La criminelle

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31 octobre 5097. Signe du destin ? Lors de la Fête de la peur, après des mois et des mois de souffrance de la part de la mère, naît dans une grande famille composée de cinq garçons, une abomination. Cette abomination, c'est moi ; N1-V01.

Le peuple Exanthrope est un peuple robotique tellement similaire aux humains qu'on en vient même à se reproduire entre nous, comme eux. Un peuple pourri jusqu'à la moelle où règne le machisme et la misogynie. Les hommes sont appelés Exos, les femmes Axos. Et c'est dans cette atmosphère que je suis venue au monde, souffrant de tous les maux.

Les Exanthropes sont fortement liés aux magies pouvant donner de l'énergie ; que nous manipulions l'eau, l'électricité, le feu, l'air ou que sais-je, nous sommes dotés de centrales adaptées à nos magies pour qu'on puisse vivre sans bouffer à longueur de journée des piles chimiques. Moi, je suis une Axo de la nature, gagnant son énergie par la pourriture des végétaux en mon fort intérieur. Je suis née avec un surplus de production énergétique, et un système d'absorption d'odeur défaillant.

Parce que j'étais une femme, j'étais discriminée par tous les garçons, y compris mes cinq frères. Parce que je puais, j'étais évitée par tous ceux que je croisais.
Parce que je ne ressentais aucune émotion, tout le monde se moquait de moi.
Pire encore, parce que je ressemblais étrangement à une Ent à cause de mes systèmes enfouis sous des couches de branches et d'écorce, les autorités elles-mêmes me chassaient.

Je ne suis jamais allée à l'école, pour ces raisons. Tous les ingénieurs qui ont voulu réparer mon corps et mon Code ont été impuissants. Je ne suis que très rarement sortie. Mon odeur imprégnait la maison entière, si bien que tous nos invités s'écroulaient, assommés par la puanteur, et ce même s'ils se bouchaient les systèmes olfactifs. Seule ma famille s'y est habituée... Mais plus je restais là, plus je sentais que tout le monde était hostile envers moi.

Au début, lorsque les médecins leur ont décrit l'état de leur bébé, mes parents ont voulu avorter. Il aurait mieux fallu pour ma pauvre mère de faire ce qui avait été prévu, mais mon père s'est ravisé, pour je ne sais quelle raison. Ma mère n'eut aucun mot à dire. La plupart des familles sont dirigées par un mâle, sans aucune opposition féminine. C'est la seule chose qui me révoltait, durant mon enfance... Et qui me révolte toujours.

L'aîné de la famille me fuyait. Le cadet me chahutait. Les trois autres me prenaient pour leur sous-fifre absolu. Je ne faisais jamais rien de mal, mais toute faute faite par qui que ce soit était défendue par la même seule, unique et fausse sentence : "C'est pas moi, c'est N1-V01 !"

Les représailles de mon père étaient terribles. Je crois qu'il savait que c'étaient ses fils les fautifs, mais je pense surtout que ça l'amusait de pouvoir se déchaîner sur une pauvre petite femelle sans défense. Les jours où mes frères n'avaient rien à se reprocher, ils cassaient volontairement quelque chose pour avoir leur spectacle quotidien... Ou alors c'est mon père qui me battait sans raison aucune.

Seule ma mère, une Axo de l'eau, avait de la compassion pour moi. Elle aussi, elle était battue par papa, mais moins souvent que moi. C'est elle qui m'a élevée, qui m'a tout appris. C'est grâce à elle que je suis aussi cultivée alors que je n'ai que très peu quitté le domicile familial. Je l'adorais.

J'avais treize ans, l'équivalent de six de vos années, lorsque j'en eus marre. La nuit tomba sur cette abominable maisonnée, et j'attendis que tout le monde fût endormi. Je me levai de mon lit. Cela ne réveilla personne, tout le monde était habitué à ce que je me promène dans la maison la nuit ; à cause de mon surplus d'énergie, je ressentais beaucoup moins la fatigue et ses effets. Je m'attendais tout de même à ce que mon père se lève pour me mettre une raclée -ces promenades nocturnes m'étaient défendues-, mais il avait eu une dure journée et avait commencer à ronronner (ronfler, si vous préférez, mais les Exanthropes ne ronflent pas) dès qu'il s'était affalé sur son lit.

Doucement, je me suis introduite dans la chambre de mes parents. Ils ont failli être réveillés par mon odeur, mais ne furent pas plus incommodés que ça. Je m'approchai de mon père, prit le couteau avec lequel il adorait me menacer, puis lui tranchai ses circuits principaux. Ce fut mon premier meurtre, et je n'en suis pas peu fière.

Une odeur nouvelle mais agréable me parvint aux narines ; ma mère s'était réveillée en sursaut et me regardait. Elle vit le couteau dans mes mains, puis les circuits coupés de papa. Lorsqu'elle cria de désespoir, l'odeur que j'avais sentie se faisait plus forte...

Je la regardai sans honte alors qu'elle pleurait sur le cadavre de son mari. Je ne comprenais pas comment elle pouvait toujours aimer un Exo qui la battait, et qui battait leur fille chaque jour que Vincia faisait.

Ma mère projeta sur moi un jet d'eau à haute pression, et je fus plaquée sur le mur. Retombant au sol, je vis que je n'avais plus le choix : elle hésitait. En même temps son désir de venger son aimé se ressentait, et en même temps elle n'avait pas envie de tuer sa fille. Je fonçai sur elle et la détruisit. Enfonçant le couteau bien profondément dans son cerveau mécanique, je sentis pour la première fois quelque chose mouiller mes paupières ; de la sève liquide, l'équivalent de vos larmes.

Devant la porte, quatre de mes frères avaient accouru et me regardaient, effrayés. Des mélanges d'odeurs assez similaires m'emplissaient les systèmes. Je compris alors que j'avais la capacité de sentir la peur des autres.

Déjà le plus jeune commençait à courir pour échapper à cette vision d'horreur, mais je n'en avais pas fini. De toute ma rapidité et mon agilité, je les poursuivis. J'en tuai un, puis un autre, puis encore un autre, et le cadet passa rapidement sous le joug de ma lame. Je me dirigeai vers la chambre de l'aîné, le seul pleutre qui n'était pas venu. Mais il n'était plus là. N0-V04 s'était enfui. A travers la fenêtre ouverte, de lourds pas se faisaient entendre ; j'avais encore une chance de le rattraper.

Je sautai par la fenêtre et commençai la poursuite. J'étais bien plus rapide que lui, mais il avait plus de maîtrise magique que moi. Il compensait sa lenteur par des lianes qui l'agrippaient pour le tirer vers l'avant, tandis que moi... Je ne pouvais pas faire grand-chose. Mon frère finissait pourtant par perdre du terrain, tellement j'étais rapide. La poursuite continua jusqu'en dehors de la ville, où nous nous dirigeâmes vers la forêt la plus proche.

J'étais sur le point de l'avoir quand nous sommes arrivés à la lisière de la forêt. N0-V04, ce pleutre, était à présent dans son élément. D'une branche, il s'est éclipsé. Je l'ai cherché durant des heures... Mais c'était peine perdue. Je ne l'ai revu que des décennies plus tard.

Je me suis dit qu'il serait préférable que je reste dans la nature. Je savais qu'il ne faudrait pas longtemps à la police pour me retrouver. Afin me camoufler, je tuai de grosses bêtes sauvages assoupies et j'introduisais la pourriture en eux. Je n'avais plus qu'à creuser des trous et à boucher la cache par l'animal en décomposition pour être camouflée à la fois visuellement par la terre, et en même temps olfactivement par l'animal. Pendant plusieurs mois, les nuits que je passais étaient ponctuées par des pas sur la terre au-dessus, et des paroles du genre : "Et merde, c'est pas elle... Continuez, les gars ! c'est encore une de ces stupides charognes !". Parfois on se demandait s'il ne fallait pas mieux bouger le cadavre, mais presque à chaque fois une voix robotique faisait remarquer que ce n'était pas à eux de le faire, que ce serait enlevé dès le lendemain par des ouvriers agronomes. Trois ou quatre fois seulement on bougeait la charogne, mais alors ces stupides Exos étaient trop surpris pour opposer n'importe quelle résistance.

Le jour, je me promenais sans but dans la nature, en mangeant des feuilles, de la viande et des fruits. La nuit, je me cachais, espérant que personne ne me trouverait.

J'eus 15 ans lorsque je fis une rencontre particulière. C'est ici que je dois vous prévenir ; cet ouvrage n'est pas fait pour les âmes sensibles... Mais pour ceux qui ont osé braver leurs peurs, préparez-vous à découvrir la face la plus cachée de ce monde, mais aussi la plus étrange et horrible.
Je menais encore cette vie sauvage de gamine de 7 ans humains cachée par des charognes. On me recherchait toujours, et les moments où on osait bouger les cadavres d'animaux se faisaient de moins en moins rares.

Cela se passa la nuit. Alors que je somnolais, je fis un rêve différent des autres. J'avais tellement l'impression qu'il était réel... Je me promenais dans un monde à la fois horrible et magnifique. Je reconnus, à un endroit, la forêt dans laquelle j'étais planquée, et je vis un humain passer sous la branche sur laquelle était perchée ma copie exacte. Curieux... Cela dit, je n'avais jamais vu d'humain auparavant !

Plus je me promenais, plus je remarquais d'éléments étranges. Dans certains endroits, je me voyais plus vieille détruisant des villes et assassinant des empereurs, et dans d'autres je voyais des Axos se faire battre par des Exos, des affiches de recherches primées au nom inconnu de Y. P. S. O., ma capture par les autorités et ma mort.

Une odeur particulière me vint aux narines. Ce n'était pas de la peur. En fait, cela ressemblait à ma propre odeur, en plus violente. Un filet de ce qui ressemblait à de la bave atterrit devant moi. Pour en voir la source, je levai les yeux au ciel. Un énorme mollusque affreux me fixait de ses yeux globuleux. Ni son gigantesque corps, ni ses noires tentacules, ni sa carnassière bouche ne me surprirent. L'odeur se fit encore plus fort, et un sentiment, que je pris d'abord pour de l'intimidation, grimpa en moi.

-Impressionnant, dit alors le monstre. C'est la première fois qu'une mortelle de ton genre ne s'effraie pas en me voyant.

Il projeta sur moi un autre filet de bave. Mettant mon bras devant moi pour me protéger, je ramassai tout sur ma main, qui commença rapidement à fondre. J'assistai à ce spectacle comme j'aurais assisté à une pièce de théâtre ; sans réaction.

-Qui es-tu ? Demandai-je de ma voix enfantine.

-Que... Mais je suis Oorn, évidemment ! Grand Ancien gardien du monde des rêves... où tu te trouves. Et très peu de personnes ont le privilège de m'y rencontrer sans le payer de leur vie.

Il me cracha à nouveau dessus. Je n'eus de nouveau aucune réaction. Ses yeux me fixaient, perplexes, alors que mon corps entier commençait à fondre. Après un instant, Il huma l'air, ravi.

-Quelle est donc cette magnifique senteur de pourriture ?

-C'est moi. Je pue comme ça depuis ma naissance.

-Eh bien cela nous fait un point commun. Mais, par le grand Cthulhu ! Comment fais-tu pour être aussi indifférente à ta propre mort ?

-Quoi, je suis en train de mourir ? Ceci n'est pas un rêve ?

-Ne me dis pas que tu ne le savais pas !

Je secouai la tête, pas plus soucieuse que ça.

-Et même en sachant que ta mort est proche, tu ne laisses rien transparaître... Tu me plais ! Tu me plais énormément ! Tu sembles tellement exceptionnelle...

-Exceptionnelle ? Non. Dénuée d'émotions.

-Même les plus grands sociopathes nous craignent, moi et mon culte, petite. Mais toi... Aucune peur. Aucun tremblement. Tu acceptes la mort par mes sucs digestifs comme si tu acceptais un présent simpliste.

Il rapprocha sa tête dénuée d'os de moi, et je le touchai de ma main gauche, encore valide. Ce contact produisit en moi un sentiment indescriptible... L'odeur grandissante de Oorn emplissait mes narines et me rendait folle. Je sentis ma propre puanteur se faire de plus en plus forte... Ce sentiment, qui grandissait en moi, me faisait pousser des ailes. "Serait-ce cela, ce qu'on appelle "l'Amour" ?" me demandai-je, d'un coup. Je réalisai de suite pourquoi ma mère avait voulu venger mon père lorsque je l'avais tué.

-Une odeur exquise... Un corps horrible à souhait... Un cran digne des plus grands... Cela fait longtemps que je n'ai pas rencontré de telle personne. Tu ne sais pas à quel point tu me captives. Et je pense que je te plais aussi. J'ai une affaire à te proposer, ma belle ; je peux t'éviter la mort. Mais le seul moyen, c'est que tu deviennes mon épouse.

-Ton épouse ? criai-je en reculant, effrayée pour la première fois. HORS DE QUESTION !

-Et pourquoi donc ?

-J'ai depuis longtemps refusé les rapports avec les... Les mâles. J'ai tué ma famille entière pour me libérer d'eux. JE REFUSE !

Mon esprit s'était divisé. D'une part, quelque chose en moi ne voulait que finir sa vie avec cette créature. De l'autre, ma mentalité androgyne repoussait cette idée à tout prix. La seconde avait remporté cette manche, mais il m'avait coûté de déclamer cette dernière phrase.

-Cela est donc ta seule et unique préoccupation ?

-Oui.

-Soit tu viens avec moi et tu vis, soit tu meurs sur le champ. Je sais que je ne te laisse pas beaucoup de choix. Mais, si tu choisis le mariage, tu pourras toujours te suicider. Tu n'y perdras rien au change.

Dans ma tête, ma conscience amoureuse avait subitement gagné le second round. Il n'en restait plus qu'un, décisif.

Je regardai ma main en train de fondre. Je repensai aux visions que j'avais vues, dans le monde des rêves. Je songeai qu'elles étaient sans doute des visions du futur. Je pris d'un coup une résolution : me marier pour vivre. Vivre pour tuer. Tuer pour libérer. Moi, défenseuse de la cause des Axos, détruisant la société à grand coup de meurtres, afin de briser les chaînes du joug masculin. Mon amour et mon androgynie, pour la dernière manche, s'étaient entre-assommées. égalité parfaite. Mur du désaccord tombé en ruines. Discorde annihilée.

-J'accepte.

Le décor changea entièrement. De scènes potentielles de ma future vie, tout devint noir et confus. Des pierres chtoniennes, formant un bâtiment cyclopéen dont les angles impossibles m'étourdissaient, m'entouraient. Il y avait des sortes de prêtres, manipulant une sorte de fluide mauve, me regardant d'un œil mauvais. Le fluide m'entoura, et je sentis mon corps à moitié fondu se recomposer. Durant des heures les prêtres ont accompli un étrange rituel dont j'étais le centre, puis l'un d'eux m'a tuée. Quelques temps plus tard, je me sentais toute frêle, émergeant du corps mou de Oorn. Je me sentais minuscule, à terre. Puis je grandis, jusqu'à retrouver mon corps d'Axo de quinze ans. Tel le Phénix, j'ai accompli une renaissance d'entre mes cendres.

J'étais à présent liée par les liens les plus forts qu'ils puissent exister. Les rituels accomplis, je n'étais plus la même personne. Ni mon physique, ni mon mental n'avait changé, mais dès lors je suis devenue à la fois fille et épouse du Grand Ancien des rêves. J'avais une mauvaise expérience des pères et je m'étais jurée de ne jamais me marier, cependant mon amour pour Oorn effaçait mes scrupules.

Lorsque les prêtres m'ont congédiée, ils m'avaient l'air sympathiques, comme si j'étais devenue une des leurs. Plus tard, des informations émergeraient dans mes circuits, m'annonçant que j'avais été une des rares non-initiées à arriver dans R'Lyeh, l'Originelle, et à en ressortir vivante. l'Originelle est très stricte ; elle est à la fois interdite et inconnue à quiconque n'est ni arcaniste, ni sub-abyssal, ni fanatique des Grands Anciens. En devenant une des rares épouses de Oorn, j'ai gagné un ticket permanent pour y aller en toute sécurité. Par contre, cela signifiait aussi que si j'en disais un seul mot, je mourrais avant même d'avoir divulgué une seule information.

Pourquoi je vous décris tout ça, alors ? En fait je m'en fiche. Ce livre est juste ma mémoire, qui restera en ma possession jusqu'à ma mort, et Oorn le protégera par la suite. Lorsque ces écrits seront découverts, l'Originelle sera décelée par tout le monde depuis bien longtemps.

Le mariage avec Oorn m'était extrêmement profitable. Pour donner des précisions, le monde des rêves est accessible à tout le monde, mais chaque personne qui ose projeter son esprit dans ce plan d'existence doit affronter le risque de rencontrer Oorn, que je vous ai déjà décrit. Il projette son acide gastrique aux voyageurs spirituels. Dès que leur esprit est décomposé, il les mange. Dès que l'esprit est mangé, le corps est mort. Mais alors, quel avantage tire-t-on du monde des rêves ? Les artistes voient là-dedans une source infinie d'inspiration pour les œuvres surréalistes, mais beaucoup d'autres y voient des rêves prémonitoires. En bref, en devenant l'épouse de Oorn, je suis devenue clairvoyante.

Chaque nuit, je pouvais aller me promener dans le monde des rêves, sans rien craindre de son gardien. Souvent, j'allais le rejoindre, et on passait du bon temps ensemble. Dégoûtés par ces actes d'une gosse de l'équivalent de sept ans ? Oui, mais une gosse malade jusqu'à l'esprit. En fait, chaque nuit je me rendais dans le monde de mon aimé, je visionnais les futurs potentiels pour la journée à venir, puis je profitais de l'instant présent jusqu'à mon réveil. Je n'allais jamais voir plus loin dans les visions, je me réservais tout de même une certaine surprise.

Je suis devenue une grande meurtrière. Avec ma clairvoyance, je n'avais plus besoin de me cacher. Je savais quand et où on allait tenter de m'atteindre. Même en pleine nuit, je me réveillais de moi-même à des heures précises afin de changer d'endroit, ne laissant comme trace de ma venue que mon odeur pestilentielle. Ou bien je restais là pour semer la mort à mes poursuivants.

L'hiver de l'année 5115 s'annonçait rude. Au niveau de l'alimentation, j'avais tout ce qu'il me fallait ; je pouvais très bien bouffer des racines. Seulement, comme les feuilles étaient tombées, j'avais de moins en moins de cachettes.

D'habitude, des visions, j'en avais plusieurs, rien que le fait que j'aie eu une unique, une fois, était perturbant ; mon oncle, encore un de ces gros machistes, allait me pourchasser, le lendemain. La course-poursuite se terminerait dans une grotte, où il perdrait tout avantage ; étant Exanthrope cinétique, il ne pouvait pas générer de lumière... Et moi je pourrais toujours le "voir" grâce à sa peur. Le problème, c'est que je n'avais eu aucune vision en ce qui concerne le reste de la journée.

Lorsque j'en ai parlé à Oorn, il m'a défendu de suivre ce rêve ; une vision unique et incomplète est souvent signe qu'une chose affreuse va se passer. Ou quelque chose de trop mystérieux pour être dévoilé. Dans les deux cas, selon lui, rien ne pouvait bien se passer.

Je suis sortie du monde des rêves et n'ai pas suivi son conseil. J'ai été narguer mon oncle, puis me suis enfuie en direction de la fameuse grotte où je pourrais le court-circuiter à ma guise.

Ce con n'a rien soupçonné. Il faut dire que les cinétiques, qu'ils soient humains, Exanthropes, nains ou même Orcs, ont tout dans les bras et rien dans la caboche. Tout ce que le frère de mon père voulait, c'était le venger en me tuant et en récupérant la prime qu'il y avait sur ma tête. Bref, c'est avec une naïveté extrême que mon oncle a foncé, tête baissée, dans la trouble obscurité des profondeurs.

Je m'étais trompée. J'avais sous-estimé l'adversaire. J'avais totalement oublié que les cinétiques faisaient partie des rares qui résistent à la peur, qui foncent quoi qu'il arrive. J'avais tout de même l'avantage ; mon oncle tapait dans le vide, dans l'espoir de me toucher, alors que je me trouvais à dix mètres de lui. Le bruit qu'il faisait, insupportable, me permettait de visualiser à la perfection sa position. Dès qu'il se fatiguerait, je n'aurais qu'à foncer sur lui et à le transpercer d'une racine.

Je commençais à percevoir une autre entité, quelque part, dans le noir.

Le bruit que faisait mon oncle s'est petit à petit estompé, et dès que je jugeai qu'il était assez fatigué, je fondis sur ma proie. Au même moment, un cri affreux semblant venir simultanément de centaines de bouches se fit entendre, et quelque chose se mouva très rapidement sur le sol.

Ce n'est pas un, mais deux horribles craquements que l'on entendit. Le ventre transpercé en même temps par ma racine et un objet non identifié, les bras immobilisés par quelque chose dont je ne connaissais l'origine, mon oncle hurlait de douleur. Je me délectais de ce genre de cri, la douleur des autres étant la seule chose qui me satisfaisait. Je pouvais facilement imaginer son regard suppliant, son faciès affolé.

-Comment oses-tu, mortelle, essayer de tuer ce type avant moi ?

-Ce type est mon oncle.

-Raison de plus ! Tu n'as aucune raison de tuer ton propre oncle !

-j'ai toutes les raisons du mondes, imbécile ! C'est à moi de le tuer !

-CECI EST MA CIBLE ! ET PERSONNE N'A LE DROIT DE TUER LES CIBLES DU GRAND BUGG-SHASH AVANT QU'IL NE L'AIE FAIT AVANT !

-Bugg-shash ? Aucune idée de qui t'es.

-AUCUNE IDÉE ? Y A DES CIMETIÈRES, DES NÉCROPOLES QUI PORTENT MON NOM !

-Ah oui ?
Je commençai à rigoler.
-J'ai à peine 12 ans selon le système humain, continuai-je, et je suis déjà recherchée dans tout l'empire.

-Tu OSES parler de la sorte au Grand Ancien du MEURTRE ?

-Ah, d'accord.

-C'EST TOUT L'EFFET QUE JE TE FAIS ?

-Je sais pas si tu sais, mais j'ai tué toute ma famille, détruit des vingtaines de vies et épousé Oorn, le tout sans broncher d'un poil. Je sais pas si tu pourrais faire mieux.

-MOI ? FAIRE MIEUX ! QUE...

Je sentis des dizaines de bras m'attraper simultanément, tandis qu'une haleine omniprésente m'enveloppait.

-TU VAS LE REGRETTER !

-Je me fiche de la mort. J'ai enlevé pas mal de vies de leurs enveloppes corporelles... Et tout ça, tu sais au nom de quoi ? AU NOM DE LA CAUSE DES AXOS !

Je sentis Bugg-shash se faire surprendre. Une demi-seconde, l'emprise que ses bras exerçaient sur moi relâcha.

-Au nom de la cause des Axos ? Mais c'est très bien... Mais tu sais quoi ? JE FAIS AUCUNE DIFFÉRENCE ! LES GENS ME DEMANDE DE TUER D'AUTRES GENS ET JE LES BUTE, SANS SANG-FROID AUCUN ! Et tu sais le pire ? C'EST QUE, SI LE RITUEL DE MON INVOCATION EST RATÉ, JE BUTE TOUT CEUX QUI Y ÉTAIENT PRÉSENTS !

-JE M'AMUSE À ÉPOUVANTER TOUS MES POURSUIVANTS TELLEMENT J'ADORE LA SIMPLE ODEUR DE LA PEUR ! Une fois, j'ai loupé un assassinat, ET TU SAIS CE QUE J'AI DÉCOUVERT ? J'ai découvert QUE RIEN NE M'EMPLISSAIT PLUS DE SATISFACTION QUE DE VOIR LES AUTRES CREVER EN SOUFFRANCE ! LE PEUPLE ENTIER DES EXANTHROPES ME CRAINT !

-MAIS MOI, C'EST LE MACROCOSME ENTIER QUI ME CRAINT ! Tout le monde peut m'invoquer et tuer QUI IL VEUT ! CE N'EST PAS UNE PETITE AXO PRÉTENTIEUSE QUI VA ÉGALER DES MILLÉNAIRES DE MEURTRES !

-OUI !!!! SAUF QUE, MOI ! MOI, JE SUIS LIBRE !

Énorme silence. J'avais parlé sans réfléchir.

Après un instant, le dernier râle de mon oncle résonna dans l'immensité de la caverne.

-Tu t'en rends pas comptes, l'axo. Mais tu viens de me donner une sacrée raclée.

Ce n'est que quand il a prononcé cette phrase de façon totalement anodine que j'ai remarqué à quel point j'adulais l'entendre dans toute la puissance de sa fureur.

-Je sais pas comment j'ai fait. La seule colère que j'ai éprouvée pour l'instant, c'est contre les Exos... Je ne sais ce qu'il m'a pris.

-Je ne te connais que depuis quelques instants, affirma-t-il en reprenant une voix autoritaire et horrible, mais je sais déjà qu'être désolée, c'est pas dans ta nature. Te ferais-je de l'effet ?

-Je...

Dans ma tête, le ring avait à peine été dressé et le gong avait à peine été sonné que ma conscience amoureuse avait déjà mis trois fois K-O son opposante. Je ne pouvais plus rien nier. J'avais devant moi la représentation exacte de la part la plus bestiale de mon être. L'amour de Oorn semblait bien fade en comparaison à l'amour que j'éprouvai pour Bugg-Shash en cet instant précis.

-Oui.

-J'avais peur que tu répondes non. Je vois qui t'est, maintenant. J'ai failli assister à ton mariage avec Oorn. Je sais, maintenant.

-Tu sais quoi ?

-Je sais pourquoi Oorn t'aime.

Je demeurai silencieuse.

-J'ai rarement vu des personnes aussi déterminées à tuer... Tu fais un assassin parfait ! Pas d'émotions, pas de regret, pas d'hésitation...

-Marions-nous.

Je ne pus pas voir la surprise sur le Grand Ancien, mais je me doutais qu'il devait l'être.

-C'est possible, non ? Tu devrais bien être polygame, au vu de ton importance et de ton immortalité. Ne pourrais-je pas avoir deux maris ?

-Une réaction excessive... Trop excessive... Mais je dois bien avouer que tu ne me laisse pas de marbre. Pourtant, crois-moi, tu n'as pas envie d'être associée à moi.

-Pourquoi ?

-Même mes épouses ne savent pas à quel point je suis affreux. Je fuis la lumière comme la peste. Tu ne peux voir combien je suis un monstre.

-Je me fiches des apparences. Je te veux.

-C'est réciproque. Eh bien, si tel est ton voeu, que la cérémonie commence !

Pour quiconque, ces scènes sont surréalistes. C'est comme si un humain rencontrait une humaine dans le bar et qu'il lui disait "Eh, bébé, on se marie ?" et qu'elle lui répondrait "Mais carrément, tout de suite !". Cependant, je vous ferai remarquer que les immortels n'ont généralement aucune patience en ce qui concerne ce genre de sujets (Zeus lui-même en est la preuve vivante). De plus, mon esprit malade se fichait de tout ça. Mes seules émotions sont réservées pour quelques rares moments - satisfaction de voir les gens souffrir, colère envers les Exos, ... -, il est assez normal pour quelqu'un comme ça de ne pas réfléchir et de vouloir le mariage tout de suite lorsqu'un mince soupçon d'Amour entre dans son cœur.

Bref ! l'aller vers l'Originelle sembla beaucoup plus long. Toute la cérémonie se passa dans le noir total, mais je me sentis réduite une fois de plus à l'état de nouveau-né pour revenir à mon ancienne forme. J'avais gardé mon affiliation à Oorn, et j'étais devenue en plus fille de Bugg-Sash.

Le changement fut radical. Je me rendais de plus en plus souvent dans des endroits sombres pour aller voir mon second conjoint. Jaloux de l'adoration que je portais à Oorn, le Grand Ancien du Meurtre me répétait souvent, au début, ô combien le gardien du monde des rêves était un pervers qui profitait de la faiblesse des proies qui lui plaisaient pour les forcer à se marier avec lui, mais je m'en fichais. J'aimais Oorn, même s'il avait employé un moyen peu orthodoxe pour m'amener à lui.

En fait, j'appréciais encore plus Bugg-Shash, pour deux raisons. D'un, notre volonté de tuer à tous les deux était très forte. De deux il n'avait pas vraiment usé de stratagèmes pour m'embobiner ; on l'avait demandé de tuer mon oncle, il avait obéi au rituel bien accompli et avait attendu que la victime entre dans l'obscurité totale pour le massacrer... Sauf que j'étais là. En réalité, une seule chose me liait avec Oorn, et c'était notre odeur.

D'après ce que j'avais pu sentir sur Bugg-Sash (vous avez déjà essayé de deviner la forme d'un monstre rien qu'en le touchant ?), mon second mari était un immense amas de chair parsemée de centaines de bouches carnassières et de milliers d'yeux nyctalopes. Pas de bras, sinon les horribles appendices disséminées sur tout son corps, ornées de davantage de prunelles, et au bout desquelles se trouvaient encore des bouches béantes dont les dents ensanglantées réclamaient sans cesse le carnage. Ces appendices, c'était ce qu'il employait pour se déplacer et dévorer vivantes les victimes qui s'échappaient. Pas de visage. Pas de corps à proprement parler. Juste une agglomération de ce qui se trouve de plus carnassier et sanguinaire.

Dans toute mon attitude, mon second mariage s'était ressenti. Mon parler était plus sinistre, mes stratagèmes d'assassinats étaient plus réfléchis, ma satisfaction de sentir la peur des autres et de les voir se tordre sous l'emprise de leur douleur avait accru.

Si vous en avez marre de ces récits avec les Grand Anciens, tant mieux, c'est fini. Je n'ai eu que deux amours, et je ne pense pas que j'en aurai d'autres.

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