Scène 9 : Cambriolage

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La grisaille était devenue de plus en plus foncée, la nuit avait fini par envahir le quartier. Un réverbère à gaz éclairait la place et la seule autre source de lumière provenait d’une des fenêtres des brutes. Joachim avait rendu sa cape à Maerwin et frissonnait dans l’air humide. Une fois qu’elle l’eut déposée sur ses épaules, la jeune femme se confondit avec les ténèbres, presque invisible.

Elle se déplaçait rapidement, sans émettre le moindre bruit. Joachim, quant à lui, devait redoubler d’efforts pour empêcher ses baskets de grincer sur les pavés. Au bout d’une dizaine de pas, il trouva la bonne méthode. Des mouvements à la fois souples et toniques, associés à une respiration calme. L’image de son maître apparaissait en transparence devant ses yeux. Souriant, il hochait la tête.

Le duo s’approcha de la seule fenêtre éclairée. Les trois brigands étaient attablés devant des bouteilles vides. Les talkies-walkies et l’amulette gisaient au milieu des flacons. Brandon et Kévin, Joachim les avait nommés ainsi, débattaient. Lucien ronflait sur une chaise branlante, un pied sur la table. Ses deux bras pendaient de part et d’autre, ses mains gigantesques caressaient le sol au rythme de sa lourde respiration. Au fond de la salle, un escalier métallique montait vers le haut plafond en décrivant une spirale abrupte.

Maerwin tira sur la manche de Joachim et l’attira vers l’arrière de la bâtisse. Une passerelle en bois en faisait le tour et surplombait une eau noire et lugubre.

— On va attendre encore un peu. Avec ce qu’ils ont bu, ils ne devraient plus tarder à sombrer.

— OK, répondit Joachim, d’une voix plus ferme qu’il ne l’aurait espéré.

Maerwin s’approcha d’une porte double qui devait servir à débarquer les marchandises des péniches. Elle colla son oreille sur le bois rugueux. Après quelques instants d’écoute, elle sortit une dague et la glissa entre les ventaux. Une fois le loquet relevé, elle entrouvrit légèrement un des battants et rabaissa doucement sa lame.

— Tu comptes jusqu’à cent dès que je suis rentrée et puis tu entres et tu récupères l’amulette. Je veillerai sur toi depuis l’étage. Compris ? chuchota-t-elle.

Pour toute réponse, Joachim hocha la tête. Il observa la jeune femme alors qu’elle grimpait avec élégance. Elle exploitait la moindre prise et se déplaçait sans bruit. Une fois arrivée à la fenêtre, elle empoigna sa dague et s’en servit pour ouvrir le volet. Elle disparut bientôt dans les ténèbres du bâtiment.

Joachim inspira profondément, puis compta. En atteignant cent, il se sentait parfaitement calme. Il se dit alors qu’il allait devoir attaquer la partie difficile de son travail. Une ombre d’affolement passa sur son visage. Il serra les poings et souffla tout l’air de ses poumons, puis entra.

De grandes caisses en bois encombraient l’espace. Elles semblaient avoir été posées au hasard, sans souci de rangement. Certaines, éventrées, laissaient s’écouler des copeaux sur le sol en terre battue. D’autres résonnaient de petits bruits. Le jeune homme préféra les attribuer à de minuscules rongeurs sympathiques plutôt qu’à des gros rats aux poils collés par la crasse et la maladie. La poussière et l’odeur de moisissure ne couvraient pas complètement les relents d’urine, Joachim s’efforça de respirer par la bouche.

La seule source de lumière provenait de la salle dans laquelle les trois brutes ronflaient. Joachim écouta avec attention jusqu’à être sûr de bien discerner trois grondements différents. Il essaya de les attribuer à chacun des hommes, puis se faufila entre les marchandises avec toute la discrétion dont il était capable. Chacun de ses pas semblait durer une heure. Son cœur et son souffle lui paraissaient assourdissants.

Au bout d’une éternité, il parvint à la porte ouverte. Il se colla contre le mur, se concentra sur les bruits de respiration. Assuré que tout le monde dormait, il jeta un coup d’œil. Un des hommes était affalé sur la table. Le plus costaud n’avait pas bougé et le troisième reposait sur le sol, une bouteille en guise d’oreiller.

Le relâchement submergea Joachim comme un raz de marée. Plus détendu, il se risqua à un second coup d’œil, puis franchit le seuil sur la pointe des pieds. Des lampes à pétrole dont la fumée noire ne couvrait pas l’odeur de transpiration et d’alcool éclairaient la pièce. Bien qu’essayant de ne pas respirer par le nez, une senteur fauve interpella le jeune homme. Sans comprendre pourquoi, ses poils se hérissèrent.

En alerte, il s’arrêta et observa attentivement. À part la table et quatre chaises, la salle ne comportait aucun mobilier. Des caisses de bois s’amoncelaient le long des murs de brique parsemés de suie et un tas de vieilles couvertures traînait près de la porte.

Joachim sentit son cœur et sa respiration s’emballer. Il tenta de contrôler son souffle mais lâcha un hoquet lorsqu’il vit un horrible chien se lever au milieu des lainages.

Il se redressait lentement, une pâte arquée après l’autre, en grondant, les yeux bruns braqués sur le garçon.

Sidéré, Joachim ignorait comment réagir. La voix de son maître retentit dans sa tête. « Contrôler une agression sans infliger de blessures, c’est l’Art de la Paix. » Le jeune homme ne trouva pas le conseil approprié, il doutait que le molosse entende raison. Ces paroles le calmèrent cependant et il put prendre le temps d’évaluer la situation. Option numéro un, le chien attaque, option numéro deux, il aboie et ses maîtres le capturent. Il se souvint alors d’une bande dessinée japonaise qu’il avait lue. On y voyait un samouraï qui traversait une horde de loups sans se faire agresser. Le héros avait obtenu ce miracle en faisant le vide dans sa tête. Joachim inspira et expira fortement et chercha en lui la paix intérieure.

Pendant ce temps, le chien, enfin levé, commençait de gronder. Joachim se concentra et ne pensa plus à rien, ni à l’animal ni à ses craintes. D’un pas calme il s’avança et se saisit de l’amulette.

Le molosse gronda à nouveau, plus fort, puis aboya, de courts cris rauques tout droit sortis de la gorge d’une bête infernale. Autour de la table, les hommes se réveillèrent en sursaut. Inaptes à l’action, ils ne tarderaient cependant pas à se ressaisir.

Joachim recula, ses yeux ne cessaient de se tourner tantôt vers les brigands tantôt vers le cerbère. Ses pieds rencontrèrent un obstacle, il chuta en arrière lorsque le troisième homme, encore allongé, lui saisit les jambes.

Maerwin assistait à la scène depuis l’étage. Elle n’avait pas remarqué la présence du chien lors de ses repérages. Elle se serait mordu la main de dépit si cela avait pu être d’une quelconque utilité. Elle n’avait pas prévu que Joachim puisse aller aussi loin, encore moins qu’il se fasse prendre. Elle comptait juste vider le coffre des brutes, ressortir et récupérer un jeune homme paralysé par la peur au seuil de la porte.

Si elle s’en tenait à son plan, le plus sage ou le moins idiot consisterait à l’abandonner, et en profiter pour s’échapper. Elle avait considéré Joachim comme négligeable, comme un élément dont elle pouvait se servi pour arriver à ses fins. Mais elle se sentait responsable de ses déboires… Elle fouilla sa besace remplie des biens des brigands et isola une petite bouteille de poudre blanche.

Sur le dos, les fesses au sol, les bras en croix, les jambes solidement maintenues par une brute à moitié endormie, Joachim apercevait les deux autres tituber vers lui. Le chien continuait de gronder et se rapprochait à petits pas prudents. Bien qu’impressionné par la carrure du molosse, Joachim perçut les mouvements circonspects qui traduisent généralement le manque de courage. Le jeune homme reconnut en lui son double animal.

Par contre, pour les trois gangsters, c’était une autre affaire. Même saouls, ils représentaient un danger mortel. Une phrase tournait en boucle dans la tête de Joachim. « Il faut avoir la souplesse du saule, la résistance de l’osier et la modestie du lotus. » Pour la modestie, Joachim se sentait prêt. Il ne lui restait qu’à explorer souplesse et résistance.

L’homme qui lui tenait les jambes semblait plus embêté qu’autre chose. Certes, il retenait l’intrus au sol, mais il n’était pas non plus libre de ses mouvements. Les deux autres peinaient à émerger de leur ivresse.

Des bruits de chute et de pas précipités leur parvinrent à travers le plafond. D’abord ahuri, le Brandon local sembla dessaouler d’un coup et aboya.

— Ludo, tiens bien ce salopard ! Eude, tu viens avec moi !

Ludo resserra son emprise sur les jambes de Joachim, tandis que le gros costaud parut un instant perdu. Il devait attendre une initiative de la part de son chef. Après un moment d’indécision, celui-ci sortit un poignard de son dos et avança vers l’escalier. Eude, lui embraya le pas, en frottant ses poings d’un air pensif.

La situation évoluait dans le bon sens pour Joachim, mais dans ses jambes commençait à poindre une crampe insidieuse. Il fallait réagir avant que ses mollets ne soient complètement paralysés. Maerwin avait respecté sa part du contrat, deux des hommes se dirigeaient vers elle, il revenait à Joachim de se débrouiller avec le troisième.

La douleur dans ses jambes ne tarderait pas à devenir insupportable. Joachim se rassit avec vigueur et frappa du poing la face avinée de Ludo. La brute ne sourcilla pas, aucune trace de souffrance ne perturba les traits impassibles de son visage. La surprise lui fit tout de même relâcher son emprise sur les jambes du garçon.

Sans se rendre compte de rien, Eudes et son chef poursuivaient l’ascension de l’escalier en colimaçon.

Maerwin attendait, indécise. Elle espérait de Joachim une initiative.

Les grincements métalliques se rapprochaient. Elle ne disposait que de quelques secondes si elle voulait fuir. Mais partir revenait à abandonner le jeune homme.

Joachim remua vivement, en tentant d’être aussi souple que la branche de saule. Il s’espérait aussi résistant que l’osier. D’un mouvement rapide, il dégagea une de ses jambes avant que Ludo ne bloque complètement l’autre. La brute tourna le dos à Joachim pour raffermir sa prise sur le tibia du garçon. La torsion qu’il lui infligeait tirait sur les muscles et les ligaments.

La douleur lui arracha un cri. Son esprit sprintait sur un fil tendu au-dessus d’un précipice. Son seul choix consistait à trouver un moyen de prendre le dessus. À une vitesse stupéfiante, il classa les différentes solutions. Il écarta de suite l’idée de pleurnicher jusqu’à ce qu’Eudes finisse par le lâcher. Il envisagea de le cogner du pied, mais sa main encore engourdie le découragea de suivre cette voie. Soudain, la douleur lui indiqua le chemin.

Joachim ramena sa jambe libre dans le dos de son adversaire, contracta ses abdominaux et s’assit en frappant de la paume l’oreille de Ludo. La gifle claqua. Le bruit acheva d’effrayer le chien qui retourna à ses couvertures en jappant. Joachim avait remporté une petite victoire, il n’en restait pas moins captif.

Un cri de stupéfaction douloureuse suivie d’une exclamation de surprise lui parvinrent de l’étage. L’escalier grondait sous le poids de deux corps massifs qui chutaient.

Sonné, l’oreille bourdonnante, Ludo relâcha un peu son étreinte sur la cheville de Joachim. Le garçon en profita pour extirper sa jambe et s’écarter de lui. Il se releva après une roulade maladroite, et se précipita vers la porte d’entrée.

Lorsqu’il arriva à la sortie, les deux brutes avaient atteint le rez-de-chaussée et se redressaient, poignard en main. Joachim poussa les verrous et vérifia qu’il tenait toujours l’amulette. Au moment où il franchit le seuil, une bouteille éclata sur le sol et répandit une poudre blanche qui envahit la pièce. Les trois brutes toussèrent en aspirant la poussière. Leurs yeux commencèrent par se révulser, puis leurs paupières papillonnèrent. Ils finirent par tomber dans le sommeil de l’injuste.

Maerwin n’avait pas eu le choix, elle avait sacrifié sa meilleure prise de la journée pour le garçon. Cela leur permettrait au moins de gagner un peu de temps.

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