Prologue

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L’ombre filait dans les couloirs du palais, silencieuse et alerte. De temps en temps, l’écho d’un pas, la rumeur d’une conversation ou le bruissement d’un habit l’obligeait à modifier sa trajectoire. Cette fois-ci, ce fut le cliquetis des lances de deux soldats qui attira son attention. Vive comme l'éclair, la silhouette s’engouffra dans un salon inoccupé, le traversa en deux grandes enjambées, et franchit une porte de service dissimulée derrière une tenture. La manœuvre, effectuée dans le silence le plus total, l’amena juste dans le dos des gardes. Ces derniers s’éloignèrent en poursuivant leur conciliabule. Ils ne l’avaient pas vue.

L'homme s’accorda un sourire sous son capuchon. Il aurait fallu toute une armée pour l'empêcher de se déplacer comme il l’entendait dans son palais.

Il passa une nouvelle porte de service et déboucha dans une petite pièce aveugle. En temps normal, l’endroit aurait dû être occupé par du personnel, ou au moins les automates affectés au bien-être des occupants de la chambre attenante. Mais ces derniers avaient récemment développé la fâcheuse tendance d'assassiner tout ce qui bougeait, et les invités de Solà n’étaient visibles que par ses soldats les plus loyaux. Quant à leur bien-être, il était accessoire.

Il se glissa dans la pièce obscure.

Une seule silhouette était étendue sur le lit, si immobile qu’on aurait dit un cadavre. Son regard sauta aussitôt vers le fond de la chambre. Il y trouva Beatriz Raèn d’Arabòl attablée dans la pénombre, les yeux braqués sur lui. Il repoussa vivement la capuche qui masquait ses traits afin de montrer qu’il venait en ami. C’était inutile. La châtelaine de Raèn s’était déjà levée pour se précipiter sur lui. Elle le serra dans ses bras avec une énergie désespérée, et il sentit son cœur rater un battement. Ce n’était pas comme cela qu’il s’était imaginé leurs retrouvailles. Les Astres savaient pourtant combien de scénarios il avait épuisé.

— Zo, comme je suis heureuse de te voir !

Beatriz se recula, cherchant en vain son regard. Azoar Kam, majordome de la famille d'Arabòl, avait généralement un contrôle absolu sur ses émotions. Mais, ce soir-là, il se sentait démuni. Pour se donner contenance, il se tourna vers le lit.

— Comment va-t-il ?

— Il a perdu une jambe, soupira Beatriz. Mais les physiciens disent qu’il ira bien. Quand il se réveillera.

Elle contourna le lit pour chasser une mèche du front de son mari et remonter sa couverture. Azoar la regarda faire sans un mot. La tendresse de ses gestes lui faisait plus de mal qu’il ne l’avait anticipé. A nouveau, il se détourna. Il fallait vraiment qu’il se secoue. Il n’avait pas fait tout ce chemin pour se répandre en sentiments.

— J’ai à te parler, dit-il.

Beatriz hocha la tête.

— Bien sûr. Par ici.

Deux tasses de kovar remplies les attendaient sur la table. Lorsqu’il trempa les lèvres dans le breuvage, Azoar fut surpris d’y retrouver la riche saveur du tumec, cette épice des bords du Zyr que l’on utilisait d’ordinaire pour assaisonner des pâtisseries. Ils avaient pris l’habitude d'en ajouter à leur kovar lorsqu’ils étaient adolescents, tirant avantage de l'accès illimité d'Azoar aux réserves des cuisines. Sensible à cette attention, il trouva enfin le courage de croiser son regard. Elle lui renvoya un sourire timide. Les années, la fatigue et la tristesse avaient fait leur ouvrage sur elle, creusant des rides là où il avait jadis l’habitude de voir des fossettes, affadissant le rose de ses joues et parsemant sa chevelure noire de fils argentés. Il la trouva magnifique.

— Pourquoi as-tu tant hésité à venir me voir ? demanda-t-elle finalement. De quoi avais-tu peur ?

Azoar hésita un instant avant de se décider pour la vérité.

— J’avais honte d’apparaître devant toi. Toutes ces rumeurs… J’aurais dû te défendre, mais je n’ai rien fait. Pire : je les ai crues.

Beatriz éclata de rire.

— Les racontars de Peliàm n’ont jamais eu de valeur ailleurs que dans les couloirs du palais, Zo ! Tu le saurais si tu en sortais plus souvent. Tu crois que je me souciais de savoir ce que l’on disait de moi ici alors que le véritable ennemi se trouvait dans ma tête ? Ne t’en fais pas. Tu as protégé Isther, et c’est tout ce qui compte. Quand nous l’avons envoyée à Peliàm, je savais que je pouvais compter sur toi.

Azoar hocha la tête et tenta de camoufler le tremblement de ses mains en s’accrochant à sa tasse. Ce qui l’amenait ce soir-là dépassait ses regrets.

— C’est à mon tour de devoir compter sur toi, annonça-t-il.

Beatriz fronça les sourcils et se pencha en avant. Elle semblait avoir du mal à conserver son attention focalisée sur la conversation. Il le voyait à la façon dont son regard dérivait parfois vers ces contrées lointaines, ces futurs possibles qu'elle était la seule à voir.

— Je suis venu ce soir pour te proposer un travail, reprit-il donc rapidement. Je ne vais pas te mentir : cette mission peut s’avérer dangereuse tant pour toi que pour Lional. Peut-être même pour Isther. Mais tu es la seule à pouvoir nous aider.

— Nous ? releva la châtelaine, intéressée.

Azoar se pencha à son tour vers elle, un air de conspirateur sur le visage.

— Que dirais-tu de mettre ta vision au service de ceux qui veulent venger ta sœur ? Que dirais-tu de rejoindre la résistance ?

Une lueur farouche apparut dans le regard de Beatriz.

— Je t'écoute.

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