Chapitre VIII

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Le lendemain matin, une seule chose m’obsédait : avoir une discussion avec Astérion. Au fil de mon périple, c’était sans aucun doute notre relation qui avait le plus évoluée. Au départ, je ne l’aimais guère et ce pour de bonnes raisons : outre son arrogance, il avait réclamé le contrôle de mon corps et bouleversé ma vie comme si elle lui appartenait. Par la suite, malgré mon refus, il s’était pourtant efforcé de me conseiller et de m’apporter son l’aide en cas de besoin. Peu à peu, j’avais fini par l’accepter et même à l’apprécier.

Toutefois, ce maudit Eternel avait des défauts. Notamment un désagréable penchant pour les secrets. S’il m’avait sommé de lui accorder une confiance aveugle, il s’arrogeait le droit de me taire des informations.

L’existence de Kelos n’était donc qu’un secret parmi tant d’autres.

Mais cette fois, cette omission mettait en péril la réussite de notre lutte contre Hepiryon. Chez les Elementaris, je m’étais préparé à affronter des monstres, mais un demi-dieu était d’une toute autre trempe ! À mes yeux, Kelos équivalait à un Hercule malfaisant et manipulateur, motivé par sa dévotion envers son père et sa haine pour Astérion. Et j’ignorais tout de lui. Avant même de reprendre l’entraînement ou partir à la recherche des Xenos, il me paraissait impératif que je connaisse l’histoire du fils d’Hepiryon car, comme me l’avait si justement dit Elysion lors d’un entraînement :

« C’est en connaissant son ennemi que l’on peut déceler ses faiblesses. »

Ainsi, à peine mon petit-déjeuner consommé, je m’enfermai dans ma chambre. Allongé sur mon lit, je fermai les yeux et me concentrai sur les battements de mon cœur. Lorsque ma respiration devint suffisamment lente et régulière, je laissai mon esprit lentement entrer en transe tout en me concentrant sur Astérion.

Lorsque je rouvris les paupières, je me trouvais au centre d’un paysage familier d’une blancheur aveuglante. Comme chaque fois, cet endroit m’apparaissait comme une toile vierge, réclamant qu’un pinceau y apporte les couleurs et décor de la vie. Dans ce paysage né d’une vue de l’esprit, tout vêtu de blanc, j’avais la possibilité d’y rencontrer l’Eternel, même lorsqu’il refusait de me voir.

Ce dernier se trouvait une quinzaine de mètres plus loin, enchaîné comme depuis son réveil, deux mois plus tôt. Ni ma famille, ni mes amis n’avaient la possibilité de voir son apparence. Il ignorait donc en quoi il était si impressionnant, mais il me suffisait de venir ici pour m’en souvenir. Même à genoux, l’Immortel restait plus grand que moi. Son torse puissant, qui m’avait un jour rendu envieux, était néanmoins gâché par la présence d’une longue cicatrice. Elle cheminait du pectoral gauche au côté droit de sa hanche, vestige de l’attaque destructrice portée par Hepiryon avec sa terrifiante faux, Tresmaní. Mais le plus impressionnant restait ses pupilles : ils s’agissaient de deux globes dorés d’une pureté incomparable, capables de sonder l’âme de quiconque aurait la bravoure de les fixer.

Même après tout ce temps, il ne cessait de me fasciner.

— Je croyais que tu détestais venir ici ? me lança-t-il.

— Tu ne m’en as pas laissé le choix ! rétorquai-je en arrivant à son niveau. Je pensais que tu voulais empêcher le retour de ton frère !

— Je n’aspire qu’à cela.

— Vraiment ? m’emportai-je. Car je commence à sincèrement en douter ! Pourquoi ne pas m’avoir averti de l’existence de son fils ? Tu m’avais prévenu qu’Hepiryon enverrait ses sbires contre moi, les Xenos et les Gerydïons, mais tu n’as jamais mentionné Kelos ! Est-ce qu’il ne te paraît pas évident qu’il représente une menace ?

Astérion se crispa.

— Crois-moi, dit-il d’une voix rauque, je réalise à quel point Kelos est dangereux. Il est sans aucun doute le plus grand obstacle qui se dressera entre toi et son père.

— Si tu le sais, alors pourquoi ne m’avoir rien dit ? Quel est ton excuse pour m’avoir une nouvelle fois tenu dans l’ignorance ?

— Parce qu’il devrait être mort ! tonna-t-il.

Je reculai d’un pas, effrayé par son soudain haussement de ton. Un tourbillon de colère et de chagrin émanait de lui. D’où lui venait une telle amertume ?

La respiration hachée, il pesta :

— Il n’y avait pas lieu de le mentionner car il ne devrait plus être une menace pour quiconque depuis bien longtemps !

— Pourtant c’est le cas, Astérion, repris-je plus calmement. Je dois savoir ce qui lui est arrivé, peu importe la peur ou la honte de me raconter…

— Je n’ai peur de rien ! rétorqua-t-il.

— Alors dis-moi pourquoi il t’a traité de « brûleur de chair » ! Quelle est son histoire ? D’où vient votre consensus ? Je mérite de savoir !

Il scruta longuement mon regard avant d’admettre :

— Tu as raison, tu mérites de savoir. Tu as traversé tant de choses que j’oublie parfois que tu n’es plus ce jeune homme égoïste et insouciant que j’ai rencontré à mon réveil… Pardonne-moi, ajouta-t-il dans un souffle.

Son empathie m’alla droit au cœur.

— C’est bien la première fois que tu me dis ça, soulignai-je pour détendre l’atmosphère.

— Ne t’y habitue pas, me prévint-il.

Nous restâmes silencieux le temps qu’il se calme, puis il reprit :

— L’histoire de Kelos est intimement liée à la mienne et à celle d’Hepiryon. Pour la comprendre, tu dois connaître l’intégralité de la nôtre.

Je fronçai les sourcils.

— Je la connais déjà…

— Non, me contredit-il, tu n’en connais qu’un fragment.

Il prit une profonde inspiration avant de raconter :

— À l’aube des temps, lorsque le vôtre planète n’était pas encore habitée, Hepiryon et moi vivions en paix. Nous partagions alors un objectif commun : peupler Hek’la, la Terre. Sais-tu pourquoi notre paix a été rompue ?

— Hepiryon voulait assujettir les Hommes. Toi, au contraire, tu prônais leur liberté et leur indépendance vis-à-vis des Immortels. Il t’a donc déclaré la guerre pour décider de leur sort.

— En effet, mon frère répugnait à offrir trop de libertés aux mortels. Il était convaincu que vous deviez être régulés et que, pour cela, vous deviez nous être asservis. Pour autant, j’étais toujours parvenu à le faire renoncer à cette idée. J’étais curieux de savoir ce que vous deviendriez en grandissant par vous-même et une part de lui l’était aussi. En revanche, tu as tort sur un point : ce n’est pas lui qui m’a déclaré la guerre, c’est moi.

Cette révélation me laissa pantois.

— Toi ? balbutiai-je. Tu es à l’origine de cet affrontement ?

— Oui.

Désemparé, je me laissai tomber à terre.

— Tu as intérêt à ce que tes explications soient convaincantes, Astérion.

— Pour accomplir notre but, m’expliqua-t-il, après des millions d’années à interagir grâce à nos pouvoirs avec les organismes microscopiques qui peuplaient Hek’la en premier, nous sommes parvenus à donner vie à la faune et à la flore actuelle. Si vous, les humains, vous avez compris que toute apparition d'une espèce est due à une espèce antérieure qui a évolué, vous ignoriez que cette évolution a été mené par Hepiryon et moi-même. Nous avons manipulé ces organismes primitifs et les avons modelés tels des chirurgiens pour parvenir à engendrer les êtres évolués auxquels nous aspirions. Et, de fil en aiguille, l’Homme a vu le jour.

Il me laissa digérer l’information, reprit son souffle et poursuivit :

— Néanmoins, contrairement aux autres espèces, votre cas a requis que nous coopérions pour vous façonner à notre image. L’espèce humaine naquit des millénaires plus tard du désir de conquérir et détruire de mon frère, mais également de mon désir d’apprendre, de créer et de façonner. Et nous avons été séduits par votre apparence. Une fois satisfaits de notre œuvre, de nos enfants, d’un commun accord, Hepiryon et moi avons adapté notre morphologie afin d’avoir des rapports intimes avec vous.

— Si je comprends bien, Hepiryon et toi êtes les inventeurs de la reproduction sexuée, soulignai-je, étonné.

— Oui, confirma l’Eternel. Cela a certainement été le plus gros obstacle de notre mission : doter des êtres vivants de la capacité de donner la vie d’une manière dont nous n’en étions pas capables. Mais lorsque nous y sommes parvenus, nous avons peu à peu cessé d’interférer dans votre évolution, jusqu’à nous l’interdire, et avons entamé une nouvelle existence : celle de dieux idolâtrés. Nous étions vénérés et nous en profitions pour rendre visite aux hommes et aux femmes qui nous charmaient.

Je me remémorai les légendes sur les dieux olympiens qui enfantaient des centaines d’enfants avec des humaines et me mis à redouter le pire.

— Tu sous-entends qu’Hepiryon et toi avez eu beaucoup d’enfants avec des mortelles ? le questionnai-je, inquiet. Tu ne vas pas quand même pas m’annoncer que Kelos a des dizaines de frères et sœurs, pas vrai ?

— Non, me rassura-t-il. À l’instar des Elementaris, notre puissance limitait énormément notre capacité de procréer. Les humaines n’étaient pas aptes à donner naissance à des enfants d’Eternels.

— Pourtant vous y êtes parvenus. Hepiryon et toi avez tous les deux eu un fils : Kelos et Celestios.

— En effet, reconnut Astérion, mais les femmes qui leur ont donné naissance n’ont pas survécu à l’accouchement. Kelos est né plus d’une centaine d’années avant mon fils et, à sa naissance, Hepiryon comme moi ignorions ce dont serait capable cet enfant. Serait-il mortel comme sa mère ? Puissant comme son père ? Après quelques années, il s’est avéré que le côté immortel primait sur la moitié mortelle : Kelos s’est développé comme un humain mais ses capacités dépassaient de loin n’importe lequel d’entre eux. Puis, vers l’âge de trente ans, il a développé éternätes tiempa.

— L’immortalité temporelle, traduisis-je. Qu’est-ce que c’est ?

— Il existe deux types d’immortalité : celle de l’invulnérabilité du corps face au temps et celle de la pérennité de l’âme, nommées respectivement éternätes tiempa et éternätes amea. L’immortalité temporelle et l’immortalité de l’âme. Celui qui possède cette dernière voit sa conscience survivre, même si elle ne se trouve plus en sécurité dans son corps. Un homme normal ne possède aucune de ces facultés et, en conséquence, voit son corps flétrir avec le temps jusqu’à son décès. Alors, son âme doit faire face au jugement : soit il ira au Niyarä Vel, la terre des louanges qui équivaut à votre Paradis, soit il disparaîtra dans le néant, au Nyak Li’kur Vel. Voilà ce qu’est la mort. Cependant, celui qui possède les deux immortalités voit son corps et son esprit entrer dans une symbiose parfaite au point de lui procurer des pouvoirs incommensurables, faisant de lui un véritable Eternel.

— Donc Kelos n’est pas invincible, conclus-je. Le temps ne l’affecte simplement pas et il possède des pouvoirs hérités de son père.

— Si tu lui tranches la tête, elle ne repoussera pas, confirma-t-il. Son âme fera face au jugement dernier comme n’importe quel mortel… et disparaîtra dans le néant, là où est sa place.

— Et Celestios ? l’interrogeai-je, intrigué par mon premier ancêtre.

Astérion sourit.

— Tout comme Kelos, il s’est très vite distingué des autres mortels. Il a développé plusieurs de mes pouvoirs comme la maîtrise des éléments, la télépathie ou encore la translatíon. Lui et Kelos vécurent des décennies en conservant l’apparence de jeunes hommes d’une trentaine d’années et, pendant près d’un siècle, ils gagnèrent en puissance. Il s’avérait que leurs capacités croissaient au cours du temps, tout comme les tiennes. Toutefois, leurs âmes n’étant pas immortelles, ils ne pouvaient employer leurs capacités à leur apogée. z

— Ils s’entendaient bien ?

— Ils ne pouvaient se trouver au même endroit sans se quereller, soupira-t-il. Or, lorsque deux individus aussi puissants se disputaient, cela faisait des ravages. Hepiryon et moi craignions leurs rencontres et nous avons demandé de s’éviter autant que possible. Ils respectèrent notre souhait et restèrent à l’écart l’un de l’autre pendant de longues années. En voyageant, Kelos obtint très vite de nombreux qualificatifs tel que « l'ange déchu », en référence à ses pouvoirs qu’il usait pour s’amuser à terroriser les humains, ou encore « le voyeur de mort ». Lorsque tu l’as vu, il t’en a déjà soufflé un mot, pas vrai ?

Je hochai la tête en me remémorant ses paroles. Il avait prédit que tous mes amis étaient destinés à mourir par ma faiblesse et mon entêtement.

Certains subiront même un sort pire que la mort, avait-il dit.

Je sentis mon visage se crisper.

— Au fil des années, continua Astérion, Kelos accumula les relations avec les humaines sans pour autant enfanter. Je pense qu'il parvenait à empêcher volontairement la fécondation pour demeurer seul héritier des pouvoirs de son père. Il savourait sa supériorité, d’où l’animosité naturelle qu’il entretenait envers Celestios qu’il considérait comme un rival. Ton ancêtre, pour sa part, se refusait à s’éprendre d’une humaine : il s’interdisait d’aimer, sachant qu’inévitablement il finirait par voir son amour vieillir et mourir. Pourtant, il finit par succomber au charme d’une mortelle. Il s’installa dans l’une des plus grandes villes de l’époque et en devint le roi. Quelques années plus tard, lui et son épouse eurent des enfants : deux filles et un garçon.

— Et Kelos l’a appris ?

Astérion acquiesça.

— Il vint leur rendre visite une vingtaine d’années plus tard, bravant l’interdiction d’Hepiryon, et il fut séduit par la fille aînée de Celestios, Alina.

J’écarquillai les yeux.

— Kelos est tombé amoureux de la fille de son cousin ? m’exclamai-je, ressentant une profonde aversion pour cette envie incestueuse.

— Je ne pense pas qu’il ait un jour véritablement aimé quelqu’un, excepté son père peut-être. Pour autant, Alina attira son attention et il n’avait pas pour habitude qu’on lui refuse quoi que ce soit. Or, Celestios devina ses intentions et le menaça de mort s’il s’approchait de sa fille.

— Je suis d’accord ! C’est infâme !

— Tu dis cela parce qu’ils sont de la même famille ? m’interrogea-t-il. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, vos rois se mariaient entre cousins, non ? De plus, tu oublies que Kelos ne peut vieillir et se contrefiche donc de l’âge : à ses yeux, cette relation n’avait rien d’interdit, ni d’abject.

Mes lèvres se retroussèrent de dégoût mais je n’ajoutai rien.

— Kelos se servit de la menace de Celestios comme prétexte pour le défier, reprit Astérion. Celestios accepta. Et à cause de nos lois sacrées, je ne pouvais intervenir pour les en empêcher.

Je fermai les yeux en essayant de me remémorer ces fameuses lois.

— Un Immortel a interdiction d'offrir une seconde vie à un mortel, récitai-je. Lorsque son tison de vie est consumé, il ne peut en obtenir un second. La seconde dit que vous, Immortels, ne pouvez intervenir directement dans l'évolution des Hommes. Si celle-ci les mène à leur fin, ils en seront seuls responsables. Une autre vous interdit de pénétrer dans le corps d’un mortel sans son consentement car c’est la seule chose qu’un homme possède vraiment. Et…

— Et un Immortel ne doit pas intervenir dans les conflits des mortels, termina-t-il. Je l’avais évoqué en te montrant la Grande Bataille : les affrontements des mortels et des Immortels restent séparés les uns des autres et pour cause. De plus, tu sais ce qui se passe si nous brisons ces règles : nous en subissons de lourde conséquence. Preuve en est, en m’immisçant dans ton corps sans ton accord, je me retrouve aujourd’hui soumis à ta volonté.

— Mais lors de la Grande Bataille, objectai-je, tu avais affronté les Xenos en personne ! Je t’ai vu !

— Et vois où cela m’a mené de briser une autre de ces lois, rétorqua-t-il. Privé d’un corps et de conscience pendant des millénaires !

Soudain, une explication germa dans mon esprit.

— C’est pour ça que tu penses que j’ai plus de chance d’empêcher la réincarnation d’Hepiryon que toi ! Si tu prenais le contrôle de mon corps, tu resterais les mains liées : t’opposer directement à ton frère reviendrait à intervenir dans le conflit des Hommes contre les Xenos, tu briserais donc de nouveau une des lois sacrées. Mais en agissant par mon intermédiaire, ce n’est pas le cas car je suis mortel !

— Tout comme Kelos, ajouta Astérion. Vous êtes tous deux nos émissaires car, comme tu l’as si justement dit, nous avons les mains liées. Je ne peux affronter directement qu’Hepiryon et personne d’autre sans prendre le risque de m’attirer les foudres du destin.

Encore une fois, je me faisais l’effet d’un simple pion sur l’immense échiquier où s’affrontaient les deux divinités depuis des lustres. À mon grand désespoir, je commençais à en avoir l’habitude.

— Alors Kelos et Celestios se sont affrontés ? Que s’est-il passé ?

— Laisse-moi te le montrer, me proposa-t-il. Tu sauras alors d’où lui vient sa haine envers moi… et pourquoi elle est réciproque.

Sans la moindre hésitation, j’acquiesçai et posai la main sur son épaule.

Je me trouvai au sommet d’une montagne avec Astérion debout à mon côté. Le soleil, bas dans le ciel nuageux, baignait de ses rayons, au travers d’une trouée, la pénombre des vallées. Autour de nous, la végétation avait déserté pour ne laisser qu’un sol raboteux et rocailleux, couvert d’une fine couche de neige.

— Te souviens-tu de la Grande Bataille ? me questionna Astérion. Tu m’avais parlé d’un instant où le temps s’était figé et où tu avais aperçu des éclairs bleus au pic d’une montagne lointaine.

— Ne me dis pas que…

— Oui, confirma-t-il. C’est bien ici. La Grande Bataille a eu lieu quelques kilomètres plus à l’est.

Il me désigna l’endroit du bout du doigt.

— Tu avais bien perçu le fragment d’un autre souvenir : celui de l’affrontement entre Kelos et Celestios.

Un nouveau mystère venait d’être élucidé.

Malgré le vent et la neige, je ne ressentais pas froid. À la manière de fantômes, Astérion et moi étions transparents, insensibles à l’environnement et imperceptibles par les personnes présentes dans le souvenir. Kelos choisit cet instant pour surgir des ombres, de la même manière que lors de notre rencontre. Il était exactement le même à un détail près : ses cheveux blancs étaient ramenés en un catogan qui laissait voir la totalité de son visage blafard. Son regard exprimait une malice comme un enfant qui s’apprête à faire une bêtise, sauf que chez lui, cette lueur était malsaine. Cela était accentué par son sourire arrogant omniprésent aux coins de ses lèvres.

Le fils d’Hepiryon fouilla les alentours du regard avant de clamer :

— Aurais-tu fui, cousin ? Serais-tu donc si lâche ?

Ses mots résonnèrent.

Soudain, au bord du précipice, un éclat aveuglant apparut. La lumière s’atténua pour laisser place à un homme. Il était plus grand que Kelos et revêtait une armure argentée incrustée d’or qui renvoyait les derniers reflets flamboyants du couchant. L’énergie qu’il dégageait liquéfia la neige à ses pieds. Une rondache, grand bouclier circulaire orné de motifs étranges, recouvrait son bras gauche. Dans la main droite, une épée claymore au large pommeau blanc prolongé d’une lame courte parcourue de rainures dorés.

— Voilà mon fils, me souffla Astérion. Celestios.

En le découvrant, je ressentis un brin de déception : lui et moi n’avions en commun que notre taille. En effet, ses yeux étaient gris et leur donnait un regard sévère. Pourtant ses cheveux bouclés et blonds, comme ceux de son père, lui donnait une allure douce, presque angélique. Sa barbe me rappelait vaguement mon frère Thomas et son indissociable sérieux. Cependant, il avait un corps moins massif qui ne le rendait pas moins impressionnant.

Kelos avait dégainé une longue lame forgée dans un métal noir et dont la garde était incrustée de rubis.

— Depuis le temps que j’attendais de montrer aux mortels que tu n’étais en rien mon égal ! s’extasia-t-il.

— Je t’ai ordonné de t’éloigner de ma famille, annonça Celestios, impassible, mais tu refuses de t’y plier. Par-dessus tout, tu remets mon autorité en doute et oses réclamer la main de ma fille.

— En effet, ô roi Celestios ! le nargua Kelos.

— C’est donc un combat à mort que tu réclames ?

— C’est exact !

La mâchoire de Celestios se crispa.

— Très bien. Moi aussi, je rêvais de ce jour où je pourrais enfin effacer ce sourire suffisant de ton visage infâme.

Le sourire de Kelos se changea en rictus.

—Tu oses me parler de suffisance ? rétorqua le fils d’Hepiryon. Tes insultes ne peuvent m’atteindre, sais-tu pourquoi ? Car je connais déjà l’issue de ce combat ! La mort plane au-dessus de toi, Celestios ! Je vais te tuer et tu n’y pourras rien. Tu me supplieras de t’épargner mais je n’aurai pas la moindre once de pitié pour toi, cousin. Ta somptueuse fille sera mienne tandis que ton cadavre pourrira ici !

Puis, sans laisser à son cousin le temps de répondre, un fouet se déroula dans la main gauche de Kelos. D’un geste ample et souple, il le fit claquer en direction de son adversaire. Mon aïeul leva son bouclier qui brilla une seconde avant de libérer une onde d’énergie qui repoussa le fouet et déstabilisa Kelos un instant. D’un geste, ce dernier fit s’enrouler son arme autour de son avant-bras et maugréa :

— Quelle ironie ! Moi, le fils d’Hepiryon, contraint de faire face au rejeton d’Astérion muni d’armes offertes par mon propre père.

— Tu le remercieras de ma part pour ce présent, répondit Celestios en faisant tournoyer son épée, lorsque tu te retrouveras aux portes du Nyak Li’kur Vel.

Il se remit en position de combat, l’épée pointée vers son adversaire.

Kelos fondit sur lui. Leurs épées se percutèrent en libérant une puissante onde de choc surpuissante qui morcela le sol. Après un enchaînement remarquable, Celestios parvint à bousculer Kelos avant de l’envoyer bouler. Ce dernier se ressaisit et enroula son fouet autour de la cheville de son adversaire, puis, d’un geste brusque, déséquilibra son adversaire. Profitant de la vulnérabilité momentanée du fils d’Astérion, il bondit, la pointe de son épée dirigée vers sa tête. Celestios roula sur le côté in-extremis avant d’invoquer une bourrasque qui propulsa Kelos contre une paroi rocheuse. Le choc lui arracha un cri de douleur. Sans le laisser se reprendre, mon aïeul invoqua l’élément de la terre et provoqua une crevasse dans laquelle le fils d’Hepiryon s’engouffra et qui se referma sur lui.

Le répit que venait de s’octroyer Celestios ne dura guère : le tonnerre gronda au-dessus de nos têtes et un éclair bleu frappa l’endroit où était enfermé Kelos. Ce dernier jaillit d’un bond hors de la cavité, le regard embrasé de l’ardeur que lui procurait ce combat. Alors que les deux guerriers reprenaient leur souffle, des flocons de neige se mirent à tomber, tel un signal pour Kelos qui leva une main vers le ciel. La foudre, tel un serpent igné, se fraya un passage au travers des sombres nuées jusqu’à ses doigts. Son armure scintilla, parcourue d’éclairs bleutés, tandis que l’air autour de lui s’électrifiait. Il dirigea l’autre main en direction de Celestios. La foudre en jaillit. Cette attaque était au moins dix fois plus puissante que celle qu’Elysion et moi avions encaissés en affrontant Kelos dans le hangar !

Celestios ploya les genoux et brandit son bouclier. Une détonation suivit l’impact, soulevant une tonne de neige et libérant une désagréable odeur d’ozone. Lorsque la poudreuse s’éparpilla, Celestios était debout mais son bouclier avait disparu. Il tenait son bras gauche, brûlé par la décharge, tandis que sa rondache avait été projetée plusieurs mètres plus loin.

— Bien ! s’écria Kelos. Voyons ce que tu vaux sans ce bouclier.

Puis, il invoqua une seconde fois la foudre et se prépara à répéter son attaque. J’observai Celestios qui n’esquissait pas le moindre mouvement.

— Fuis ! avais-je envie de lui crier.

Malgré sa blessure, le fils d’Astérion tourna les deux paumes vers l’attaque foudroyante et invoqua un bouclier d’énergie. Le même que Kelos avait usé contre moi et Elysion pour se protéger de nos attaques élémentaires ! Le rempart doré encaissa la décharge. Kelos se mordit la lèvre, apparemment irrité par son échec. Sa respiration était plus saccadée qu’avant et son front se couvrait de sueur. Il semblerait que son attaque élémentaire l’avait fatigué davantage qu’il n’y paraissait.

Mais Celestios ne comptait pas le laisser souffler. D’un geste, son bouclier comme son épée retournèrent d’eux-mêmes dans les mains de leur propriétaire. Une fois armé, il s’élança sur Kelos. Le réseau de traits dorés qui parcourait son épée se mit à rayonner. Kelos leva sa propre lame, les rubis qui ornaient la garde rougeoyèrent, et contra l’assaut de son cousin. Cette fois, la vague d’énergie qu’ils libérèrent fracassa des rocs de plusieurs tonnes qui se trouvaient à proximité.

Ils se battaient à présent avec encore plus d’animosité, si cela était possible. Tantôt Kelos portait un coup au visage de Celestios, tantôt ce dernier ripostait et le blessait au bras ou à la jambe. Désormais, cela faisait près d’une heure qu’ils combattaient sans que l’un ou l’autre ne cède à la fatigue. Indéniablement, leurs mouvements étaient plus lents et moins précis. Pourtant leurs regards farouches laissaient comprendre que ce ne serait pas l’épuisement qui en viendrait à bout.

Soudain, alors que le fouet de Kelos claquait à seulement quelques centimètres de l’œil de Celestios, ce dernier le saisit dans sa main. D’un geste puissant, il arracha l’arme des mains de son adversaire et la jeta dans le précipice. Puis, il planta sa propre épée dans le sol et laissa son bouclier tomber sur le sol. Kelos le dévisagea, suspicieux.

— Ce combat n’aura de fin si on continue de se battre comme des mortels ! rugit Celestios. Il est temps de laisser nos parties divines s’exprimer et faire la différence !

Kelos resta silencieux un instant avant de sourire.

— Je te reconnais bien là, toujours aussi impétueux ! Ce doit être de famille !

À son tour, il laissa tomber son épée sur le sol et ferma les yeux. Les ombres se matérialisèrent et se massèrent autour de lui. Une aura foncée, presque noire, l’enveloppa et ses yeux se mirent à scintiller. De son côté, l’armure de Celestios se mit à s’illuminer telle une étoile. Ses yeux prirent la teinte dorée des dieux et des symboles se dessinèrent sur ses avant-bras et le dos de ses mains. Kelos hurla sa rage et les ténèbres s’élevèrent pour le submerger. Celestios invoqua un nouveau mur d’énergie plus puissant, plus intense. Malgré tout, il tituba face à la puissance déchaînée par Kelos, sans pour autant flancher. Les ombres finirent par s’évanouir et Celestios rappela l’énergie de son bouclier qu’il canalisa dans ses mains. Puis il la libéra sur Kelos sous la forme d’un rayon d’énergie qui dévasta tout sur son passage. L’obscurité, telle une chrysalide protectrice, enveloppa le fils d’Hepiryon et encaissa l’attaque. L’instant d’après, Kelos jaillit de son cocon et contrattaqua avec un faisceau obscur d’énergie que Celestios para.

L’un après l’autre, ils opposèrent leurs pouvoirs divins et leur maîtrise l’un à l’autre, répliquant inlassablement dans l’espoir d’atteindre leur cible. Ténèbres et lumières se percutaient et s’annihilaient, ne parvenant à prendre le pas sur l’autre. Après une énième attaque déviée, Celestios modela une sphère d’énergie dans sa main droite. J’étais intrigué par une telle technique. Kelos, le souffle court et acculé près du vide, le fixait, les poings tremblants.

Pourtant, il hurla :

— APPROCHE !

À ses mots, les ténèbres prirent la forme de javelot et se déployèrent sur Celestios tel un essaim d’abeilles pour le transpercer de leurs dards. Le fils d’Astérion bondit dans les airs, l’orbe d’énergie condensé toujours dans ses mains. Grâce à son contrôle sur le vent, il parvint à esquiver les aiguillons envoyées par Kelos et fonça sur ce dernier. Surpris par la dextérité de son adversaire, il eut tout juste le temps d’invoquer un bloc d’énergie. Toutefois, l’énergie contenue dans la sphère était bien plus grande que sa taille le laissait paraître.

Une explosion suivit la collision, faisant trembler toute la montagne et soulevant un nuage de poussière. Lorsque celui-ci retomba, Celestios se trouvait au bord du précipice, seul et à bout de souffle. Tout un pan de la montagne s’était effondré par la puissance du choc, emportant Kelos avec lui. Alors que je pensais le combat terminé, Celestios se pencha au-dessus du vide et, en m’approchant, je découvris avec stupeur que le fils d’Hepiryon n’était pas mort. Il était parvenu à se raccrocher in-extremis à la paroi dans sa chute. Sa pâleur laissait deviner qu’il était à bout de force.

— Celestios ! bafouilla-t-il. Aide-moi je t’en prie !

Ce dernier hésita. C’était évident, Kelos n’allait pas tarder à lâcher prise et, vu la hauteur, il ne survivrait pas. À la place de Celestios, j’aurais fait demi-tour. Ils avaient essayé de s’entretuer depuis la nuit tombée, alors pourquoi hésitait-il à l’abandonner à son sort ?

— Jures-tu de ne plus jamais t’approcher de moi ou de ma famille ?

Les paroles de Celestios se répercutèrent en échos.

— Je le jure ! promit sans hésitation Kelos.

Il paraissait si sincère et désespéré que j’avais envie de le croire. Celestios dut penser la même chose car il tendit les mains pour agripper celle de son cousin et le ramener en sécurité. Ce dernier s’effondra sur le sol, le souffle saccadé et les yeux clos.

— Ta bonté te perdra, cousin, parvint-il à articuler.

— Probablement, admit Celestios en se massant les poignets.

— Non, c’est une certitude.

Soudain, de nulle part jaillit son fouet. L’arme, dangereux boa constricteur dans les mains de Kelos, s’enroula autour de Celestios. Le fils d’Astérion se débattit mais l’arme resserra son étreinte, l’empêchant de respirer. Kelos se releva en titubant. Il leva la main en direction de son épée qui vint s’y loger. Celestios tomba à genoux, blanc comme un linge. L’arme serpentine exerçait une telle pression que son sang ne circulait plus librement.

— Je te l’avais dit, murmura Kelos, ta mort était venue. Tu n’aurais jamais dû avoir pitié.

Il s’agenouilla et planta profondément la lame dans la poitrine de Celestios. Celui-ci le regarda droit dans les yeux, exprimant plus de haine que jamais je n’en avais vue dans les yeux d’un homme, avant de s’effondrer.

Kelos se releva sans détourner le regard de la dépouille.

Le cadavre de Celestios commença lentement à s’effacer, rattrapé par le temps. Son immortalité n’était plus. Celestios, fils d’Astérion, non plus.

— COMMENT AS-TU OSÉ ? rugit une voix.

Je sursautai, tout comme Kelos qui perdit l’équilibre ainsi que le peu de couleur qu’il lui restait. Elle semblait venir de partout, puissante, courroucée et chargée de douleur. Bien entendu, j’avais reconnu cette voix et Kelos aussi visiblement. Astérion surgit dans un flash de lumière, aussi grand et intimidant que lors de la Grande Bataille. Mais cette fois, son visage était déformé par la fureur le rendant terrifiant.

Kelos resta pétrifié.

— Il t’avait épargné ! tonna l’Immortel.

— Tu… Tu n’as pas le droit d’être là, balbutia Kelos. Tu as juré de ne jamais intervenir dans les conflits des mortels ! Tu transgresses le serment…

— UN SERMENT ? Comment oses-tu me parler de serment !

Le fils d’Hepiryon se recroquevilla, terrorisé. Dans la paume d’Astérion apparut Atalamos, son épée légendaire, libérant une vague de puissance qui projeta Kelos près du précipice.

— Non, je ne vais pas te tuer, misérable vermine ! fulmina Astérion. Cela serait trop bon pour toi !

Les yeux écarquillés, aussi livide qu’un cadavre, Kelos regarda Astérion brandir Atalamos et la planter dans le sol. La terre se craquela, formant une délimitation autour de l’épée où se trouvait Kelos et Astérion. Puis, ce bloc s’éleva dans le ciel, les éloignant du sommet de la montagne. Kelos se retourna pour regarder dans le vide et manqua de s’étouffer en découvrant ce qui s’y passait. La montagne s’écroulait de l’intérieur, formant une immense cavité en son cœur et prenant lentement la forme… d’un volcan. Le granite se mit à se transformer en un liquide visqueux et rougeoyant : de la lave.

— Que faites-vous ? s’étouffa Kelos.

— Creuser en toi un trou aussi béant que celui que tu formé dans le mien, répondit Astérion, les dents serrées.

— Vous ne pouvez pas, mon oncle, plaida Kelos. Mon père ne…

— Ton père ignore où tu te trouves et ne le saura jamais ! Je lui rapporterai ton crime et la sentence que je t’ai choisie. S’il refuse de s’y plier, je considérerai cela comme un acte de guerre !

Il arracha son épée et saisit Kelos par le bras avant de le soulever sans ménagement. Le bloc sur lequel ils se trouvaient cessa de flotter et tomba dans la lave nouvellement formée. Le demi-dieu tenta de se libérer, en vain.

— Je suis désolé ! s’époumonait-il. Je suis navré, mon oncle ! Pitié !

— SILENCE ! l’interrompit Astérion.

Kelos se tut aussitôt, paralysé. L’Immortel descendit en direction du cratère du volcan et s’arrêta à seulement un mètre du magma en fusion. Là, il plaqua Kelos contre l’épaisse paroi et quatre chaînes surgirent pour s’enlacer à chaque membre du prisonnier et le maintenir dos à la roche. Ce dernier se retrouvait piégé au cœur de cette cheminé, suant sous cette fournaise.

— Aujourd’hui, reprit Astérion, pour ta félonie, je te maudis !

— Pitié ! supplia Kelos en tirant sur ses entraves. Pitié !

Son oncle l’observa avec mépris avant de prononcer d’un ton glacial :

— Je n’ai jamais eu la compassion de mon fils.

Puis d’un geste de la main, il fit apparaître juste au-dessus du crâne du prisonnier de la lave qui s’écoula le long de la paroi jusqu’à lentement se déverser sur la partie gauche de son crâne. Kelos hurla de souffrance et se débattit de plus belle mais le fluide continua sa chute et descendit sur la moitié gauche de son visage. Il ne put que fermer sa paupière pour espérer le protéger.

— Tu as ôté son avenir à mon fils, acheva Astérion en se détournant et en ignorant les supplices de son neveu. À compter d’aujourd’hui, cette immortalité qui te rend si fort et résistant te maintiendra en vie, mais tu souffriras comme personne n’a souffert. Nul ne saura jamais où tu es retenu prisonnier. Un jour, peut-être, la mort aura la sympathie de t’emporter avec elle, lorsque tu seras suffisamment dégoûté de toi-même pour persister à vivre. Mais d’ici là, tu subiras dans la solitude la conséquence de ta vilenie. Puisse cela t’apprendre ce qu’est la loyauté.

Puis le souvenir se dissipa.

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