontement pour un temps et leurs corps se muèrent en ces arbre dénués de fleurs et leurs branches s’enlacèrent pour l’éternité. Et comme pour rappeler l’horreur qu’avait subi cette terre, elle devint stérile comme un désert parmi la forêt. »

Les yeux de Kacelia brillaient des larmes qui menaçaient de couler, mais elle se contint et conclut :

« Cette histoire nous rappelle ô combien l’amour est la forme la plus puissante de pouvoir et que, sans lui, notre existence est bien misérable. »

Je scrutai son visage qui restait de marbre malgré sa tristesse si palpable qu’elle me contractait l’estomac. Seuls ses yeux embués la trahissaient. Je reportai mon regard sur le paysage terne que les Elementaris nommaient Secölli. Véritable étendue aride au cœur de la verdoyante forêt que nous venions de traverser, les végétaux semblaient avoir fui cet endroit dont seuls quelques rochers parsemaient le sol. Bien plus loin, minuscule d’ici, la forêt reprenait ses droits. Savoir qu’un affrontement sanglant avait eu lieu ici-même me fit frissonner.

« Tu as raison, dis-je finalement à Kacelia. »

Elle me dévisagea un instant avant d’hocher la tête et de passer entre les deux défunts amoureux. Je la suivis sans hésiter.

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