Evaïs, déjà frais et dispo, me réveille d’un baiser sur le front. Le soleil se lève à peine mais réchauffe déjà le camp de ses rayons. Je m’étire : je suis encore fourbue de ma soirée d’hier. Une fois habillée, je sors de la tente pour me diriger vers l’infirmerie. Sur le chemin, je reçois des “ bonjour, mademoiselle Alyana ” de quelques gardes et soldats. Je souris : mes efforts pour être acceptée semblent porter leurs fruits. Je remarque qu’il y a des carrioles en plus : je vais m’informer de la cause de leur présence.

Elles viennent de Lachea : certains de nos soldats ne peuvent plus combattre, ils vont tout d’abord achever leur convalescence dans un hospice de la ville, puis seront raccompagnés vers leurs familles à Arachnya. Sur les soixante-dix personnes, une vingtaine sont réformées : ils vont devoir pour certains apprendre à vivre avec leur handicap pour d’autres se former pour devenir instructeur. Je suis soulagée qu’il y ait quand même une porte de sortie pour eux. J’aide au déplacement des malades. L’un d’entre eux m’agrippe fermement le bras.

- Mademoiselle…

- Oui, que se passe-t-il ? Vous avez mal ?

- Oh non… En tout cas beaucoup moins qu’hier… Je tenais à vous remercier. Mon père m’a raconté comment vous nous avez soigné ma garnison et moi-même. Vous savez, nous étions en première ligne lorsque ce monstre a balayé le champ de bataille de sa queue…

- Ciel…

- J’ai perdu de nombreux amis dans cette bataille mais… je crois avoir trouvé en vous quelqu’un de spécial. Merci encore mademoiselle.

C’est le soldat dont j’ai cautérisé la plaie en premier : ses paroles me font monter les larmes aux yeux. Une fois que tous les blessés ont été mis dans les carrioles, je les endors afin que le voyage ne soit pas trop douloureux pour eux. Ils ne se réveilleront qu’une fois à l’hospice. Je retourne à l’infirmerie afin d’offrir mon aide. La plupart des blessés légers sont remis : ils vont pouvoir réintégrer leur garnison dès aujourd’hui. Finalement, il ne reste qu’une quinzaine de personnes nécessitant des soins. Lila m’aperçoit et accourt à ma rencontre.

- Alyana ! Alyana !

- Eh bien Lila ! Il n’y a pas le feu au lac ! Que se passe-t-il ?

- Le feu au lac ? me fait-elle toute essoufflée. Quelle drôle d’idée ! (Je me sens rougir) Avec les filles, nous allons au lac nous baigner avant de repartir, je voulais savoir si tu souhaitais te joindre à nous ?

Mon air réjoui provoque son hilarité. Depuis le temps que je rêve de prendre un bain ! Aucune hésitation possible. En revanche, nous ne disposons pas de beaucoup de temps : juste celui que prendra les hommes pour replier le camp. Qu’à cela ne tienne ! Je les accompagne avec plaisir. Il y a quelques femmes Ritsuas et Falanims, Cody, Lila et moi.

Cody a dressé une barrière visuelle autour de nous afin que certains ne se rincent pas l'œil, nous dit-elle ! Nous rions. J’ai l’impression de me retrouver avec une bande de copines à un camping. Nous nous mettons nues sans aucun complexe avant de se glisser dans l’eau plutôt froide du lac. Lila s’approche avec une petite bouteille dont le liquide ressemble à du shampoing. J’en rêve : mes cheveux sont dans un tel état ! Elle en verse une bonne dose dans ses mains et sur ma tête puis me frictionne le cuir chevelu. C’est tout simplement divin !

Lila m’apprend que les Ritsuas et les Falanims ne feront pas partis du voyage vers Nymphea : Evaïs estime que cela est trop dangereux pour eux. Je suis d’accord, personne ne sait ce qui nous attends là bas. Ils nous accompagneront donc jusqu’à l'Océan Turquoise puis repartiront vers Arachnya. Je suis un peu triste de quitter Lila mais je préfère la savoir en vie et en sécurité. Elle me laisse “en héritage”, comme elle le dit, sa bouteille de crème lavante.

Le camp est pratiquement levé : nous sortons de l’eau puis chacune repart à ses occupations. Je vais à la recherche d’Evaïs. Je le retrouve près de notre calèche qu’il a fait remanier afin qu’elle soit moins grande. A ses côtés se trouve Venitia : elle lève vers lui un visage rempli de vénération. Je sens poindre en moi la flèche mesquine de la jalousie. J’accélère malgré moi le pas. Evaïs lève les yeux dans ma direction et un sourire éclaire son visage, au grand dam de la psychique qui me foudroie du regard. Mon prince ouvre son bras afin de m’y accueillir et pose un baiser sur mon front. Je sais que je ne devrais pas mais je plante mes yeux dans ceux de Venitia afin de lui faire comprendre que c’est chasse gardée. Cette dernière s’excuse et s’en va, sans demander son reste.

- Le comportement de Venitia est étrange… ( Je lève les yeux au ciel : ah les hommes !) Il ne nous reste qu’une demi-journée de voyage maximum avant d’atteindre l’océan. Lorsque nous y arriverons, les Ritsuas et les Falanims rejoindront Arachnya. Nous ne serons qu’environ quarante personnes à prendre la mer.

- Un bateau nous y attendra-t-il ?

- Oui, le général m’a assuré qu’il viendrait en personne. Il va falloir à ce moment-là qu’Alois soit attaché et bien visible.

Mon coeur se serre à cette pensée. J’espère que notre plan fonctionnera sans accroc.

Durant le voyage, Evaïs m’assaille de questions concernant mon monde : sa nature, sa composition, ses espèces… je lui montre, comme à Aoi, des images. Il est fasciné. Lorsque je lui annonce que l’être humain est considéré comme la seule espèce intelligente, il n’en revient pas. Pour lui, chaque être vivant a sa propre intelligence : elle diffère juste selon les espèces. Je vais dans son sens.

- Les humains sont les seuls êtres doués de parole : les animaux ont bien leurs cris propres mais ne sont compris que d’eux-mêmes. Après nous avons la prétention de vouloir comprendre nos animaux domestiques, mais cela ne reste qu’une interprétation.

- Les animaux domestiques seraient un peu comme nos familiers c’est ça ?

- Je ne sais pas, qu’est-ce qu’un familier ?

- Tu en possèdes un je te signale… Enfin une…

-Tu parles de Galadryelle ?

- Oui. Tu as conclu un pacte de sang avec elle non ? (J'acquiesce) Bon, normalement le familier est choisi par ton maître de stage parmi trois jeunes animaux déjà entraînés et vous devez grandir et évoluer ensemble avant de passer le pacte. Et je constate encore, mademoiselle, que vous ne faites rien selon nos codes !

Je lui tire la langue. Il souhaite savoir où et comment j’ai rencontré ma zethys. Je lui raconte donc ma mésaventure avec les bandits. Il se crispe lorsque j’évoque le passage où ils m’ont frappé et est étonné de l’intervention de Galadryelle. Enfin, je lui explique comment nous avons conclu le pacte.

- Si je comprends bien, Galadryelle est devenue mon familier lorsqu’elle a mélangé son sang au  mien ?

- Oui c’est exactement ça ! En revanche, je ne m’explique pas le fait que vous ayez pu communiquer par télépathie : non seulement tu n’es pas psychique mais les zethys ne sont pas connus pour être des communicants. Mais après tout, nous ne savons pas grand-chose de cette espèce...

- Où est ton familier à toi ?

- Ne te moques pas… Je n’ai toujours pas fini mon apprentissage… Entre mes obligations de prince et les diverses quêtes militaires, je n’ai pas eu l’occasion de le terminer…

Il semble si triste de ne pas avoir pu le finir que je prends sa main et entrelace nos doigts. Il me sourit avant de continuer à me poser des questions sur mon monde. Je ne sais pas ce qui le choque le plus : le fait de savoir que nous n’avons aucun pouvoir ou le fait que nous avons tout le confort pour pouvoir vivre sans.

Soudain, le son harmonieux d’une flûte nous parvient. Evaïs se tend immédiatement et je sens que ce n’est pas bon signe. La calèche s’arrête et il en descend. Ses yeux s’arrondissent de surprise, surprise qui me semble désagréable.

- Reste là.

Le ton est si impérieux que même moi je n’ose désobéir. Je me demande simplement d’où venait ce doux son. Le voilà à nouveau qui résonne dans les airs : c’est une mélodie tendre, presque comme une berceuse. Une berceuse ? Je l’écoute attentivement… oui… c’est la mélodie de la berceuse de maman ! Je n’en reviens pas ! Décidément, mon enfance a été bercée dans le monde de Noctalya bien plus que je ne le pensais. Elle se coupe et je sais qu’Evaïs a mis en place le bouclier d’insonorisation.

Après un temps long, Evaïs entre dans la calèche et me demande de le suivre. Je sors, éblouie par le soleil. Devant moi se tient la plus belle créature qu’il m’ait été de rencontrer. Sa peau est blanche aux reflets bleus très clair, ses cheveux d’un blond presque blanc sont coupés dans un carré franc ce qui réhausse la candeur de ses grands yeux où l’on ne voit que la pupille d’un violet doux. Ses oreilles sont pointues et ornés de pierres de la même couleur que ses yeux. Elle est nue mais rien dans ses atours ne le suggère. Elle est de la même taille qu’Aoi, toute en finesse et gracieuse. Je sais d’emblée que j’ai à faire à une elfe. A une elfe et à son armée, armée menaçante suspendue dans le ciel lumineux de ce doux matin.

- Je suis Altea, quatrième princesse du trône des elfes, fille de Lynos et d’Aélita, roi et reine de Fairya.

Sa voix est douce. Evaïs me présente comme sa compagne. Nous nous mettons à l’abri des regards. Nous nous asseyons près d’un arbre en cercle : Evaïs, Cody et moi d’un côté, l’elfe accompagnées de deux de ses hommes de l’autre.

- J’ai su que vous déteniez Alois Aqualya, nous dit l’elfe d’une voix bien trop calme. Je souhaite le voir afin de me rendre compte par moi-même des conditions de sa détention.

Je ne sais quoi faire. Aoi est toujours dans mon esprit. Altea, assise à ma droite, prend ma main et examine la bague d’Aoi puis elle plante son regard dans le mien et me sourit. Elle prend mon visage en coupe et me dépose un baiser sur les lèvres. J’ai un mouvement de recul et Evaïs se place d’emblée entre elle et moi.

- Ne crains rien, prince de Tensya… Je ne vais pas te l’enlever. Mon but est tout autre… Tu peux l’appeler, jeune fille : je suis sûre à présent qu’il est en toi. Il ne risque rien avec moi.

- Alois Aqualya.

J’ai prononcé son nom sans même m’en apercevoir. Aoi apparaît alors devant nous. Lorsqu’il aperçoit Altea, il se couvre la bouche de la main, de grosses larmes roulant sur ses joues. Ils se lèvent tous les deux et se rapprochent l’un de l’autre. Leurs mains se joignent dans un entrelacement de doigts. Sur leur visage un doux sourire est apparu et je comprends : Aoi a retrouvé sa bien aimée, son âme sœur. Je sens les battements de son cœur s’accélérer. Comme pour ponctuer cette pensée, il enlace Altea avant de l’embrasser fougueusement, sous les yeux ébahis de notre petite assemblée.

- Altea… Cela fait si longtemps…

- Aoi, je t’ai cherché partout… Partout... Où étais-tu tout ce temps ?

Mon petit prince aquatique baisse les yeux sur leurs mains entrelacées, avant de les relever vers moi. Je comprends aussitôt.

- Evaïs, Cody, venez… Laissons-les seuls. Ils ont des choses à se dire.

- Alyana… commence Evaïs.

- Ne t’en fais pas… Ils n’iront pas loin, Aoi a toute ma confiance. Qui plus est, il est lié à moi par un pacte, je sais qu’il ne fera rien de stupide, même par amour. Aoi nous avons peu de temps...

Aoi me fait un petit signe de tête pendant qu’Altea nous dévisage tour à tour avant de me sourire. Elle congédie ses deux gardes et ordonne le maintien des troupes en bonne entente avec les nôtres. Nous laissons donc les amoureux se retrouver et repartons vers la calèche. Evaïs semble soucieux : se méfierait-il des elfes ? Si oui, pour quelles raisons ? Je le prends par le bras et, sans lui laisser le temps de protester, m’envole avec lui.

Je n’avais pas réalisé que nous étions si proches de l’Océan Turquoise. Je nous dépose sur une falaise rocheuse qui descend à pic vers l’eau limpide. Ces falaises d’un noir d’encre contrastent énormément avec les couleurs claires qui les entourent : le bleu turquoise de l’océan et son écume d’une blancheur immaculée, l’herbe d’un vert tendre au sommet et les couleurs bariolées des arbres et arbustes à fleurs qui poussent, même à flanc de falaises. Je me délecte du spectacle. Evaïs s’approche dans mon dos et m’enlace. Je pose ma tête sur son torse et respire une grande bouffée d’air marin. Nous restons ainsi quelques minutes, en silence, écoutant les bruits divers de la nature brute autour de nous.

- Pourquoi m’as-tu amené ici ?

- Tu avais l’air soucieux et je me disais que si tu continuais à froncer des yeux comme çà, tu finirais par avoir une énorme ride entre eux…

Il éclate de rire avant de me remercier. Je ne sais pas pourquoi mais j’accepte. J’adore l’entendre rire.

- Tu te méfies d’Altea ?

- J’ai toujours appris à me méfier des gens que je rencontre…

- Mmmh… Vraiment ? lui dis-je en haussant un sourcil.

- Oui… Bon... Disons que toi... tu es l’exception… Pour toi, j’ai écouté quelque chose que pourtant j’ignore la plupart du temps… tellement que je pensais l’avoir perdu… ( Je souris et presse mes mains sur les siennes, pendant qu’il fourre son nez dans mes cheveux) En revanche, pour Altea… C’est une elfe : ce sont des êtres changeants, égoïstes, difficiles à cerner. La laisser seule avec Aoi…

- J’ai toute confiance en Aoi et je pense que cette princesse pourrait être une alliée de choix. A mon avis seul mon petit prince peut la convaincre de nous aider. Laissons-lui une chance...

- Alyana ? Evaïs et toi rejoignez-nous. Je te préviens Altea est furieuse…

- Laisse-moi deviner… Elle n’approuve pas ton plan ?

- Très drôle… Merci quand même pour le sarcasme…

- Aoi nous demande de les rejoindre. Petite mise en garde : princesse Altea est en colère…

- Le contraire m’aurait étonné…