Scène 10 : Fuite

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Seul dans la nuit, Joachim courait. Il avait pris le premier passage venu. Dans le noir, tous ses repères avaient disparu. Il s’enfonçait dans un labyrinthe de ruelles obscures. Tous les bâtiments se ressemblaient, le ciel et ses quelques étoiles n’apparaissaient qu’en un mince filet entre les toits. Il dut se faire une raison, il s’était à nouveau perdu. Sa situation empirait à chaque pas et un point de côté lui cisaillait le torse.

Meurtri, il s’arrêta le long d’un mur pour reprendre son souffle. Au bout d’une minute, un léger froufroutement perça sur sa gauche. Ce bruit évoquait un danger immédiat. Il ne distinguait rien dans l’obscurité que son imagination ne tarda pas à peupler d’une multitude de menaces. La nuit devint soudain plus intense. Une ombre se dessina à quelques mètres de lui.

Un réflexe de fuite s’empara de lui pour s’éteindre aussitôt. La peur et la honte se mélangèrent, une graine de courage commença à pousser dans ce terreau fertile. Le jeune homme se demandait s’il pourrait continuer à se regarder en face s’il poursuivait dans la voie de la frousse.

Il se ressaisit et serra les poings. Quelle que soit sa nouvelle épreuve, il l’affronterait et cesserait de fuir, quitte à en souffrir. Il s’écarta du mur.

— Qui va là ? demanda-t-il d’une voix plus ferme que jamais.

— C’est moi, Maerwin. Tu t’es complètement paumé. Suis-moi ! Ordonna-t-elle d’un ton qui ne laissait aucune place à la réplique.

Joachim obéit sans émettre la moindre objection. Soulagement et déception se livraient en lui un combat sans merci. Rassuré de retrouver son unique allier, il ressentait aussi une légère amertume. Au fond de lui, il s’estimait prêt à se débrouiller seul.

— Tu as pris la mauvaise rue. Tu as tourné en rond dix bonnes minutes avant que je tombe sur toi, déclara-t-elle en douchant d’un coup la jeune assurance du garçon. Allons-y, on a perdu assez de temps !

Joachim attendit qu’elle passe devant et la suivit, une mimique d’enfant boudeur figée sur le visage. Sans le voir, Maerwin entendait ses muettes récriminations. Elle regrettait le ton employé, puis se remémora les complications de la journée. Joachim en avait causé la plupart. La poudre de Huelgoat, lancée dans le repère des brutes, s’avérait en général efficace. Elle assommait sans peine le plus solide des adversaires. Par contre sur des individus alcoolisés, ses effets s’estompaient rapidement. Maerwin voulait mettre le plus de distance possible entre eux et elle avant leur réveil.

Devant eux, la rue formait un angle droit. Un réverbère à gaz jetait un halo de lumière tremblante sur les pavés usés. La soudaine clarté évoquait une frontière. La lueur aveuglait Joachim, l’obscurité offrait un refuge. Joachim redoutait de le quitter.

— Nous sommes presque au pont, murmura Maerwin en se penchant vers lui.

Elle se colla au mur et avança jusqu’au coin. Après un bref coup d’œil, elle lui fit signe de la rejoindre. Ils progressèrent ensemble. Le bruit de l’eau, le cri de chats qui se livraient bataille et la rumeur des ateliers combla le silence.

Maerwin marcha vite, elle se précipitait presque. Joachim la suivait, mais ressentit un léger malaise en traversant la passerelle. Aux relents malsains de la rivière s’ajoutait une odeur diffuse et curieusement familière, celle de la transpiration mêlée à l’alcool.

— Maerwin…

Le mot avait surgi, dur et enrobé d’un miel sarcastique. Maerwin connaissait cette voix. Un bras gros comme un tronc d’arbre jaillit de l’ombre d’un bâtiment et enserra son cou. Eudes la ceintura complètement et se retourna vers le garçon.

Joachim regarda autour de lui, prêt à fuir, à chercher refuge dans les ténèbres. Ludo, une oreille dégoulinante de sang et le visage déformé par la colère, lui bloquait le passage. Une voix retentit derrière le jeune homme.

— Tiens, tiens. Comme on se retrouve.

Le ton contenait toute une gamme de menaces, elle parlait directement aux entrailles du garçon. Elle lui rappelait celle de Brandon, faite d’ironie violente qui promettait une pluie de coups comme le vent annonce l’orage.

Joachim se retourna. De l’autre côté de la ruelle, le chef de bande, un poignard à la main, avançait, le visage tordu par un sourire mauvais. Son rictus carnassier promettait une soirée captivante, une invitation à la douleur que Joachim préférait décliner.

Il voulait fuir. Ses jambes tremblaient. Fébriles, elles attendaient un signal du cerveau pour se mettre à courir. Le jeune homme connaissait bien ce sentiment d’impuissance, cet instant où la peur commande. « Fais le mort, fuis. » Autant d’instructions contradictoires envoyées directement au corps sans passer par la raison. Jamais la terreur ne lui ordonnait de se défendre.

Son estomac se comprima. Une vive douleur, une souffrance aiguë et familière le plia presque en deux. Mais Joachim ne voulait plus s’y soumettre, elle ne pouvait plus dicter ses actes, ses fuites, ses renoncements. Ce n’était pas vraiment une colère qui naquit dans son esprit. Ce fut plutôt un vide émotionnel, une absence de sentiments, un sang-froid résolu. Joachim évalua ses options. Il sentait la présence de Ludo derrière lui. Maerwin se débattait en vain dans les bras d’Eudes, leur chef bloquait toute échappatoire dans cette direction.

Le jeune homme voulait aider Maerwin, et elle seule pouvait le ramener chez lui. « Face à des adversaires plus puissants et plus nombreux, n’hésite pas à fuir. Si tu ne peux pas, utilise la ruse, fais de tes faiblesses des forces. » Les paroles de son maître tournèrent en boucle dans sa tête. Elles se figèrent sous la forme d’une idée, une fulgurance que seule l’urgence peut générer. Joachim se jeta à genou devant Maerwin et se composa une expression pathétique.

— Laissez-moi partir, je vous en prie, geignit-il. C’est elle qui a tout décidé, moi, je veux juste rentrer chez moi.

Maerwin lui lança un regard noir et méprisant. Eudes resserra sa prise.

Joachim sentit la vibration dans les planches du pont dans ses genoux et se retourna. Il leva les mains, implorantes. La brute arma son poing et le projeta vers la figure du jeune homme. Joachim pivota pour éviter le coup, attrapa la manche de son agresseur, tourna encore.

Déstabilisé, Ludo avança par réflexe et bascula par-dessus l’épaule de Joachim pour finir sa course sur Maerwin.

Surpris, Eudes recula. Joachim saisit l’opportunité. Il s’approcha sur ses genoux, attendit qu’une des jambes du colosse se soulève et amplifia le mouvement ascendant. Eudes bascula en arrière et se cogna le crâne sur un mur. Libérée de ses bras, mais aux prises avec Ludo, Maerwin arma ses deux mains et asséna deux superbes gifles sur ses oreilles. Assommé, il se mua en une masse molle qui écrasait la jeune femme de son poids.

Le chef des brutes avança vers Joachim, son solide couteau pointé devant lui.

Le jeune homme, toujours agenouillé, lui fit face. Fuir restait une option précaire. Lutter semblait encore plus risqué, mais le Brandon local venait de perdre ses deux sbires et temporisa. Pour quelqu’un dénué de scrupule et habitué à la sécurité apportée par deux acolytes dévoués, combattre seul se révélait perturbant.

Devant ces hésitations, Joachim reprit confiance. Il s’écarta de l’amas humain dans lequel Maerwin se débattait. Sans quitter son adversaire des yeux, il longea la rambarde du pont.

Par impulsion, Brandon céda à la colère et se précipita vers le jeune homme, lame en avant. On dit souvent qu’avant de sortir une arme, il faut satisfaire deux conditions : ne pas craindre de s’en servir et savoir la manier. Brandon n’avait jamais refusé de dégainer son poignard ni même rechigné à le planter ici ou là dans un concurrent ou un mauvais payeur. Par contre sa compétence se limitait à embrocher des victimes étonnées et le plus souvent solidement maintenues par Eudes et Ludo.

Même s’il est moins mobile, un adversaire agenouillé ne forme pas une cible aussi grande qu’un homme debout. Charger et frapper quelqu’un avec précision s’avère plus difficile que de le poignarder dans le dos.

Joachim n’eut aucun mal à esquiver le premier coup de pointe. Le second, du tranchant, ne passa qu’à quelques centimètres de son crâne. La brute gérait mal la distance, il était trop proche, ce qui rendait ses gestes plus rapides mais plus prévisibles. Il ne pouvait que trancher. Il ne pensait qu’à son couteau et exposait une bonne partie de son corps.

Joachim se jeta sur lui, frappa son abdomen d’un grand coup de tête. Dans le même mouvement, il saisit ses jambes et poussa sur les siennes. Ils chutèrent ensemble. Le couteau devenait un problème commun. L’un des deux voulait poignarder l’autre qui souhaitait à tout prix éviter que cela se produise. Ce qui devait arriver arriva. La dague fusa vers le torse du jeune homme. Joachim dévia la lame de justesse en levant son avant-bras. Déjà, la brute réarmait son prochain coup.

Calme et clairvoyance s’étaient emparés de Joachim. Le doute l’avait déserté. Chacun de ses actes déterminerait s’il vivrait ou mourrait. La peur, sa compagne inséparable, n’avait aucune place dans l’instant présent, seule la survie comptait. Lorsque le couteau revint, Joachim s’écarta d’un geste vif. Il roula sur les planches du pont et se releva.

Derrière son assaillant, Maerwin s’était enfin dépêtrée de Ludo. Il gisait sur le sol, les deux mains collées à ses oreilles.

Le chef des brutes se leva, le visage rouge. Le poing fermé sur le manche du poignard à en faire blanchir les phalanges. Les muscles de son cou se contractaient et ses yeux saillaient de leurs orbites.

Joachim l’observait. Il savait l’attaque imminente et pensait bientôt mourir. Les paroles de son maître lui revinrent comme un flash. « Dans une situation de danger extrême, sans moyen de fuir, laisse ton corps se souvenir. Les heures d’entraînement parleront, ce sont elles qui feront la différence entre la vie et la mort. » Joachim respira profondément, détendit ses muscles. La pointe du couteau avait presque atteint son torse lorsqu’il rouvrit les yeux.

Il pivota par instinct. La lame effleura son sweat-shirt. Son coude se leva et heurta la trachée de la brute. Le jeune homme entendit la voix de son maître. « Tombe ! » Joachim s’exécuta, il laissa ses jambes se plier contre celle de son adversaire qui s’emmêla les pinceaux.

Pris dans le mouvement de sa poussée, concentré sur son poignard, la brute devait désormais garder l’équilibre. Un changement d’objectif qui s’accommodait mal avec sa colère. Elle s’évanouit sous les assauts de la soudaine peur de tomber. Il leva les genoux pour passer au-dessus de Joachim, mais ne parvint qu’à pédaler sur lui.

Un plouf retentit. Joachim pouvait enfin souffler. Il fit un tour d’horizon. Maerwin se levait, les deux brutes restaient étendues, sans réaction. Des bruits d’éclaboussure lui parvenaient, semblables à ceux d’un cachalot qui se débat en eau peu profonde. Il ferma les yeux, satisfait, soulagé de s’en être tiré sans gros bobo, heureux d’avoir enfin pu se montrer à la hauteur.

Un pied le poussa.

— Pas le temps de dormir, ils ne tarderont pas à se réveiller.

Joachim cligna. Maerwin se tenait près de lui et le bousculait du bout de la botte. La jeune femme lui tendit une main secourable, il la saisit. Elle l’aida à se remettre sur pied. Ses jambes tressaillaient, il se sentait vidé par la descente d’adrénaline. Il s’appuya à la rambarde, tremblant.

— Viens, insista Maerwin, alors qu’elle s’avançait dans la ruelle en se tenant le plus loin possible d’Eudes.

Le jeune homme la regarda, ses pas résonnaient dans le silence. Le bruit de pataugeoire avait cessé. Une tête de brute en colère surgit au-dessus de la rambarde, suivie d’un bras solide comme un madrier. La main puissante de Brandon agrippa Joachim par les vêtements. Il avait pris pied sur le pont, il tirait de toute sa force sur le sweat-shirt. Il plaqua Joachim contre le parapet et arma son poing en boulet de canon.

Un tentacule verdâtre s’enroula autour de son cou, tandis que d’autres se saisissaient de ses bras. La frayeur se répandit sur son visage, une peur indicible que Joachim prit en pleine face. Elle traversa chacune de ses fibres.

Le jeune homme tenta de résister à la traction. Mais le poids du monstre et de la brute l’attirait dans leur chute.

Un sifflement, un chuintement. Joachim se retrouva les fesses par terre. Un grand trou irrégulier avait remplacé la main de brandon sur son vêtement. Le bruit d’un corps qui tombe dans l’eau retentit, suivi de cris de souffrance.

Un long couteau dans sa main droite, Maerwin tendit la gauche.

— Je ne vais pas te relever à chaque fois. Il est temps que t’apprennes à tenir sur tes pieds, dit-elle en rengainant son poignard.

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