Scène 6 : Le Marché

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Joachim jaillit par la porte du restaurant et partit en glissade sur le sol dégoûtant de la place. La figure dans la boue, ou du moins préférait-il nommer ainsi la matière dans laquelle trempait sa joue, il aperçut la jeune femme. Sa silhouette furtive mais gracieuse se précipitait dans une ruelle sombre.

Il se leva, glissa encore puis se hâta à sa suite.

La jeune femme rageait. L’affaire allait se conclure, le crétin avait tout fait capoter. Elle avait pourtant bien préparé son opération, s’était renseignée sur ses commanditaires, avait appris leurs méthodes, trouvé leur planque. Elle était prête pour tous leurs coups tordus. Mais il avait fallu que ce débile se pointe pour tout foutre à l’eau. Elle se retrouvait désormais sans marchandise ni paiement.

Des bruits de pas derrière elle attirèrent son attention. Quelqu’un lui courait après. Elle risqua un coup d’œil en arrière et reconnut le jeune homme dde l’auberge alors qu’il passait sous un réverbère à gaz. Elle accéléra, tourna dans une rue et attendit.

Déjà à bout de souffle, Joachim se hâta pour la rejoindre. L’angle à peine franchi, il sentit un contact dans son pied gauche. Celui-ci poursuivit sa course et s’emmêla avec le droit. Le garçon tomba sans avoir la moindre chance de se rattraper. Il glissa sur une soixantaine de centimètres, la figure collée au sol et les bras en croix.

Il n’eut pas le temps de se redresser. Un genou lui bloqua la nuque et une lame fine et effilée lui caressa la joue.

— Que me veux-tu ? souffla la jeune femme à son oreille.

L’intonation coriace, pleine de menaces aiguillonna les craintes de Joachim. La voix résonna jusqu’à ses tréfonds, elle parlait à ses tripes. Malgré son manque permanent de fierté et d’assurance, il redoutait de passer à nouveau pour un lâche.

— Que vous arrêtiez de m’écraser, se hasarda-t-il à répondre.

La dague se déplaça devant son œil. Il changea tout de suite de stratégie.

— J’ai besoin de vous… Enfin, de votre aide…

— Explique-toi !

— Ce serait déjà super si vous arrêtiez de m’écraser, toussa-t-il.

Elle réajusta sa position. Juste un peu, assez pour que la pression cesse de l’étrangler, mais lui inflige une vive douleur dans l’épaule.

— C’est mieux comme ça ? railla-t-elle.

— Ouille !

— Pourquoi me suis-tu ?

Joachim hésita. Suivre une jeune femme pour découvrir à quel concours de cosplay elle se rend constitue un aveu difficile. Quand la personne en question tient une lame à cinq centimètres de votre visage, cela devient quasiment suicidaire. « Entre deux voies, opte pour celle de la franchise, le prix en sera moins cher à payer. » Si les paroles de son maître éclairaient le choix du jeune homme, elles restaient silencieuses sur la présence de poignards et de menaces dans la balance. Joachim se décida.

— Je vous ai vu passer une porte, au Millenium Center… Je… vous ai suivie.

L’aventurière relâcha sa pression sous la surprise. L’espace d’un instant, sa lame vacilla.

— Je ne sais pas comment rentrer, j’ai besoin que vous me guidiez, continua Joachim. Il avait envie de prendre un ton implorant, mais à son grand étonnement, sa voix s’avéra ferme.

La jeune femme réfléchit, elle l’avait vu avant de passer la porte. Il la suivait, mais n’aurait pas dû arriver ici. Cela relevait de l’impossible. Troublée, elle préféra laisser ses raisonnements de côté. Pour l’instant, cet imbécile était le cadet de ses soucis, les brutes ne tarderaient pas à revenir dans le jeu. Elle aurait d’autres occasions pour comprendre.

— Suis-moi, on a perdu assez de temps comme ça ! dit-elle en se relevant.

Déchargé de son poids, Joachim se remit debout, elle s’éloignait déjà. Il peina à la rejoindre. À chaque fois qu’il tentait de se tenir à ses côtés, elle accélérait. Résigné, il resta derrière elle en ruminant, la situation le dépassait complètement.

Alors qu’ils se rapprochaient d’une rue d’où provenaient des bruits de foule, elle s’arrêta. Joachim en profita pour reprendre son souffle, ça faisait beaucoup pour lui, rien dans son existence ne l’avait préparé à une telle situation. Il se plia en deux, les mains sur les genoux, et respira profondément.

— Mets ça sur tes épaules, commanda-t-elle en lui tendant sa cape.

Devant son air ahuri, elle se sentit obligée d’expliquer.

— Avec ta drôle de vareuse et tes chaussures blanches, on te reconnaît trop facilement, on peut pas dire que tu passes inaperçu.

Joachim saisit le vêtement, un peu vexé, il allait répondre, mais s’interrompit avant de dire une bêtise. Il venait de se rendre compte à quel point il la trouvait belle. Pour lui, discuter avec elle revenait à rencontrer Cthulhu pour un de ses adorateurs, les tentacules en moins. Il se tut.

— Fais ce que je te dis, et allons-y, dit-elle avec un petit sourire en coin.

Joachim jeta la cape sur ses épaules et la suivit. Ils traversèrent une foule bigarrée, composée d’ouvriers et de marchands à l’apparence plus ou moins humaine. Ils se dirigèrent ensuite dans un dédale de ruelles sombres et crasseuses. De temps en temps ils devaient se pousser pour laisser passer une charrette tirée par des hommes ou des bêtes.

Il se sentait complètement déboussolé depuis son arrivée dans cet univers. Incapable de rentrer chez lui, il devait s’accrocher à la jeune femme.

— Êtes-vous sûre que c’est la bonne direction ? demanda-t-il. Je veux dire, vers chez moi.

— En quelque sorte…

— Comment ça, en quelque sorte ?

Elle s’arrêta et se retourna. Les sourcils froncés, les dents serrées, le doigt tendu vers lui. Elle lui évoquait une mère en colère.

En voyant l’expression ahurie du garçon, elle s’efforça de reprendre son calme.

— Dans la taverne, tout à l’heure, commença-t-elle.

— Oui ?

— Tu m’as fait louper une vente.

— Oui…

— Je peux te ramener chez toi. Mais avant, j’ai besoin que tu répares ton erreur.

— Comment ?

La jeune femme soupira, porta la main sur son front et souffla à nouveau.

— Je peux te ramener chez toi. Mais avant, tu répares ton erreur, marmonna-t-elle.

— Ça, j’avais compris. Je voulais dire comment je peux rattraper mon erreur…

— Les hommes du restau sont des marchands.

— On aurait dit des gangsters.

— Gangsters ?

Joachim soupira à son tour, il devait faire attention, apparemment, le vocabulaire différait entre ce monde et le sien.

— Des brigands. Je voulais dire des brigands.

— D’accord, si tu veux. Ils trafiquent un peu, revendent parfois de la marchandise pas très claire.

— Oui, et ?

— Quand tu es arrivé ils allaient me remettre un pendentif. Un collier en cristal, qui n’a pas beaucoup de valeur par ici. Mais je connais des lieux où il donne force et vigueur à son porteur. C’est très demandé, surtout par les vieux messieurs.

— C’est très intéressant, mais comment veux-tu que je me rachète ?

— Tu vas m’aider à récupérer ce pendentif, après, je te ramène chez toi.

— Et on fait comment ?

— Bah… on rentre chez les brutes et on prend le pendentif, répondit-elle en haussant les épaules.

La tête de Joachim commença à tourner. Il était passé de lâche du lycée à voyageur de l’outre-monde, il allait maintenant devoir jouer les braqueurs. Il s’accordait avec elle sur le fait qu’il avait mis le bazar dans ses affaires, mais de là à se frotter avec trois gangsters… Il essaya de concevoir une réplique cinglante qui traduirait parfaitement son désaccord. Mais d’un autre côté, avait-il le choix ?

La jeune femme attendait sa réponse et vit tous les doutes qui transpiraient sur son visage. Elle y lut enfin une acceptation résignée.

— Marché conclu alors, demanda-t-elle en tendant la main.

— Marché conclu.

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