Chapitre II

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« Votre fils est vraiment une calamité, vous savez ? Je me plais à dire que c’est grâce à nous s’il est encore en vie ! »

Kalya contait dans un français quasi parfait mes innombrables bévues tout en se gratifiant auprès de mon père. Ce dernier ne savait pas s’il devait rire, la remercier ou s’inquiéter. Il semblait avoir encore du mal à pleinement réaliser que mon amie à la peau azurée lui racontait bel et bien comment j’avais failli me planter une lance dans le pied. Pour autant, il paraissait fasciné par la description qu’elle faisait de Thorlann. Il fallait dire qu’elle était en harmonie parfaite avec la nature et que mon père adorait les paysages grandioses.

« La première fois que je l’ai rencontré, il allait se faire manger par un ours, ajouta Elysion tout en croquant dans un cookie offert par ma mère. Vos cookies sont délicieux, madame Leroy ! »

Ma mère me jeta un regard furtif, comme pour savoir s’il blaguait ou non, mais finit par remercier Elysion pour son compliment.

« Et vous dites que votre peuple va… déménager chez nous ? demanda mon père, dubitatif.

— Les préparatifs sont en cours, confirma Kalya. Mais nous devons tout d’abord prévenir votre gouvernement de tout ce qu’il ignore. C’est-à-dire, beaucoup de choses. »

Mon père prit sa tasse de café et y plongea son regard comme s’il cherchait à y lire l’avenir. À mon avis, même le professeur Trelawney n’aurait pu deviner clairement ce que l’avenir nous réservait.

Ma mère, de son côté, questionna Elysion, incertaine :

« Mais comment allez-vous… »

Elle fut interrompue par l’ouverture brutale de la porte d’entrée, au bout du couloir. D’un même geste, Kalya et Elysion s’emparèrent de leurs armes, posées sur la table à manger, et se mirent en position de combat. J’avais moi-aussi fait un pas en direction de mon sac, là où était soigneusement rangé mon épée, mais j’arrêtai mon geste. Je ne sentais aucune menace et je doutais qu’un Xenos ne s’embête à emprunter la porte d’entrée pour s’en prendre à nous. À l’autre bout de la pièce apparut alors mon frère, Thomas Leroy, accompagné d’Anaïs, sa fiancée.

Nos regards se croisèrent et ils se figèrent.

Thomas n'avait pas changé depuis notre dernière rencontre : les cheveux coupés court, la barbe taillée et des yeux bleu clair. Il portait un manteau en cuir sur un sweat à capuche et un simple jean. Anaïs à ses côtés me fixait, tout aussi ébahie. C'était une jolie jeune femme, blonde aux yeux verts et à la silhouette grande et mince. Elle et mon frère sortaient ensemble depuis le lycée, presque neuf ans maintenant. Elle m'avait toujours considéré comme un petit frère et je l'aimais comme une sœur.

Malgré tout, à cet instant précis, je ne pouvais détacher mon regard de celui de mon frère. J’appréhendais ce moment encore plus que les retrouvailles avec mes parents. Je n'avais aucune idée de comment Thomas allait réagir et c’était cela qui m'effrayait le plus. Allait-il me hurler dessus ? Ou bien me prendre dans ses bras ? J’allais bientôt le découvrir.

Ses yeux limpides balayèrent la pièce et s’écarquillèrent en découvrant Kalya et Elysion. D’un geste protecteur face à leurs armes et leurs apparences anomales, il plaça son bras devant Anaïs tandis que cette dernière gardait ses mains posées sur son ventre arrondis. Elle était enceinte depuis bientôt cinq mois et c’était désormais visible. Je posai mes mains sur les armes de mes compagnons pour les leur faire baisser, puis je m’approchai de mon frère.

« Thomas… commençai-je.

— Qu’est-ce que sont ces créatures ? me coupa-t-il.

— Ce sont mes amis, le rassurai-je. Laisse-moi t’expliquer. »

Il me dévisagea.

« Quand maman m’a envoyé un message, je n’y croyais pas. Tu es de retour après bientôt deux mois d’absence sans la moindre explication.

— J’avais mes raisons, répondis-je calmement. Je… »

Il ne me laissa pas terminer. Pour la première fois de ma vie, mon frère me décocha une droite en plein visage. Après tant d’entraînements avec Kalya et Elysion, j’aurais dû être capable d’esquiver ce coup. Après tout, ils étaient tous deux bien plus rapides que n’importe quel homme. Pourtant, je n’avais pas songé un seul instant que Thomas lèverait la main sur moi. Malgré tout il en fallait plus pour m’ébranler : je titubai à peine. Kalya fit un pas en avant, prête à prendre ma défense, mais je l’interrompis d‘un geste.

Je massai ma mâchoire endoloris tandis que ma mère s’écriait :

« Thomas ! Arrête !

— C’est bon, l’interrompis-je en grimaçant. Je le méritai, je suppose. »

Mon frère me fixait toujours avec colère.

« Maintenant vous voulez bien m’écouter tous les deux ? demandai-je tout en conservant mon calme. »

Anaïs saisit la main de Thomas pour le calmer et lui souffla :

« Écoutons ce qu’il a à dire, je suis certaine qu’il y a une explication.

— J’espère pour lui, marmonna son compagnon. »

Pour la seconde fois, je racontai la totalité de mon récit sous le regard méfiant de Thomas envers les Elementaris. Toutefois, au fur et à mesure, l’animosité qui brillait dans ses yeux fut remplacée par l’incertitude. De la même manière que pour mes parents, il me suffit de faire démonstration de mes capacités et de leur montrai mon épée en Némélithe, une roche très résistante qui poussait sur le crâne des Elementaris mâle comme Elysion, pour que son scepticisme disparaisse. Cette fois, il était inquiet. En tant que soldat de l’armée de terre, mon frère devinait l’enjeu de ma mission et l’importance capitale de mes informations.

« Si Hepiryon se réincarne, terminai-je, il formera sa propre armée et la troisième guerre mondiale débutera. Il envahira nos terres, ceux qui s’opposeront à lui mourront et les autres lui seront soumis. »

J’insufflai toute ma conviction à mes paroles afin de leur montrer l’urgence de la situation. Anaïs pressait la main de mon frère pour s’empêcher de trembler tandis que ce dernier réfléchissait.

« Et tu veux rencontrer le président ? finit-il par demander, les sourcils froncés.

— Je dois le mettre au courant de la situation, acquiesçai-je. Lui seul pourra se faire entendre des autres gouvernements et diffuser le message que nous sommes venus porter : un grand danger approche. »

Thomas se redressa et se mit à réfléchir tout en faisant les cent pas.

« Tu ne pourras jamais rencontrer le président, ils te prendront pour un malade. Nous convaincre nous, c’est une chose. Convaincre le chef d’Etat, c’en est une autre. Même en les montrant eux. »

Il me désigna Kalya et Elysion du doigt.

« Je ne comptais pas lui laisser le choix, répondis-je. Si je dois me rendre à l’Elysée, faire sauter la porte et trouver son bureau, je le ferai. Viendra un moment où, en voyant mes prouesses et l’existence de Kalya et Elysion, il ne pourra plus nier la vérité. Sauf s’il veut nous mener à notre perte.

— Et ses gardes du corps ? m’interrogea-t-il.

— Ils seront le cadet de mes soucis, le rassurai-je. »

Il se laissa tomber contre le dossier du fauteuil et grommela :

« Tu ne pouvais pas simplement être parti au Mexique pour te changer les idées et revenir avec une jolie jeune fille ? Il fallait que tu reviennes avec des espèces d’elfes et une menace de conflit mondial ? »

Je ne pus m’empêcher de sourire mais Kalya tiqua.

« Nous ne sommes pas des elfes, humain. »

Mon frère la dévisagea.

« Vous avez des oreilles pointues, des armes rustiques et vous employez de la magie. Comme les elfes.

— Tu as des bras et des jambes, cela fait-il de toi un singe ? rétorqua mon amie. Notre seul point commun avec les elfes, c’est que nous sommes supérieurs à vous en bien des domaines. Mais contrairement à eux, nous sommes réels. »

La mâchoire de Thomas se crispa sous la remarque acerbe de Kalya. J’intervins avant qu’une dispute n’éclate :

« Ce que je veux savoir c’est si j’aurais ou non ton soutien, Thomas ! »

Kalya et lui cessèrent de se fusiller du regard pour me fixer.

« Mon soutien ? répéta mon frère.

— Son soutien ? ajouta Kalya en haussant un sourcil.

— Tu es un soldat, poursuivis-je. Tu connais bien mieux que moi les protocoles de l’armée et ton statut donne du poids à tes paroles. Si tu es à mes côtés, il en sera plus difficile d’ignorer mon récit. »

Thomas fut pris d’un rire sans joie.

« Parce que tu penses qu’ils vont m’écouter plus que toi ?

— Peut-être pas, admis-je. Mais tu peux m’aider à être entendu. »

Il se tut et fixa le vide, indécis.

« De toute manière, soupira-t-il finalement, je ne peux pas te laisser te débrouiller seul. Sinon on est foutu.

— Sur ça, au moins, nous sommes d’accord, marmonna Kalya en croisant les bras. »

Elysion lui jeta un regard amusé tandis que je grommelai :

« Un véritable plaisir de se sentir soutenu…

— Malgré tout, tu es mon frère, ajouta Thomas avec un mince sourire. Jamais je ne t’abandonnerai. Tu peux compter sur moi, Pet’. »

Remise de ses émotions, ma mère s’attela à préparer à manger avec l’aide d’Anaïs et mon père. Kalya et Elysion partirent déposer leurs affaires dans la chambre qu’on leur avait attribué, la petite qui servait de dépotoir. Tant que l’on mettrait notre plan à exécution, il nous faudrait un endroit dormir. Les nuits à la belle étoile de ces derniers jours n’avaient pas été une partie de plaisir, il fallait le reconnaître.

Alors que j’allais suivre mes compagnons de voyage, mon frère m’attrapa par le bras et me souffla à l’oreille :

« Je peux te parler, seul à seul ? »

J’opinai de la tête. Il me désigna le bureau de notre père, puis il ferma la porte derrière lui afin de ne pas être entendu par des oreilles indiscrètes.

« Tout d’abord, débuta-t-il, je voulais m’excuser. Je n’aurais pas dû te frapper mais c’était plus fort que moi. Tu avais fait tellement de mal à maman et te savoir recherché par la police, ajouta-t-il en détournant le regard, ça n’a pas été facile.

— Ce n’est rien, l’interrompis-je sans vouloir en entendre plus sur la peine que j’avais généré chez mes parents.

— Ignorer ce qui s’est passé… c’était ça le pire, marmonna-t-il me regardant. Mais maintenant que je connais tes raisons, je regrette. Tu as traversé des choses difficiles et je veux t’aider, mais rencontrer le président de la République n’est pas dans mes habilitations. Néanmoins, aussi drôle que ce soit, on peut trouver son agenda sur internet. Toutes ses rencontres et ses réunions y sont inscrites. Si on l’interpelle au moment propice, on aura peut-être une chance.

— Il restera juste à le convaincre, opinai-je. »

Il acquiesça puis, après une hésitation, demanda :

« Tu es sûr qu’on peut faire confiance à tes… amis ? »

Je ne pouvais pas lui en vouloir de douter. Kalya s’était comportée de manière hostile et ils appartenaient tous les deux à une race inconnue. Il faudrait être idiot pour leur faire aveuglément confiance. Pourtant, c’était à peu près ce que j’avais fait en les rencontrant.

« Je leur confierai ma vie, assurai-je.

— Ne dit pas ça à la légère ! me mit-il en garde.

— Je pèse mes mots, Thomas ! J'ai confiance en eux, ils m'ont prouvé leur loyauté et jamais ils ne nous trahiront. Je te l'ai dit plus tôt : leur espèce est née pour protéger la nôtre, et c'est ce qu'ils feront en temps voulu. »

Il scruta mon regard avant d’admettre que j’étais résolu.

« Si tu es sûr de toi, alors je te fais confiance. Mais ne crois pas que les gouvernements accepteront gentiment ton histoire. Ils ne seront pas aussi faciles à convaincre que moi, papa ou maman. Il leur faudra des preuves, notamment pour leur assurer que les Elementaris sont nos alliés. Car au premier regard, ils sont plutôt… déstabilisants.

— Je trouverai les mots juste, affirmai-je, déterminé. »

Il me dévisagea à nouveau, les sourcils froncés.

« Tu as changé, dit-il finalement. Tu n'es pas différent seulement physiquement, tu parais aussi plus sûr de toi. Et ton regard… La plupart des soldats qui sont revenus de Syrie avec moi avaient le même. Le même que je vois tous les matins dans la glace quand je me regarde. Celui d'une personne qui a vu la mort en face et qui n’en est pas sorti indemne. »

Thomas avait participé au conflit en Syrie durant plusieurs mois et avait été rapatrié à peine une semaine avant mon départ de Paris. Je me sentais mal à l’aise à l’idée d’évoquer ce qu’il y avait vécu. Tout comme il m’était difficile de raconter ce que j’avais traversé.

Peu de temps auparavant, lors de la Bataille de Thorlann, j’avais assisté à la mort de nombreux Elementaris que j’avais appris à connaître. Et juste avant l’affrontement, l’une de mes plus proches amis avait été assassinée par un Xenos. Elle s’appelait Eonia. Sa mort avait creusé un trou dans ma poitrine rempli d’une profonde haine envers Hepiryon. Alors qu’elle rendait son dernier souffle, je lui avais promis de protéger son peuple au péril de ma vie, et je comptais bien tenir ma promesse en faisant barrage à l’Eternel du Chaos et en permettant aux Elementaris de se réfugier chez les Hommes. Si je n’avais pas évoqué ce passage à mes parents, il me semblait que si une personne pouvait me comprendre, c’était bien mon frère.

« Une amie, répondis-je dans un murmure, la gorge serrée. Tuée par les Xenos. Elle est morte dans mes bras en m’avouant qu’elle m’aimait. »

Les traits de mon frère s’affaissèrent et je lus dans ses yeux une véritable envie de me réconforter. Il pressa mon bras dans sa main et murmura :

« Je suis sincèrement désolé.

— Je ne me sentirais mieux que lorsque je saurai qu’Hepiryon n’aura aucun moyen de revenir sur Terre. Pas avant. »

Il scruta mon regard qui devait étinceler de colère et de ressentiment, puis hocha la tête pour dire qu’il comprenait.

Avec culpabilité, je finis par avouer :

« Je suis désolé de te demander ton aide. Tu vas être papa et tu n’es revenu que depuis si peu de temps…

— J'ai juré fidélité à mon pays, me coupa-t-il calmement. S'il y a une guerre, je serai envoyé au front. Alors si je peux l’empêcher en t’accompagnant et épargner des vies, je le ferai sans hésitation. »

Je m’apprêtai à répliquer mais il leva sa main et ajouta :

« Inutile de culpabiliser, je t’aurais accompagné que tu me le demandes ou non. Tel est mon rôle. Un peu comme quand j’allais voir les gamins qui s’en prenait à toi dans la cour de récré : je veille sur toi. »

Je ne pus m’empêcher de sourire. Je n’avais plus vraiment besoin que l’on veille sur moi mais je savais qu’il chérissait son rôle de grand frère protecteur. Thomas se détourna et ouvrit la porte de la pièce.

« Je ne sais pas si tu t’en souviens, ajouta-t-il dos à moi, mais…

— … dans cinq jours tu te maries, terminai-je.

— Tu es télépathe ? plaisanta-t-il en se retournant.

— Malheureusement non, dis-je en souriant, mais Astérion oui.

— En tout cas, continua mon frère, si tu le veux toujours, tu restes celui que j’ai désigné comme témoin. Si tu peux y assister, tout du moins.

— Aucune dieu ne me fera manquer ton mariage, affirmai-je. Maman l’aura éliminé avant s’il osait essayer. »

Il sourit.

« Je suis heureux de te revoir, frangin, termina-t-il. Même si je préférais quand tu étais moins grand que moi.

— Moi aussi tu m’as manqué. »

Nous rejoignîmes la salle à manger où une délicieuse odeur s’échappait.

Que c’était bon d’être chez soi !

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