Chapitre 7 - Andrem

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Andrem franchit les barricades au moment où les hommes de Solà envahissaient le port. Il s'effondra dans la poussière, incapable de faire un pas de plus. À sa suite, Vadim pénétra dans leur abri de fortune, tirant derrière lui le corps inerte d'Aaya. La poignée de soldats survivants qui les accompagnait s'attela à boucher les accès restants. Andrem, la joue contre le sol, mit quelques secondes à retrouver son souffle. Les battements désordonnés de son cœur ralentirent. Le monde se stabilisa. Il grogna, se redressa, et ramassa machinalement l'arquebuse qui lui avait échappé pendant sa chute. Il s'adossa au mur de l'usine qu'ils défendaient bec et ongles depuis plus de vingt-quatre heures. Ses jambes le portaient à peine. Il n'avait pas mangé, bu ou dormi depuis deux jours. Il croisa le regard hâve de Vadim et sut qu'ils pensaient à la même chose.

C'était fini. Kahvé allait tomber.

Ils avaient échoué.

La veille, la ligne de front située à la périphérie de la ville avait cédé le passage à une horde déchaînée. Les soldats péliamites n'avaient même pas tenté de pousser leur avantage. Alors que les troupes d'Andrem se repliaient, ils s'étaient précipités à l'intérieur des habitations désertées et les avaient mises à sac. Ce pillage en règle, conséquence de plusieurs semaines de privations, en disait long sur l'état d'épuisement de l'ennemi. Andrem et Vadim avaient décidé d'en tirer leur parti. Ils avaient élaboré une contre-attaque audacieuse et tenté le tout pour le tout.

Mais les choses ne s'étaient pas déroulées comme prévu. Les hommes de Solà s'étaient réorganisés à temps pour leur tendre une embuscade. Il n'avait pas fallu une heure avant qu'ils ne les débordent par le côté. Ils avaient perdu le reste de la ville, puis été repoussés jusqu'aux usines d'arquebuses. Et puis ils en avaient perdu une. Et encore une autre. Les ruines fumantes des hangars à munitions, jetaient encore dans le ciel des nuages noirs, visibles depuis leur position. Même si, par miracle, ils reprenaient la ville, l'approvisionnement en armes d'Aghaz était fortement compromis.

Des hurlements guerriers retentirent derrière les barricades. Debout sur des caisses retournées, ses soldats tiraient sans discontinuer. Leurs visages livides et leurs mouvements mécaniques trahissaient une fatigue proche de la stupeur. S'ils tenaient encore debout, c'est parce qu'ils avaient cessé d'y réfléchir.

— Vos ordres ? brailla Vadim par-dessus le vacarme.

Andrem lui jeta un regard désemparé. Son officier était couvert de sang : le sien, celui d'Aaya, et celui des dizaines d'hommes qu'il avait taillés en pièce pour leur frayer un passage jusqu'à l'usine. L'edrab se trouva incapable de lui répondre. Ils allaient mourir. À quoi bon distribuer des ordres inutiles ?

— Vous entendez ? hurla un des soldats.

Andrem se souvint qu'il s'appelait Higo. Il avait mis un point d'honneur à connaître le nom de tous ses hommes. Il voulait pouvoir leur rendre hommage, s'il en avait l'occasion. Higo tira plusieurs coups de feu qui empêchèrent qui que ce soit de tendre l'oreille. Et puis, comme un silence relatif retombait, Andrem les entendit.

Les tambours.

Le cœur gonflé d'un espoir renouvelé, il se redressa d’un bond et s’empara des munitions restantes.

— Qu’est-ce que vous faites ? s’alarma Vadim en le voyant jeter la poudre de l’autre côté des barricades. Avez-vous perdu l’esprit ?

— Tirez sur la caisse ! vociféra Andrem.

Les soldats s’exécutèrent, probablement soulagés d’avoir des instructions, fussent-elles insensées. La détonation qui s’ensuivit les projeta tous au sol, les oreilles sifflantes. « Par les Astres ! » s’exclama Vadim en protégeant Aaya de son corps.

Peut-être était-ce parce qu’il n’entendait plus rien, Andrem eut l’impression que le temps suspendait son cours. Comme au ralentit, il vit ses hommes battre en retraite dans leur direction, les mains plaqués sur les oreilles ou sur les plaies que l’explosion avait creusées dans leurs chairs. Des mains gantées s’accrochèrent aux monticules qui leurs avaient servi de refuge, tirant, poussant, détruisant avec rage.

Quand son ouïe revint, elle fut accompagnée d'une assourdissante clameur victorieuse. Les hommes de Solà, du moins ceux qui avaient survécu à la détonation, s'acharnaient sur leur fortin avec une hargne presque animale. Les barricades grincèrent, sur le point de s’effondrer. Andrem serra contre lui une arquebuse qui traînait par terre. S’était-il trompé ? Avait-il sacrifié leurs dernières balles pour rien ? Il croisa le regard d’une femme qui se hissait par-dessus le mur et tira sur elle sans autre forme de procès. Il ne mourrait pas sans emporter avec lui un maximum de soldats ennemis.

Et puis, soudain, les cris de guerre changèrent d’intonation. Pendant quelques secondes, ils écoutèrent sans y croire les cavalcades et les braillements qui ordonnaient de faire volte de face, de reformer la ligne de front, tout de suite, de tenir bon.

— Qu’est ce qui se passe ? hurla encore Vadim.

— Mon père est là.

Les deux hommes échangèrent un regard inspiré. Ils s’emparèrent des dernières arquebuses chargées, poussèrent un cri de guerre et repartirent au combat. Andrem escalada prestement les caisses empilées qui faisaient office de chemin de ronde et sauta par-dessus le mur de fortune. Il tira immédiatement dans un dos ennemi, puis abattit la crosse de son arme vide sur la nuque d'un autre. Vadim fut immédiatement à ses côtés, son sabre à lame incurvée fendant les airs dans des gerbes de sang.

De l'autre côté du port, Andrem aperçut son père. Le drab d'Aghaz, juché sur un cheval aux yeux révulsés de terreur, faisait tourner autour de lui une hallebarde qui tailladait tout sur son passage. Le reste de son escadre, une vingtaine de soldats aux armures de cuir encore impeccables, avait encerclé les hommes de Solà. Désarçonnés par cette nouvelle menace, épuisés par une semaine de combats acharnés, les péliamites décidèrent d'un commun accord de sonner la retraite. Ils s'égayèrent dans les ruelles de Kahvé, n'hésitant pas à abandonner les moins véloces d'entre eux aux lames aghazies. Selim ordonna qu'on leur donne la chasse, puis se tourna vers Andrem. L'edrab le rejoignit au pas de course. Le soulagement et la surprise d'être encore en vie prirent le pas sur son épuisement.

— Père ! Vous ne pouvez pas savoir à quel point je suis heureux de vous voir ! Nous vous devons une fière chandelle !

— Quand nous avons appris que Kahvé était isolée et que Solà avait redirigé un quart de ses troupes dans votre direction, j’ai jugé préférable d’intervenir, répliqua Selim de son habituel ton de commandement. Des nouvelles de Rilke ?

— Une lettre. Isther se trouvait dans une ville du nom d'Omsterad. Je lui ai écrit pour la tenir au courant de notre situation, mais rien depuis.

— Nous n'avons plus de temps, trancha son père. Il nous faut des renforts, et vite ! Nous tiendrons le port le temps qu'il faudra, mais il nous faut impérativement prévenir Isther. Envoie une lettre à Omsterad. Avec un peu de chance, elle s'y trouvera encore. Dis-lui que la forteresse ne tiendra plus longtemps. Dis-lui que nous comptons sur elle.

Andrem s’exécuta sans poser de question. Il héla Higo, puis gagna le bâtiment principal du port où barbotaient encore quelques aubelines en état de marche. Il s'empara du nécessaire d'écriture abandonné derrière lui par l'intendant. Les mains tremblantes, l'esprit embrumé par la fatigue, il s'employa néanmoins à griffonner un appel au secours en bonne et due forme.

Il scella la missive, le cœur serré. Il n'avait pas jugé bon d'affoler son père, mais la dernière lettre qu'il avait reçue était de la main de Leander. Même si le Rilken n'en disait rien, Andrem se doutait que leur halte à Omsterad était un mauvais présage. Pourquoi Isther ne lui avait-elle pas écrit elle-même ? Que se passait-il de l'autre côté de la Finemer ?

Il n'eut pas le loisir de s'en préoccuper très longtemps. À l'extérieur du bâtiment, un cor, suivi d'une clameur guerrière, se fit entendre. Andrem plaqua la lettre contre la poitrine de Higo. Le soldat était très pâle sous la couche de poussière qui maculait son visage. Andrem savait qu'il ne devait pas avoir meilleur mine.

— Trouvez-vous des provisions, une aubeline et transportez cette lettre jusqu'à Omsterad. Assurez-vous qu'elle atteigne Isther Raèn d'Arabòl. Elle est notre seul espoir d'obtenir des renforts contre cette fichue vipère.

Les hurlements se rapprochèrent. Le fracas des lames et les détonations des rares arquebuses encore en état de marche leurs parvenaient comme si l'ennemi se trouvait juste de l'autre côté du mur. Andrem dégaina son épée. Higo hésita.

— Mais je...

— Il n'y a pas de temps à perdre ! Partez maintenant, je couvrirai votre fuite !

Higo prit une courte inspiration, puis hocha la tête. Il se retourna vers les quais et s'enfuit sans demander son reste. L'esprit d'Andrem, lui, s'était déjà tourné vers la bataille. Il s'élança hors du bâtiment, et se trouva immédiatement au milieu du combat. L'escadre de son père s'était repliée autour de leur position, sans doute afin de leur octroyer un peu de temps. Il repéra Vadim qui se démenait comme un beau diable face à trois ennemis, et se précipita dans sa direction.

À quelques mètres de là, il entendit la voix de son père tonner des instructions. La mêlée était indescriptible. Le sable et la poussière en suspension dans l'air noyaient leur visibilité, s'infiltraient dans leurs poumons, brouillaient leurs sens. Dos à Vadim, Andrem parait les coups et se fendait sur un rythme presque mécanique. Il avait l'impression que son esprit s'était détaché de son corps. Esclave d'une mémoire musculaire mêlée d'instinct de survie, il se voyait hacher et trancher, cogner et esquiver comme s'il avait observé quelqu'un d'autre.

Et puis, soudain, quelque chose changea. Alors même qu'ils avaient encore le dessus, les soldats ennemis se replièrent. Le rythme de la tuerie ralentit, et Andrem réintégra son corps. Ses jambes se mirent à trembler. Sa lame lui sembla trop lourde. L'espace d'une seconde, il vacilla, au bord de la conscience. Au bord de l'épuisement.

Son regard accrocha la silhouette de son père, de l'autre côté du minuscule port. Perché au bord des quais, le drab d'Aghaz regardait s'éloigner une aubeline. Andrem grimaça un sourire douloureux. Higo avait réussi. Il s'en était tiré. Avec un peu de chance, la lettre atteindrait Isther à temps pour...

Une lame brilla dans les rayons du soleil. Le jeune homme manqua s'étouffer d'horreur. Les hommes de Solà ne s'étaient pas repliés. Ils avaient changé de cible principale. Changé de stratégie.

— Père, attention !

Il s'élança à travers le port. Il courut de toute ses forces, poussant les muscles de ses jambes au maximum, l'organisme saturé par l'adrénaline. Il vit Selim se retourner. Il le vit manquer sa parade. Il vit la lame mordre la chair et le sang couler dans la poussière. Il entendit un cri déchirant et réalisa qu'il venait de sa propre poitrine.

Les genoux de Selim d'Aghaz rencontrèrent la pierre sablonneuse du port. Deux soldats surgirent sur la trajectoire d'Andrem, sabres au clair. L'edrab réagit sans y penser. Sa lame fusa en un arc de cercle parfait. Un flot tiède, écarlate et poisseux jaillit de la gorge de l'un de ses ennemis et l'aspergea des pieds à la tête. Au même moment, la main armée du second tombait au sol. Sa victime hurla de douleur, mais Andrem n'en avait cure. Il le bouscula vigoureusement de l'épaule et tenta de reprendre sa route.

L'autre ne l'entendait pas de cette oreille. Il s'agrippa à sa taille de son bras valide. Soudain déséquilibré, Andrem trébucha et s'écroula dans le sang de sa première victime. Son épée lui échappa. Ils luttèrent un moment, les membres emmêlés, rendus glissants par l'hémoglobine. Le manchot parvint à prendre le dessus et rampa sur lui comme un serpent, sa main restante crochetant désespérément tout ce à quoi elle pouvait se raccrocher. Le goût de sa sueur, de sa crasse et de son sang le submergea quand il parvint à introduire ses doigts dans sa bouche. L'edrab sentit sa mâchoire inférieure craquer comme son ennemi l'utilisait pour se hisser vers le haut. Il ravala sa nausée et mordit. Fort. Son adversaire hurla, sa main se retira. Andrem renversa leur situation d'un coup de rein. À genoux sur le dos de son ennemi, il plaqua vigoureusement son visage contre le sol, le nez et la bouche dans la boue sanguinolente. Il le maintint ainsi pendant longtemps, insensible à ses ruades, sourd à ses convulsions désespérées. Lorsqu'il le relâcha, l'homme était mort. Andrem mit un moment à émerger de la brume meurtrière qui avait pris le contrôle de son esprit.

Il se redressa vivement et balaya le port du regard. Il était seul. Au loin, il entendit l'écho de sabots qui s'éloignaient en galopant. Vadim, hors d'haleine, émergea d'une ruelle et se précipita dans sa direction.

— Mon père... ?

— Ils l'ont emmené. Je... je suis désolé. Je n'ai rien pu faire.

— Non...

À son tour, Andrem tomba à genoux dans la poussière du port de Kahvé.

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