Les complices

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4 Juin 5132. C'est la date qui changea tout. Cette année, j'ai eu mes 31 ans, avec un physique et un mental d'enfant humaine de 15 ans. La nuit précédente, toutes mes visions me montraient qu'une Axo blanche viendrait à ma rencontre. J'ai toujours eu des difficultés à percevoir les sons à travers les rêves ; je me suis vue discuter longuement avec la nouvelle venue, mais je n'ai rien pu entendre, comme si la conversation s'était passée au-delà d'un solide mur sur lequel je collais mon oreille. De nouveau, je n'ai pas vu comment s'est fini l'événement, mais... Il y aurait quelque chose... D'inhabituel, chez moi. Je lui parlerais normalement, comme si nous étions de vieilles connaissances qui se retrouvaient. Mais ce n'est pas possible ; je n'ai que très rarement approché d'Axo depuis ma fuite, et la seule que j'ai connue dans mon enfance était ma mère.

Je me suis donc posté au point de rendez-vous sur une branche d'arbre, un peu avant l'heure prévue, et j'ai attendu. Il ne fallut pas longtemps avant d'entendre des appels criant mon nom se rapprochant de ma position. La voix robotico-féminine s'est tue un moment, mais progressivement j'entendis de lourds pas sur la terre.

-N1-V01 ! rappela-t-elle. N1-V01 ? Où es-tu ?

Elle s'arrêta subitement et se boucha le nez. Elle sembla avoir une illumination, et je la vis sourire, de mon perchoir sylvestre. Durant cet instant, je l'analysai ; vu sa conception, sa coque blanche, son corps gracieux, elle devait être une Axo de la lumière.

-Je sais que tu es là, N1-V01 ! Ne craint rien, je suis ici en amie !

-Crois bien que si tu étais venue en ennemie, tu serais déjà morte.

Elle regarda partout autour d'elle. Il faut dire que j'avais pris l'habitude, en parlant, de me téléporter partout parmi les arbres afin de donner à mes discours l'impression qu'ils étaient à la fois ésotériques et omniprésents afin de leur donner un aspect tout à fait effrayant.

-Et encore... Si tu étais un de ces sales Exos, j'aurais pris le temps de te tuer à petit feu pour savourer ton agonie. Qui est-tu ?

-Je me nomme 7U-M1-N4.

-Ton nom m'est entièrement inconnu. Que viens-tu faire ici ?

-Je viens retrouver ma famille.

J'arrêtai tout de suite mes téléportations sylvestres et me matérialisai sur la terre, juste devant elle.

-Comment ça ?

-Je n'ai plus que toi, N1-V01.

-Je pense que tu as omis un détail... Je répète la question ; Qui est-tu ?

-Je suis ta sœur, N1-V01.

-Impossible. Dans ma famille, il n'y avait à part moi que des garçons. Qui est-tu réellement ?

-Je suis la fille aînée de W4-73R et de 8R-U73.

-Tu mens. Mes parents n'ont jamais mis une fille au monde avant moi.

-Tu ne le sais pas. Mais uniquement parce qu'il n'y a qu'eux qui le savaient. Je suis leur enfant aîné, N1-V01. J'étais à peine née qu'ils m'avaient abandonnée. Tout ce que j'avais d'eux, c'est leur nom, inscrit dans mes systèmes. Rien d'autre. Pas même leur visage, ni où ils habitaient.

-Comment me connais-tu, alors ? Comment sais-tu que tu es l'ainée ?

-J'ai vécu comme ces pauvres Axos errantes et sans logis, dans la rue. J'étais au courant de tous les pires ragots. Lorsque j'entendis qu'un certain 8R-U73 était à présent le père d'un monstre, j'ai retrouvé leur piste. En menant ma petite enquête, j'ai retrouvé ma maison. J'ai eu beaucoup d'infos sur ma famille perdue, sur le coup. J'ai tenté de sonner à l'adresse dont on m'avait parlé, et c'est papa qui m'a ouvert. Il m'a tout de suite reconnu... Et m'a giflée. Je n'ai plus jamais tenté de revenir.

-Tu n'as aucune idée de ce qu'il m'a fait endurer.

-Je le sais très bien, au contraire. Je ne me suis jamais éloignée très loin de la maison, et là-bas, tout se savait. Tu étais au courant qu'il était très fier de te battre chaque jour, parfois sans aucune raison ?

-Non, je ne le savais pas...

Mon odeur se fit plus forte, alors que ma colère envers ce père indigne augmentait.

-Les garçons ont souvent dû te parler de moi, j'étais leur victime favorite hors de la maison. Sauf N0-V04, lui il se contentait juste de me regarder tristement lorsqu'il me croisait. Les autres, ils m'appelaient "la sale LED", rapport à ma magie de lumière...

-Ah, c'était toi ?

Je compris sa souffrance. Mes frères se contentaient de m'appeler "puanteur" ou des trucs du genre. Mais rien, rien n'est plus humiliant auditivement pour un Exanthrope que de se faire traiter simplement de robot, voire d'appareil ancien ou steampunk.

Je levai un regard assez compatissant vers ma sœur.

-Et puis... Il y eut cette fameuse nuit. Je dormais encore, lorsque j'entendis des cris féminins dans la maison. J'ai toujours eu le sommeil fragile.

-...

-Inquiète, je guettai. Puis je vis N0-V04 sortir de la maison par sa fenêtre. Et je te vis pour la première fois, sur ses talons. Je faillis m'évanouir à cause de ton odeur, mais je résistai. De loin, je t'ai vu t'enfuir. J'ai enfoncé la porte de la maison et y ai trouvé toute la maisonnée assassinée.

-Je n'ai pas voulu tuer maman, je te le jure... Je voulais juste tuer les autres...

-De maman, je savais juste que c'était une Axo respectable. Je n'avais pas eu le temps de sympathiser avec elle. Je n'ai pas beaucoup pleuré sa mort.

-La seule larme que j'ai versé de toute ma vie a été pour elle...

Elle changea de sujet :

-Plus tard, j'appris que N0-V04 était porté disparu, comme envolé. Par contre, on ne parlait plus que de toi ! Tu étais déjà recherchée. Dans toute maison Exanthrope, il y a des caméras à détection criminelle qui surveillent tous les coins. Dès que tu t'es approchée de papa, tu as été filmée. Le lendemain, des affiches de recherches primées étaient déjà placardées sur tous les murs du quartier. Le même jour, on vint me chercher et on me jeta en prison.

-Mais pourquoi ?

-J'étais entrée par effraction dans une maison...

-C'est dingue... Si ça avait été un Exo, on l'aurait félicité pour avoir essayé de donner de l'aide à des personnes en danger. Combien de temps t'es restée en prison ?

-5 ans.

Je frappai dans un arbre, folle de rage. Le végétal, devenu d'un coup pourri jusqu'au cœur, s'effondra sous son propre poids.

-5 ANS ? JUSTE POUR UNE EFFRACTION ?

-C'est exagéré, je sais. Mais tu sais comment fonctionne Ross, hein ?

-Ross ? Qu'est-ce ?

-C'est vrai que tu n'avais qu'un mental de petite fille lorsque tu en es sortie. Tous les noms de ville Exanthropes sont choisis selon des étoiles. Notre ville natale, c'est Ross. C'est une des villes les plus machistes que la Terre connaît... Et il faut dire que papa y avait une très grande réputation de tyran. Les seuls qui ne persécutaient pas les femmes étaient comme N0-V04, indifférents, voire craintifs de faire quoi que ce soit pour arranger les choses.

-Je les hais. Je hais tous les Exos. Je me fiche de savoir si je les mets tous dans le même sac, s'ils ne sont pas tous comme ça. Je vais tous les tuer jusqu'à ce qu'ils comprennent. Tous les autres deviendront nos esclaves, à leur tour. Attends quelques années, et tu verras, je ferai les choses en grand. Et ma première cible, ce sera cette saloperie de cité qui a eu le mauvais choix de me porter en son sein.

-Je me doute bien que tu vas détruire cette abomination. J'ai mis longtemps à te trouver... Juste quand je ressortais de prison, j'ai appris que j'avais un oncle. Je voulus me lancer sur sa trace...

-ça aurait pu être la pire erreur de ta vie. Ce connard n'était peut-être pas aussi machiste que papa, mais il était encore plus violent.

-J'étais désespérée, tu comprends ? Mais de toute façon je n'en fis rien, on m'annonça sur le coup qu'il était mort par sa plus jeune nièce... Toi. D'abord, tu m'apeurais, mais je me suis dit qu'il était temps de venir te retrouver.

-Pourquoi ? J'aurais pu te tuer...

-Tu as épargné trois ou quatre Axos... Apparemment tu leur as demandé de ne rien dire, mais deux ont avoué face à la torture. Je savais que, parce que j'étais une fille, je ne risquais rien face à toi. Mais je me suis heurté à un petit problème...

-Lequel ?

-Lorsque tu t'es enfuie en poursuivant N0-V04, tu as eu beaucoup de chance. Pour une Axo qui n'est sous la tutelle d'aucun mâle, il est impossible de quitter une ville de ce genre. Tu as démontré le contraire, surtout que tu poursuivais un Exo avec la claire envie de le tuer. Moi, je n'ai pas eu cette chance. J'ai pourri durant quinze années dans cette ville horrible... En exerçant le seul métier valable pour une Axo.

-Putain ?

-Tu as tout compris.

-Lorsque j'en aurai fini avec Ross, l'endroit sera tellement corrompu que personne ne voudra l'approcher des siècles durant...

-Ce n'est qu'il y a deux ans que j'ai pu sortir de la ville, en profitant d'une faiblesse dans les systèmes de détection magique. Là, je me suis rendue invisible en manipulant la lumière, puis je me suis enfuie très loin. Ma fuite n'a finalement pas été inaperçue, je suis maintenant poursuivie...

-Dis-moi réellement pourquoi tu es venue, si ce n'est pour m'annoncer des choses aussi énervantes.

-Je te l'ai dit ; je suis venue rejoindre ma seule famille.

-Tu ne peux me suivre.

-Je ferais n'importe quoi pour t'accompagner.

-Accepterais-tu de tuer ? De te sacrifier pour notre cause ?

-Je ferais n'importe quoi, ma sœur... Tu es tout ce qu'il me reste, je ne peux pas faire autrement...

Une larme luminescente descendit sur sa joue.

-OK. Associons-nous. Mais j'y mets une condition.

-Laquelle ?

-Tu dois sacrifier tes sentiments inutiles.

-Mais comment ?

-Piratage de ton cerveau par les plantes.

J'invoquai une Rafflésie, une des fleurs les plus grandes et puantes, mais surtout la plus rare du monde entier, à côté de nous. Depuis que Maman m'en a parlé, c'est ma fleur préférée. Parfois, quand nous étions seules à la maison, elle m'appelait "ma petite rafflésie"...

-Ce sera une expérience. Je ne te cache pas que ça peut être dangereux. Tu acceptes toujours ?

Elle essuya une larme.

-J'accepte... C'est gagnant-gagnant... on pourrait se soutenir l'une l'autre, et nous ne serions plus seules.

-Va sur la fleur.

Elle alla donc en plein centre de la Rafflésie. A ma demande, les pétales de la fleur s'allongèrent et se refermèrent sur 7U-M1-N4. Lorsque le tout fut fermé, j'intimai au pollen puant de s'élever, de s'infiltrer dans ses circuits, de la changer. L'opération finie, elle revint, souriante. Souriante, parce qu'elle avait enfin un but à sa vie. Souriante, parce qu'elle avait retrouvé quelqu'un sur lequel s'appuyer. Moi-même, j'allai vers elle et l'embrassai. Je me dégageai cependant rapidement ; sa lumière me brûlait.

Ma sœur se révéla être une sacrée espionne ; elle avait la capacité rare de pouvoir modifier sa structure et sa composition corporelle, associée avec la maîtrise de la lumière créatrice d'illusions. Elle n'arrivait pas beaucoup à changer de forme, devenir une créature non-anthropomorphe ou intangible lui était impossible, mais lorsqu'elle voulait se transformer en humaine, elle le faisait à merveille. Même lorsqu'elle se faisait couper quelque chose, elle imitait à la perfection le sang et la chair humaine. Ses seuls problèmes, c'est qu'elle ne pouvait pas imiter les vêtements, ni changer la longueur et la composition de ses cheveux. Mais on s'en fichait. les vêtements, on pouvait en trouver, et il suffisait d'attendre que les nanotubes bleus qui lui servaient de tignasse poussent pour lui faire jouer le rôle d'une femme aux cheveux longs -ou les lui couper dans le cas contraire-.

On avait une règle, entre nous ; elle ne devait ni me suivre dans les endroits sombres, ni appliquer d'illusions sur moi. Les raisons, c'était que Bugg-shash, à qui je rendais régulièrement visite, l'aurait tuée à vue à cause de son allergie à la lumière, et que je ne supportais pas moi-même la forte présence de photons dans mon environnement. J'étais capable de vivre à la lumière du soleil, mais la seule illusion que je supportais, c'était celle où ma sœur éliminait toute source de lumière à mes côtés, me rendant ainsi aussi noire que l'immensité spatiale. Pas très pratique.

Une fois par mois, on se rendait aux abords de Ross afin de voir comment on pourrait détruire cette ville... On n'avait aucune solution efficace. Il nous fallait des alliés.



Quelle honte, pour une cinétique, d'être battue ainsi par un mari aérien. Ce fut le cas de C1-N37. Elle vivait pourtant dans une ville assez neutre en ce qui concerne la misogynie, mais elle était très mal tombée. Elle avait épousé un Exo qu'elle aimait, pour se rendre compte après le mariage qu'il était purement dominateur.

Dix ans. Dix ans qu'une chochotte de l'air la tabassait, elle, la plus audacieuse et forte du quartier. Un jour, elle en eut marre. Elle n'a pas eu la même méthode d'assassinat que moi ; au lieu de l'attaquer en fourbe, elle a foncé dans le tas, comme tout cinétique qui se respecte le ferait. En un coup de poing au visage, elle avait été libérée du despotisme.

Grâce à une vision, j'ai prédit cet événement. Comme je ne pouvais pas me rendre en ville (une prime de plusieurs millions sur ma tête puante, quoi de plus normal), ce fut 7U-M1-N4, sous la forme d'une simple Axo du feu, qui alla dans sa maison. C1-N37 a accepté de suivre ma sœur sans broncher, et ensemble elles ont fui la ville, où j'ai altéré l'esprit de la cinétique avec son consentement. Nous avions enfin notre troisième personne.

C'était au printemps 5133. Lorsqu'elle est enfin sortie de la Rafflésie, j'estimai qu'elle était devenue une arme puissante pour la Cause. Mais il lui fallait devenir plus forte encore.

Pour la première fois de ma vie, j'ai fait un voyage inter-archontinental, accompagnée de mes deux consœurs. Nous n'avons pas utilisé d'instrument de téléportation ; tous les points de téléportations étaient hautement surveillés, c'était trop dangereux. C'est par bateau que j'ai accompli mon premier voyage vers Ataraxia, l'archontinent suprême. Le propriétaire du bateau n'a pas eu le choix ; soit il nous emmenait vers Ataraxia sans encombre, soit il mourrait atrocement. Le voyage n'a pas été si long que ça, tous les bateaux ampériens sont tellement rapides qu'ils survolent les vagues. Evidemment, pour ne pas qu'il grille ma présence à Ataraxia, je l'ai tué. Mais d'un seul coup. C'est la meilleure chose que je pouvais lui réserver.

Pourquoi Ataraxia ? Parce que le peuple Orc était trop précaire en technologie et en magie pour être bien accepté sur les autres Archontinents. Ces orcs... Un peuple guerrier vivant pour la bagarre pure. Il n'y a pas plus "fonce-dans-le-tas" et téméraire qu'un orc mage de la lave. Ce n'est pas possible. Si on cherchait un village Orc, c'est à cause de leurs technologies guerrières. Leurs prothèses mécaniques étaient peut-être réputées pour faire souffrir un maximum, mais en tout cas elles étaient très efficaces.

C'est donc dans le but de modifier C1-N37 pour la guerre qu'on cherchait un campement Orc. J'appris rapidement que j'étais activement recherchée sur Ataraxia, tous les oracles avaient prévenu de ma venue. On eut tous les maux du monde à se cacher. Moi, je prévoyais les attaques à l'aide de Oorn, mais mes deux compagnonnes n'avaient pas la possibilité de s'offrir autant de précision sur les attaques qu'on subirait. Du coup, j'avertissais 7U-M1-N4 que quelqu'un viendrait, elle se rendait invisible ainsi que C1-N37, puis je m'apprêtais à tuer.

On a finalement trouvé un village Orc... Rares comme ils étaient, ce ne fut pas facile ; comme ils se bagarraient tout le temps, leur population était assez faible, et par extension leurs villages étaient peu nombreux.
Les Orcs font partie des rares nations nomades que le Multivers compte toujours. Ils s'installent, tuent la faune environnante, festoient sur le produit de leurs chasses, puis s'en vont vers d'autres terrains. Il ne sont pas si incivils qu'ils ne le paraissent et possèdent même un bon nombre de technologies impressionnantes... Mais en conséquence, la nature de leurs habitations sont faites pour être dépliées et repliées rapidement. Très peu de villes sédentaires Orcs existent, et ce bivouac-là n'en faisait pas partie.

On s'est infiltrées dans le campement alors qu'il faisait nuit, puis on s'est introduites dans la hutte du chef.

Un cri de douleur se fit entendre dans la nuit et tout le village accourut. La scène que cette tribu eut à ce moment, devant la tente principale ; une Axo végétale puante tenant leur chef en dirigeant une pointe empoisonnée juste vers son cou, une autre très baraquée à l'air sacrément ravi qui s'échauffait les bras, et une dernière luminescente qui regardait, hautaine, toute la foule.

Les Orcs n'auraient rien pu faire sans leur chef. Ils durent se plier à notre volonté ; tandis que je le tenais en otage, menaçant de le tuer de la pire des façons, mes comparses étaient parties avec le seul ingénieur du village. Personne ne le savait à part nous, mais sous la terre se développaient des milliers de champignons contrôlés par mon seul esprit. Ils étaient prêts à exploser, projetant dans l'air des spores empoisonnées.

Lorsque 7U-M1-N4 revint, elle avait du sang Orc sur ses mains. Plusieurs autochtones avaient foncé vers elle avec une idée de vengeance, mais ils s'étaient rapidement confrontés à la nouvelle poigne de C1-N37, dopée par la mécanique Exanthrope et les prothèses tribales. Les coups de poings qu'elle assénait pulvérisait les têtes qu'ils frappaient.

L'ingénieur avait arraché ses bras pour les lui remplacer par des bras mécaniques orcs, trop grands pour elle. Il lui avait détruit les yeux, pour les lui remplacer par des caméras faites pour le combat. Il lui avait modifié sa tête pour qu'elle soit plus solide, et, à la demande de l'opérée, avait arraché sa mâchoire rien que pour ajouter une protection supplémentaire qui la rendrait peut-être muette mais encore plus intimidante ; pour se battre, elle n'avait pas besoin de parler.

C'est le pire cauchemar d'un Exanthrope ; se faire poser des prothèses Orc. Même pas des prothèses Steampunk ; la similitude, c'est que les deux technologies signifient le déshonneur pour n'importe quel Exanthrope qui en porterait. La différence, c'est que les ingénieurs Arcaniens font des prothèses lourdes et lentes, alors que les prothèses Orcs sont extrêmement efficaces mais très douloureuses... en plus de leur affreux poids.

La douleur qu'elles génèrent sont encore plus fortes pour les hommes-robots, et la précarité de ce matériel nous était insupportable. Un Exanthrope modifié par des Orcs, c'est comme un homme auquel on aurait rompu les bras et les jambes, labouré tout le corps, écorché les yeux, arraché le sexe, lacéré le visage, alterné l'esprit, plongé dans de l'huile bouillante et qu'on aurait exposé dans un musée aux monstres pour que des milliers de gens se moquent de lui chaque jour, sans aucune possibilité de mourir, sous le regard vicieux de celui qui lui a tout infligé. Mais C1-N37 se fichait d'avoir perdu son honneur. Elle se fichait de souffrir. Elle se fichait de tout, à présent ; rien ne l'arrêterait plus jamais.

Ses bras massifs et si grands qu'ils touchaient le sol la rendaient lente au possible -mais gare à quiconque la mésestimerait, elle était toujours capable de courir à une vitesse surprenante quand elle se savait proche de sa proie-. Ses yeux éternellement écarquillés lui permettaient de mieux voir ce qu'il se passait tout autour d'elle. Sa bouche à jamais scellée semblait indiquer qu'aucune discussion n'était possible. Sans être aussi horrible que moi, elle faisait frissonner tout le monde sur son passage ; outre la menace qu'elle représentait par son apparence, seuls les fous ne reculaient pas devant la menace bien physique de ses gigantesques poings.

Je retenais le chef Orc alors que mes deux compagnonnes s'éloignaient. Lorsqu'elles furent assez éloignées, je brisai le cou de l'otage. De toute mon agilité, je me rendis au centre du village alors que la populace entière était sur mes talons. Là, je fis pousser à une vitesse hallucinante un arbre sous mes pieds et m'armai d'épines empoisonnées. J'intimai aux fameux champignons souterrains de libérer leurs spores, et les premières toux se firent entendre. Certains tentaient de grimper à mon arbre, mais je leur projetais des épines au poison paralysant, sous l'effet duquel ils lâchaient prise tout de suite. Les mages ardents mirent feu à mon arbre, mais j'en invoquai un autre pour changer de perchoir avant que le précédent ne s'effondre.

Peu à peu, ils étouffèrent. Un à un, ils tombèrent. Je les avais eus. j'attendis un peu, puis descendit de mon arbre. là, je me baladai au milieu des dépouilles. Malheureux étaient ceux qui osaient avoir résisté, car leur dernière heure n'aurait été synonyme que de souffrance. La puanteur de ces gueux mêlée à l'odeur de leur rare peur m'emplit alors les narines d'un certain fumet. C1-N37 et 7U-M1-N4 m'avaient rejointe, et, alors que l'une écrasait ceux qui, sagement, avaient décidé de faire les morts, l'autre regardait, satisfaite, le spectacle.

Jamais je ne fus autant envahie par l'allégresse. Tant de souffrance, tant de peurs... J'étais aux anges.

Malgré tout, il nous fallait une dernière personne dans notre équipe, quelqu'un d'intelligent. Nous avions une meurtrière, une espionne, une forcenée, il nous fallait une conspiratrice.

M01-R4 avait eu une histoire légèrement similaire à celle de C1-N37. Axo fulgurique, réputée pour être la personne la plus intelligente de la ville, ce n'était pas physiquement que son mari la rabaissait, mais moralement.

Elle a fini par se rebeller. Lorsque son mari n'était pas là, elle fabriquait une bombe Tesla à détonation. Un jour, elle fut terminée. Avec les maigres matériaux dont elle disposait, la bombe avait été dotée d'une puissance électrique tout juste assez puissante pour court-circuiter le cerveau de tous les hommes-robots dans un rayon de trois mètres. Ce qui était déjà un exploit, les circuits des hommes-robots sont extrêmement résistants vis-à-vis de l'énergie.
Il lui avait aussi fallu faire une caméra. Elle en avait déjà bricolé une électrolocalisatrice en cachette, il ne resterait plus qu'à faire un écran et à établir un signal électromagnétique direct entre l'appareil et le moniteur. De cette manière, elle était capable de fuir de la maison, voir lorsque son mari se poserait juste à côté de la bombe, et la faire exploser.
Le jour fatidique, tout fut prêt. Son homme passa la porte ;

-Eh, le multimètre !

-Qu'est-ce qu'il y a encore ? répondit-elle, assise dans le salon.

-ME PARLE PAS SUR CE TON, CONNASSE !

Réaction totalement normale, pour lui. Ni saoul, ni énervé, juste perpétuellement criard et impulsif. M01-R4 ne l'avait jamais vu comme cela avec quelqu'un d'autre qu'elle.

-JE PARLE SUR CE TON À QUI JE VEUX ! riposta la pauvresse.

-TA GUEULE ! T'ES JUSTE LÀ POUR FAIRE DES GOSSES ET RIEN D'AUTRE !

M01-R4 se calma tout de suite, apeurée. Les gens capables d'autant d'intimidation sont rares. Faire des gosses... Hélas, c'était vrai. Son époux ne l'aimait pas et voulait juste de la descendance. En ce moment même, M01-R4 était enceinte à un stade avancé, à quelques jours à peine de donner naissance à leur premier enfant.
Son époux entra dans le salon, en compagnie d'une charmante Axo aérienne. C'était pas nouveau ; non seulement il la rabaissait, mais en plus il la trompait devant ses yeux, avec des péripatéticiennes qui étaient devenues ses maîtresses.

-Maintenant prépares-moi tout ça.

-Mais...

-TOUT DE SUITE ! ET TU TE DÉPÈCHES !

Avec difficulté, elle se leva. Alors que, péniblement, elle sortait de la salle en direction de la cuisine, l'Exo et sa putain se couchèrent sur le divan, commençant leurs affaires.

Par "Préparer tout ça", son époux voulait dire préparer le lit conjugal, les jouets sexuels et préparer des bonnes bouteilles dont le contenu était comparable à du champagne de haute qualité. Oui, c'était à elle de le faire, elle qui devait se reposer après avoir monté cinq marches avec difficulté. Elle savait que ce salaud était une chochotte qui n'aurait jamais osé la taper, mais elle n'osait jamais contester des ordres lorsqu'ils étaient formulés avec autant de menace. Quant à s'enfuir dehors ! Le salopard avait installé des détecteurs de mouvements à toutes les sorties, de cette manière il était au courant de toutes les allées et venues dans et hors de la maison.

Lorsque ce fut fait, elle s'assit sur le fauteuil.

-AH BEN PAS TROP TÔT ! TU FOUS QUOI ?

-Je suis fatiguée, mon amour...

-AH MAIS NON ! Tu sais très bien comment ça se passe !

Il l'attrapa par les cheveux et la tira vers la cave, tandis que sa maîtresse l'attendait, se préparant pour l'action.
Arrivés à la cave, elle fut immobilisée sur une planche de métal par quatre chaînes lui retenant bras et jambes. Lorsque ce fut fait, il s'éloigna, et on entendit la serrure de la porte se fermer.

Il avait raison, s'il ne voulait pas se faire poursuivre par la justice pour adultère. Lui aussi était intelligent ! Il avait lu toute la loi et s'y connaissait assez en ingénierie pour neutraliser les caméras criminelles lorsqu'il le souhaitait. Pour former une plainte, M01-R4 devait donner des preuves. La seule preuve valable pour les autorités dans ces cas-là, c'est de voir l'acte en lui-même, par enregistrement sinon de leurs propres yeux.
Sauf qu'elle ne pouvait en aucun cas prévenir la police de telle sorte qu'on les prenne la main dans le sac ; son mari l'enfermait toujours dans la cave à ces moments-là, et même si elle avait un téléphone actif, la pièce était isolée. Elle n'avait pas non plus moyen de prendre des photos ou des vidéos pendant l'enfermement, tout était vérifié. De cette manière, ce connard pouvait se taper toutes les Axos de la ville que la police le prendrait toujours pour un bon samaritain...

Mais cette fois-ci, M01-R4 était équipée. Elle sortit de sa bouche un micro-fusil laser et commença à faire fondre la chaîne retenant son bras droit. Chauffer à blanc le métal fut long et difficile, mais ce fut fait. Elle prit le laser de sa main droite libérée et récupéra des composants qu'elle avait cachés. D'une seule main, elle arriva à décupler la puissance calorifique de son outil, et entama les trois autres chaînes.

M01-R4 se releva péniblement à cause de son gros ventre ; elle récupéra, à l'autre bout de la salle, dissimulé sous un carton, un appareil de piratage de serrure, et en finit avec la porte. Elle récupéra la caméra, monta en douce vers la chambre, plaça l'appareil devant la porte, et l'activa. Lorsque ce fut fait, elle récupéra son écran miniature et sortit de la maison. Trop occupé, son époux ne remarqua même pas que quelqu'un avait quitté les lieux.

Il ne restait à M01-R4 plus beaucoup de temps ; le bâtard allait bientôt finir son affaire et allait découvrir qu'elle avait disparu. Cependant, elle ne pouvait pas aller bien vite dans son état. Elle sourit lorsqu'elle découvrit sur son écran qu'il était toujours au même endroit lorsqu'elle a atteint les frontières de la ville.

-Excusez-moi ! l'interrompit un agent alors qu'elle allait poser un pied hors de l'enceinte.

-Qu'il y a-t-il ?

-Tiens ! Ne serait-ce pas la fameuse M01-R4 ?

-Oui, c'est bien moi...

-Je suis fan de vos travaux, madame. Enchanté de faire votre connaissance. Ne vous dérangez pas, c'était un contrôle de routine, mais vous êtes déjà en règle.

-Merci, officier...

-Pas de problème ! N'est-ce pas dangereux, dans votre état, de quitter la ville ?

-Sans doute... Mais j'ai bien besoin de me reposer un peu dans la nature.

-Puis-je vous aider ?

-SURTOUT P... hem... Désolée... Je m'emporte un peu ces temps-ci... ne vous inquiétez pas, je m'en sortirai. Mon mari m'y a habituée.

-Comment ?

-Je veux dire que j'ai beaucoup besoin de me débrouiller toute seule lorsqu'il n'est pas là.

-Vous n'avez pas de robot d'assistance prématernelle ?

-Notre couple vit une certaine impasse financière, ces temps-ci...

-Ah, c'est ballot... Pour une aussi grande scientifique que vous, c'est dommage ! Mais félicitations d'avance pour votre enfant ! Axo ou Exo ?

-Apparemment ce sera un petit Exo.

-Eh bien ! Je souhaite à ce petit une vie heureuse ! Avec deux parents aussi talentueux, il va aller loin.

Cette dernière phrase la mit mal à l'aise. Elle se retourna et sortit de la ville avec effort.

-Attendez ! Vous êtes sûrs que vous n'avez pas besoin de moi ?

-Sûre et certaine. Vous avez sans doute beaucoup de travail, officier...

-Vous avez raison. Bonne journée, m'dame.

Une bonne journée, ça le serait assurément. Un an de mariage, un an durant lequel sa colère et sa frustration n'ont fait que macérer. Aujourd'hui, elle serait enfin soulagée, et elle pourrait réaliser le souhait qu'elle s'était fait depuis ses noces ; rejoindre N1-V01.

Lorsqu'elle fut assez loin, elle regarda son écran. Ouf, le gendarme ne lui avait pas fait perdre trop de temps. Elle appuya sur un bouton et rapprocha sa bouche du micro incorporé :

-Bonjour, mon cœur.

L'Exo et sa maîtresse arrêtèrent d'un seul coup leur acte.

-Qu'est-ce que...

-Tu vas payer pour tout ce que tu m'as fait.

-TOI, LA MACHINE À GOSSES, JE SAIS PAS OÙ T'ES, MAIS TU VAS PRENDRE CHER !

-Je ne suis plus ta petite "machine à gosses".

-OH PUTAIN JE VAIS ME LA FARCIR ! M01-R4, SALOPE, MONTRE-TOI !

Elle résista étonnamment à sa tentative d'intimidation.
Sur l'écran, son époux s'agitait, effrayé, cherchait à quitter le lit, mais sa maîtresse, paralysée par la peur, le retenait par le bras.

-Me montrer ? Je ne le saurais. J'ai quitté la ville. Je vais vivre une autre vie avec des gens qui m'accepteront. Et toi, tu meurs. Là. Maintenant. Sans aucune descendance.

Et elle appuya sur le pressoir du détonateur. La charge, placée sous le lit, avait frappé de plein fouet la compagne, pour ensuite faire propager l'électricité dans le bras du salopard. Une pierre deux coups. Tués net.

M01-R4 s'agenouilla sur le sol et projeta sur elle-même un flot impressionnant d'électricité. Une décharge assez forte pour tuer dans l'œuf son bébé, mais aussi pour dérégler son propre cerveau.

Nous nous trouvions à quelques mètres, cachées par la végétation. C'est juste devant notre regard qu'elle retira le cadavre du petit de son corps par la voie naturelle. Le tout sans rien montrer d'autre sur son visage que de l'indifférence. Puis elle se releva, visiblement soulagée.

M01-R4 avait rejoint l'équipe, et je n'avais avais même pas eu besoin de la pirater par le pollen. Au final, on avait bien fait d'attendre 276 jours pour tomber sur cette perle rare.

Toutes les quatre, on est retournées vers Ross pour élaborer un plan.

-Moui, moui, moui... fit M01-R4, en joignant les bouts de ses doigts. je vois très bien ce que vous voulez faire. Mais vous n'arriverez à rien en attaquant directement la ville.

-C'est-à-dire ? Demanda 7U-M1-N4.

-le peuple humain et le peuple Exanthrope se sont jurés protection. Si vous attaquez une ville, c'est l'Empereur des hommes lui-même qui va venir vous chercher.

C1-N37 émit un grognement rageur semblant vouloir dire "on s'en fiche... Qu'est-ce qu'on attend pour attaquer ?"
Je compris très bien le message :

-Du calme, C1-N37. L'Empereur humain et son champion sont les pires des choses à lesquelles nous voulons nous confronter, pour le moment. Des suggestions, M01-R4 ?

-Il faudrait avoir plus d'informations et plus d'alliés.

-De quelle manière ? interrogea ma sœur.

-Pour les alliés, y a une surprise qui arrive, fis-je remarquer.

-Il faudrait faire un voyage vers Centralis. 7U-M1-N4 pourrait m'accompagner, comme elle se camoufle, que j'ai toutes les compétences requises en piratage et que j'ai besoin d'une vigie. Je désactive temporairement les détecteurs de magie, comme ça elle pourra entrer, ensuite je pirate la banque informatique pour avoir accès à pratiquement tout, et entre-temps elle pourra me couvrir avec les illusions. Personne ne saura qu'on sera là.

-Parfait ! Je vois que j'ai bien fait de te recruter. Mais tout ça, dans quel but ?

-On va réduire l'Empereur lui-même au silence. Les Exanthropes n'obtiendront plus aucune aide des humains, et on pourra détruire des villes en masse.

Des bruissements se firent entendre. C1-N37 leva ses bras, prête pour la baston.

-Du calme, C1-N37. Ce sont nos invitées.

Vers fin septembre 5137, la même année, je me mis en route pour l'archontinent d'Arcania. Deux énormes lunes flottant au-dessus du ciel, satellisées par des centaines de nano-planètes. Un Exanthrope ne saurait pas y aller sans se faire massacrer sur-le-champ. Mais je me suis quand même présentée à la douane, tenue par des robots à vapeur et des Golems de toute sorte. Je me présentai comme une Ent-bonsaï qui avait fait un pèlerinage vers les Bosquets de Dodone. Comme la magie administrative n'avait pas détecté le départ d'un Ent de mon genre, il me fallut patienter des heures. On analysa mes branches, on me posa des questions sur la loi et le peuple Ent, bref, tout ce qui était possible pour vérifier que j'étais bien Arcanienne. Mes visions m'avaient montré que tout le monde omettrait de m'examiner en profondeur, et j'avais révisé tout ce qui me serait utile à Arcania grâce aux infos récoltées par M01-R4 à Centralis. Si on avait découvert que sous ces branches se cachaient des technologies Exanthropes, on aurait essayé de m'abattre sans tarder. Mais on me laissa passer en m'attribuant l'identité que je m'étais tissée.

Dorénavant, sur Arcania, je m'appelais Flaresia Manillana. Ne se préoccupant que de ce que mijote l'empereur Ampérien et ses alliés, l'empereur d'Arcania ne savait même pas que j'existais. Résultat, c'était comme si j'avais démarré une nouvelle vie. Ma tête n'était pas mise à prix, personne ne voulait ma mort, et la seule chose qui ne changeait pas c'est qu'on me fuyait toujours autant par ma pestilence et ma mocheté.

On m'a téléporté directement dans les Terres d'Orüt, landes principales du pays Ent en cohabitation avec les fées, où j'ai trouvé Aécipé à l'aide de ma prémonition.

La suite, vous la connaissez.

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