Chapitre 6 - Dankred [2/2]

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Un silence atterré flotta un moment dans la pièce. Dankred pouvait sentir l'aura de Leander tiédir sous l'effet de l'anxiété, et cette sensation l'inquiéta plus encore que la réaction d'Isther. L'Arabolie était épuisée. Il n'était pas sûr qu'elle soit en état d'encaisser la moindre mauvaise nouvelle. Leander, lui, semblait davantage capable de raison. Il fut néanmoins surpris quand, de toutes les personnes présentes dans la pièce, ce fut Bleik qui tenta de la réconforter.

— Ne dites pas ça... Aghaz a été construite pour tenir tête aux Néhèbes et l'a fait pendant un demi-siècle. Et, à l'époque, le port de Kahvé n'existait pas ! J'ai étudié les plans de la forteresse. Je suis prêt à parier que les troupes de Solà ne sont mêmes pas parvenues au pied des murs. Et puis, si Andrem est parvenu à vous écrire, c'est qu'il tient toujours Kahvé. Les prisonniers et les morts n'envoient pas de lettre. Tout n'est pas perdu.

— Je vois toujours Sierra, indiqua aimablement Noam, comme s'il n'était pas en train de parler d'un membre de sa propre famille. Elle a peur et elle est triste, mais je la vois.

Cette déclaration ne sembla pas rassurer Isther.

— Quoi qu'il en soit, il leur faut des renforts ! Nous n'avons plus de temps : il nous faut reprendre notre route.

À la stupeur générale, l'Arabolie rejeta ses couvertures et sembla sur le point de se lever. La douleur la coupa en deux avant qu'elle n'ait eu le temps de poser le pied par terre. Elle gémit de douleur, devint livide, mais persista à vouloir amener ses jambes au bord du lit. Leander, visiblement éberlué, la força à se recoucher. Il rabattit les draps sur elle comme s'ils avaient le pouvoir de la ligoter.

— Ne soyez pas ridicule, neiti ! s'emporta-t-il. Vous ne tenez même pas debout ! Nous n'irons nulle part tant que vous ne serez pas entièrement remise !

— Aghaz sera tombée longtemps avant cela ! Nous devons gagner Berhyl de toute urgence !

Dankred se souvint soudainement qu'Isther était venue à Rilke en qualité d'ambassadrice et que, selon Bleik, elle avait eu l'intention de solliciter l'aide d'Olric. Il grimaça. Ce n'était pas le genre de projet qui devait s'ébruiter à Omsterad. Le baron la jetterait probablement dehors s'il se doutait qu'elle souhaitait négocier avec le roi de Rilke.

— Je doute que mon frère vous confie une armée, intervint-il avant même d'y avoir réfléchi. Pas alors que le royaume se trouve au bord de la guerre civile.

— À qui la faute ? rétorqua Isther en le foudroyant du regard.

Dankred rompit d'un pas. Il ne s'était pas attendu à une telle hostilité de sa part.

— Dankred n'est pas pour grand-chose dans ce conflit, s'interposa Bleik. Ne soyez pas injuste.

Isther se renfrogna, puis regarda à nouveau le prince de Rilke droit dans les yeux.

— C'est peut-être vrai. Mais comprenez que je n'ai pas le choix. J'ai besoin d'une armée. Où suggérez-vous que je me procure les hommes nécessaires à la défense d'Aghaz, si ce n'est auprès de votre frère ? Êtes-vous en mesure de m'en fournir, seigneur Dankred ?

— Je... j'aimerais vous aider, mais je ne dispose pas de ce pouvoir, hésita-t-il. Les barons me font à peine confiance. Je ne saurais les convaincre d'envoyer des hommes à Arabòl.

Ni, songea-t-il amèrement, d'épargner la vie du duc d'Omstër. Vaillants, ce qu'il pouvait se sentir inutile !

— La réaction de Lev quand je l'ai moi-même sollicité n'était pas encourageante, confirma Leander avec une grimace. Mais je... j'ai eu le temps d'y réfléchir.

Il sembla hésiter une paire de secondes. Il passa une main tremblante dans ses cheveux brun, quitta de nouveau son fauteuil, et fit les cents pas dans la pièce. Tous le suivirent des yeux, dans l'expectative.

— Dites-leur, encouragea soudain Noam.

— Cela ne va pas plaire à ta cousine, bonhomme.

— Tant pis.

La jeune femme, les mains toujours crispées sur la lettre, le fixa d'un air impénétrable.

— Je vous écoute.

— Très bien. Vous êtes prévenue. Le fait est que, si nous voulons forcer les barons à nous aider, nous devons leur offrir quelque chose en retour, commença le soldat.

Il ponctua sa déclaration d'un regard appuyé en direction de Noam. Le petit garçon, toujours assis près de sa cousine, lui renvoya un visage impassible. Il était clair que Leander lui avait déjà fait part de son plan. A moins qu'il ne l'ait simplement vu se dérouler dans l'esprit du soldat au moment où il l'avait élaboré. Au vu de ses capacités, cela semblait même plausible.

— Vous n'y pensez pas ! s'offusqua Isther en enroulant un bras autour des épaules de son cousin. Ce n'est qu'un enfant !

— À la guerre comme à la guerre, si vous me permettez l'expression. La clairvoyance de Noam serait un atout stratégique indéniable. Imaginez un peu être capable de voir les mouvements de l'ennemi avant même qu'il soit à portée de vue ? Personne de sain d'esprit ne dirait non à un tel avantage, même si cela signifie devoir se séparer d'un millier d'hommes.

Il se tourna vers Noam.

— Avec ta permission, bonhomme. Evidemment.

L'enfant se contenta de hocher la tête. Leander lui adressa un sourire presque fier, puis revint à sa négociation avec Isther. La jeune femme, si elle ne protestait plus, ne semblait pas entièrement convaincue.

— En tant qu'ambassadrice, vous pourriez leur proposer votre aide, en échange d'un appui militaire pour la forteresse. Les barons ne sont pas stupides. Ils considéreront votre proposition. Vous pourrez exiger que le gosse ne se trouve jamais près des combats. Il n'en a pas besoin pour... voir.

Isther hésita. Elle resserra son étreinte et se pencha vers l'enfant.

— Tu es sûr de vouloir faire cela ? Il y aura beaucoup de conversations d'adultes. Beaucoup de violence. Beaucoup de... de morts.

Noam haussa les épaules.

— Il y en a toujours beaucoup.

Le silence retomba dans la chambre. L'Arabolie ferma un instant les yeux, comme terrassée par le poids d'une décision trop difficile pour elle. Dankred l'observa tandis qu'elle se laissait aller dans ses oreillers et croisait les bras sur sa poitrine. Elle avait l'air si fragile qu'il lui sembla soudain invraisemblable que le destin de tout un royaume pèse sur ses épaules. Et puis elle sembla parvenir à une décision. Elle secoua la tête, émit un petit rire désabusé et capitula.

— Sierra va me tuer.

— Si c'est le cas, cela voudrait dire qu'elle aura survécu ! réagit Bleik avec bonne humeur.

Isther et Leander lui jetèrent simultanément un regard noir. Fait exceptionnel : l'ingénieur sembla comprendre qu'ils ne goûtaient guère sa plaisanterie, et agita la main dans un vague signe d'excuse. Le fils du baron, toujours debout, posa les mains sur le pied de lit et se pencha en avant dans l'attitude de quelqu'un qui s'apprête à confier un secret. Instinctivement, le reste des occupants de la pièce l'imitèrent. Dankred avait presque l'impression d'être revenu à l'Académie, quand Bleik et lui s'asseyaient sur son lit pour ourdir leurs frasques nocturnes à l'insu du Recteur. Même si leur sottises de l'époque n'avaient pas grand-chose à voir avec le fait de planifier une guerre, cette atmosphère lui plu. Pour la première fois depuis des mois, il avait l'impression d'être en compagnie de véritables alliés.

— Ce n'est pas tout, reprit plus bas Leander. Nous ne pouvons pas faire confiance aux barons.

— Même pas à votre père ? répliqua Dankred, un peu étonné.

— Je vous l'ai déjà dit : c'est justement parce que c'est mon père que je vous conseille de vous en défier. Je le connais. Il fera tout pour conserver le contrôle de la coalition et vous trahira à la seconde où il y verra son profit. Ne le prenez pas mal, Dankred, mais c'est ainsi.

— Que préconisez-vous alors ? s'enquit Isther. Il est hors de question que Noam travaille pour un homme auquel vous ne faites pas confiance vous-même.

À la grande surprise du prince de Rilke, Leander se tourna vers lui.

— Ils le cachent bien, mais les barons vous craignent, Dankred. Ils savent que, si vous le vouliez, vous pourriez tous les détruire d'un froncement de sourcil. C'est pour ça qu'ils refusent de vous traiter en égal. Avec tout le respect que je vous dois, monseigneur, ces types vous jettent les restes en espérant que cela vous convaincra que vous êtes leur chien. Vous ne devriez pas vous laisser faire.

— Je..., bredouilla Dankred, interloqué par la brutale honnêteté du soldat.

Ce dernier poursuivit son explication sans lui laisser le temps de répondre. Il se tourna de nouveau vers Isther.

— Ce que je propose, c'est que vous fassiez du prince votre représentant officiel au sein de la coalition. Prétendez que votre mandat d'ambassadrice ne vous permet que de négocier avec un Rilke. Les barons essaieront de discuter, mais je suis certain qu'ils ne reculeront devant rien pour bénéficier des pouvoirs de Noam, quitte à traiter le prince sur un pied d'égalité. Nous tenons là un levier de négociation d'une grande valeur. Qu'en pensez-vous ?

À nouveau, les prunelles de l'Arabolie vrillèrent celle du prince. Ce dernier se tortilla, de plus en plus mal à l'aise. Maintenant qu'il l'avait remarquée, il était incapable de voir quoique ce soit d'autre que la surnaturelle absence d'aura de la jeune femme. Il tint bon, néanmoins. Ce que proposait Leander lui octroyait une nouvelle chance de gagner en influence dans la coalition, et il n'allait pas la refuser.

— Et pourquoi devrais-je faire vous faire confiance plus qu'aux barons ? s'enquit-elle.

— Parce que je ne suis pas un manipulateur avide de pouvoir et de vengeance ? tenta Dankred avec un sourire.

— Ça reste à prouver. Pourquoi faire la guerre contre votre frère si ce n'est par vengeance ?

— Je ne souhaite pas me venger d'Olric. Je veux juste créer un monde où les gens comme moi, ma femme ou même votre cousin, auraient le droit de vivre sans être arrêtés pour blasphème. Olric est trop aveuglé par la colère et les textes officiels pour que cela se produise sous son règne.

— Mais sous le vôtre, oui.

Dankred marqua un temps d'arrêt. Il ne s'était jamais imaginé en tant que roi de Rilke. A vrai dire, il n'avait jamais imaginé autre chose que le monde qu'il rêvait pour lui et Tamsin. Il s'était préparé mentalement à la guerre, mais pas à ce qui viendrait après. Les barons le laisseraient-ils monter sur le trône, s'ils étaient victorieux ? Il en doutait. Et puis, en avait-il seulement envie ?

— Vous pouvez lui faire confiance, intervint Bleik. Je vous le garantis.

À nouveau, Isther ferma les yeux. Elle inspira profondément plusieurs fois, puis acheva la tasse de thé qui traînait sur sa table de chevet.

— J'ai besoin d'y réfléchir, prononça-t-elle prudemment.

Dankred jugula difficilement son impatience. Le plan de Leander était non seulement brillant, il lui offrait une nouvelle chance d'affirmer son influence au sein de la coalition. Alors, songea-t-il, peut-être parviendrait-il à les convaincre d'épargner le père de Tamsin ! Le baron de Lamel lui avait semblé raisonnable. Peut-être pourrait-il en faire un allié ? Mais, avant cela, il fallait qu'Isther accepte sa part du marché. Il savait toutefois qu'il n'obtiendrait rien en lui forçant la main.

— Je comprends, affirma-t-il donc. C'est une décision difficile, et vous êtes épuisée. Mais les barons seront de retour à Omsterad dans trois jours et, vous l'avez dit vous-même, vos amis n'ont plus beaucoup de temps. De mon côté, je m'engage à ne pas vous décevoir, si vous décidiez de vous allier à moi.

— Trois jours, murmura Isther dont la capacité d'attention semblait faiblir. D'accord.

— Je pense que nous devrions vous laisser vous reposer, intervint Leander en la couvant d'un regard soucieux. Nous reparlerons de tout cela demain.

La jeune femme hocha la tête. Elle se rencogna dans ses oreillers et, cette fois, sembla déterminée à ne plus bouger. Les autres occupants de la pièce, comprenant le message, se dirigèrent vers la porte. Lorsqu'il se retourna une dernière fois, Dankred constata qu'Isther s'était déjà rendormie.

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