Punis-moi #1

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- Vous êtes sûr que c’est ici ?

Le chauffeur me regarde par le biais du rétroviseur.

- En tout cas, ça correspond aux coordonnées GPS écrites ici, réplique-t-il en me rendant le papier que je lui ai donné.

C’est un simple rectangle gris cartonné, bordé de noir, sur lequel figurent en italique les inscriptions suivantes : 46°09'10.9"N 1°13'41.1"W. C’est tout. Je jette un œil dehors en faisant tourner le carton d’invitation entre mes doigts, pensive.

- Ce ne sont pas mes affaires, mais… vous savez où vous vous rendez exactement ?

Je lui souris timidement.

- A vrai dire, je ne suis pas sûre de ce qui m’attend.

Il se retourne sur son siège pour me faire face. Il balaye ma tenue du regard – robe de soirée bleu nuit – et affiche un air à la fois désapprobateur et inquiet.

- Encore une fois, ça me regarde pas. Mais vous avez l’air d’une jeune femme très bien. Faites attention à vous.

Je rougis légèrement. Le seul fait d’avoir entre les mains ce sésame avec ces coordonnées révèle que je ne suis peut-être pas quelqu’un de si bien que ça… La sollicitude de cet homme m’amuse et me touche. Si l’extérieur n’est en effet pas rassurant pour une femme seule, ce qui m’attend à l’intérieur de l’immense bâtiment qui se découpe dans le ciel noir est autrement plus préoccupant. Mais cela, il ne peut pas le savoir…

Je lui souris de nouveau.

- Combien je vous dois ?

- Rien, la course a été réglée d’avance à la commande.

Oh… Prévoyant et prévenant… Celui lui ressemble bien.

- Ah, très bien, merci.

- Vous voulez que je vous attende ici, au cas où ? s’enquiert-il.

- Non, ça ira, je vous remercie.

- Vous avez mon numéro, n’hésitez pas à m’appeler si vous devez rentrer.

J’incline la tête pour le remercier. Son inquiétude commence sévèrement à me stresser. Je range l’invitation dans la poche intérieure de mon sac. Je vérifie sur mon téléphone que je n’ai pas de nouveau message de Sa part me donnant un contre-ordre. J’ouvre la portière et descends de la voiture. Le chauffeur ne redémarre pas. Je suis presque certaine qu’il attendra que je sois entrée à l’intérieur pour partir.

L’atmosphère fraiche et humide de cette nuit d’avril me fait frissonner. L’air est saturé d’embruns salés et d’une odeur de goudron. Légèrement crispée, je traverse les docks éclairés d’une lumière orangée. Mes pas résonnent sur le bitume. Il n’y a pas âme qui vive, mais je me sens observée alors que je monte sur la passerelle qui conduit au pont.

Un bateau. Un paquebot de bonne taille à la coque noire bordée de rouge. Jamais je n’aurais pu imaginer ce rendez-vous dans un tel endroit. Je prie pour qu’il ne prenne pas la mer une fois tous les invités à son bord. D’une part, parce que j’ai une angoisse terrible sur l’eau, et d’autre part, parce que si les choses dégénèrent, une échappatoire me semble difficile au beau milieu de l’océan.

J’essaye de ne pas penser à la profondeur des eaux noires sous mes pieds en arrivant au bout de la passerelle. Je fais face à une porte métallique noire surmontée d’une caméra. Je serre contre moi mon grand sac à main, comme pour me rassurer. Il contient juste quelques affaires de toilette. Aucun vêtement de rechange. Il a dit que je n’en aurai pas besoin…

Je frappe. Deux coups. J’attends quelques secondes sans qu’il ne se passe rien avant de frapper de nouveau trois coups. Toujours rien. J’appuie sur la poignée en poussant la porte mais elle est verrouillée. Je lève la tête vers la caméra en fronçant les sourcils. Que suis-je censée faire pour entrer ? Je ne me rappelle pas qu’Il ait parlé d’un éventuel code ou mot de passe. J’envisage de l’appeler sur son téléphone, mais j’ai la quasi-certitude qu’Il n’appréciera pas que je ne suive pas les consignes à la lettre. Si les consignes étaient claires, je serais déjà à l’intérieur. C’est probablement un test. Je suis persuadée que quelqu’un me regarde à travers la caméra de surveillance

Alors que je me sens de plus en plus stupide, seule devant cette porte fermée, des pas résonnent sur la passerelle dans mon dos. Je me retourne pour faire face à une femme brune d’une quarantaine d’années. Elle porte un trench noir et un foulard de soie vert émeraude qui contraste avec ses pommettes rosies par la fraîcheur nocturne. Ses cheveux sont relevés en un chignon travaillé. Sa robe fourreau, noire également, dévoile de belles jambes bien galbées. Sa démarche est très assurée malgré l’inclinaison de la passerelle et ses escarpins. Je suis de suite charmée et impressionnée par son élégance naturelle. Difficile d’imaginer que derrière cette énergie se cache une soumise…

Elle m’adresse un sourire chaleureux auquel je réponds timidement.

- Bonsoir, êtes-vous perdue ? me demande-t-elle, l’œil complice.

- Bonsoir, réponds-je en rougissant. Non, pas perdue, mais… je ne sais pas comment on entre.

- C’est la première fois, n’est-ce pas ?

- Oui, avoué-je en rougissant un peu plus.

- Il faut montrer patte blanche, me confie-t-elle en sortant de sa poche le carton d’invitation et en le tendant face à la caméra.

Oh… évidemment. Je fouille dans mon sac à la recherche du mien et le présente à mon tour à ceux qui nous observent. Un déclic se fait entendre et la porte pivote sur ses gonds, révélant un couloir sombre aux murs capitonnés, baignés d’une lumière rouge. Voilà qui met dans l’ambiance… L’appréhension me gagne soudain.

- Après toi, dis-je par réflexe.

- On se tutoie déjà ? me réplique-t-elle en haussant les sourcils.

- Oh pardon ! J’ai parlé sans réfléchir, m’excusé-je.

- Je te taquine. Suis-moi.

Elle s’engouffre dans le couloir et je lui emboîte le pas, feignant une assurance que je suis bien loin de ressentir. J’ai presque envie de lui prendre la main pour me rassurer. Elle sait visiblement dans quoi elle s’embarque, mais moi non. Mon Maître m’a – très – brièvement expliqué le déroulement du début de la soirée, comme si cela aurait dû suffire à me rassurer. Mais j’ignore tout du décor, de l’ambiance, des invités, et surtout de ce qu’il se passera après ce qu’il a appelé « la cérémonie ».

A l’extrémité du couloir se trouvent deux ascenseurs aux portes noires. Celles de gauche portent une plaque métallique gravée « Ladies ». Celles de droite sont à l’identique avec la mention « Gentlemen ». J’éprouve aussitôt la curiosité d’utiliser l’ascenseur de droite et d’enfreindre toutes les règles en allant espionner les hommes qui nous attendent. Ne commence pas… Tu vas avoir de sérieux problèmes. Je patiente donc avec la jolie brune qu’arrive celui de gauche.

Il n’y a qu’un seul bouton à l’intérieur de la cabine dans laquelle nous pénétrons, et nous nous enfonçons lentement dans les entrailles du bateau. A l’ouverture des portes, nous débouchons sur un vestiaire d’une vingtaine de mètres carrés où, derrière un pupitre blanc, nous attend une femme vêtue d’un ensemble tailleur pantalon noir, à l’apparence aussi élégante que stricte.

- Bonsoir, Mesdames. Puis-je voir vos invitations, s’il vous plait ?

Nous lui tendons nos cartons qu’elle éclaire brièvement à l’aide d’une lampe de poche à lumière noire, révélant dans le coin supérieur droit un filigrane blanc que je n’ai pas le temps de détailler.

- Parfait, nous dit-elle avec un léger sourire. Je m’appelle Maria et je suis votre hôtesse à bord. C’est moi qui suis chargée de vous préparer pour le déroulement des festivités. Et c’est également à moi qu’incombe la responsabilité de veiller à votre sécurité et à votre intégrité physique et mentale dans le cadre des échanges consensuels que vous pourriez avoir avec votre ou vos partenaires. En clair, je veille à ce que vos limites soient respectées en toutes circonstances.

Ce discours qui devrait pourtant me tranquilliser me tord brusquement le ventre.

- La soirée démarrera par la traditionnelle cérémonie des cadenas à l’issue de laquelle chaque femme se verra attribuée à un homme. Pour la suite, et pour préserver le mystère, seuls ces Messieurs disposent du programme du reste des festivités. Les montres sont proscrites pour les femmes, les hommes sont maîtres du temps. Vous devrez vous laisser entièrement guider. Il y aura des moments en tête-à-tête dans les cabines. Et d’autres… différents. Vous entendrez parfois des signaux sonores indiquant le début d’une nouvelle phase. Vos partenaires sauront alors quoi faire. Faites-leur confiance.

Ah… la fameuse cérémonie dont Il m’a parlé. Je suis suspendue aux lèvres de notre hôtesse, fascinée par les contours flous du jeu qu’elle commence à nous dessiner. Mais il n’y a pas assez de détails, j’aimerais en savoir plus : combien de phases ? Des phases autres qu’en tête-à-tête ? Mais… C’est-à-dire ? Concrètement ? L’impatience et la frustration de ne pas tout savoir m’agacent déjà.

- D’un point de vue sécurité, maintenant : A l’issue de la cérémonie qui aura lieu dans… une petite demi-heure, poursuit-elle en consultant sa montre, je serai présente pour recueillir vos consentements. Le bateau restera à quai jusqu’à la fin des festivités. Par conséquent, vous pouvez à tout moment décider de partir sans avoir à vous justifier et sans que personne ne cherche à vous retenir.

Ouf… on ne prend pas la mer. Mais combien de temps cela est censé durer ? La nuit ? 24 heures ? Le week-end entier ? Suis-je autorisée à poser la question ? Aurais-je la réponse si je demande ?

- Le bâillon est un interdit ici. Chacun et chacune doit pouvoir être en mesure d’exprimer à tout moment son désaccord. Les mots d’alerte seront « Jaune », pour exprimer la limite de votre endurance, et « Rouge », pour faire stopper immédiatement toute action sur vous. C’est classique, mais je vous demanderai de bien les mémoriser. Chaque cabine est équipée d’une commande vocale qui me fournit une alerte, annonce-t-elle en indiquant son smartphone. Criez « Rouge », et je viendrai dans les minutes qui suivent m’assurer que votre demande a été respectée.

Plus elle parle, et plus je commence à paniquer. Ces règles de sécurité sont pourtant extrêmement rassurantes, mais je les trouve aussi particulièrement impressionnantes. Elles ne font que donner encore plus de sérieux aux jeux inconnus qui se préparent. Elles ne m’évoquent que des épreuves dangereuses à surmonter. J’ai du mal à entrevoir les éventuels plaisirs qui sont censés m’attendre.

J’ai beau être d’une nature très curieuse, je me demande ce que je fais ici en fait. Je n’ai pas ma place dans ce milieu, je ne suis qu’une débutante. Je découvre tout juste ce qu’est la soumission. Et malgré ma volonté farouche de faire plaisir à Celui qui se nomme Mon Maître, je ne crois pas avoir toutes les qualités requises pour être une bonne soumise. Je me pose trop de questions, je ne connais pas suffisamment de pratiques, je ne connais même pas mes propres réactions face à l’inconnu. Il me semble en réalité que c’est trop tôt pour me plonger là-dedans, je ne suis pas prête. Que se passera-t-il si je panique et quitte le navire avant la fin ? Me le pardonnera-t-il ? Calme-toi. Tu t’en tiens aux plans de l’Alpha. Fais-lui confiance. Il sait ce qu’Il fait.

Maria enchaîne, l’air toujours aussi sérieux :

- Dernier point, et non des moindres : vous trouverez des préservatifs dans toutes les salles et cabines où vous aurez accès. Pour votre sécurité et celle de vos partenaires, nous vous incitons vivement à en faire usage. Avez-vous des questions ?

Un jour, il faudrait que je cesse de rougir lorsque quelqu’un emploie le mot « préservatif » devant moi. Comme si ce que j’étais venue faire sur ce bateau n’était pas plus qu’évident… J’ai un tourbillon de phrases sur le bout de la langue, mais aucune cohérente à formuler. Ma compagne répond négativement, et je l’imite par réflexe.

- Très bien. J’ai besoin de vos noms d’emprunt pour la soirée.

Oh… Mon nom de soumise.

- Perle, répond aussitôt ma compagne.

- Ely, fais-je assez mal à l’aise de révéler ce secret entre mon Maître et moi.

Notre hôtesse hoche la tête en pointant nos indications sur sa liste. Elle se retourne pour fouiller dans une boîte de laquelle elle extrait deux petits cadenas ouverts.

- Celui-ci est pour vous, dit-elle en tendant le premier à Perle. En échange, je vais vous demander de laisser ici vos affaires. Je les ferai porter dans la cabine de votre partenaire à l’issue de la cérémonie.

Ma compagne lui répond par un sourire en lui donnant son sac à main et son trench. Elle se débarrasse de son foulard, révélant un élégant collier de soumission en cuir bordeaux orné d’une grosse boucle dorée. Avec un naturel déconcertant, elle se saisit du cadenas – le numéro 17 – et le referme sur le passant de son collier.

- Et celui-là, c’est le vôtre, annonce Maria.

Je contemple celui qu’elle me tend. Numéro 24. J’essaye de garder une contenance en fouillant dans mon sac à la recherche de mon propre collier. Je sors de son écrin ma bande de cuir noir réhaussée d’un liseré violet et d’un ruban galon de dentelle noire. Sentir le velouté de ce bijou contre mon cou me donne le frisson. C’est l’objet de mon conditionnement, l’élément qui me met immédiatement dans le rôle d’Ely. Je referme le cadenas sur la boucle argentée. Je me sens soudain galvanisée par une excitation secrète, celle de me retrouver très prochainement entre les mains de l’Homme qui m’a offert ce collier.

Maria range mon sac et ma veste dans un casier portant le numéro 24 avant de déclarer :

- Voilà. Les clés seront mises dans un bocal où chaque homme devra piocher au hasard. Ensuite, chacun essayera de trouver le cadenas qui lui est destiné.

Le doute m’étreint. Comment mon Maître va-t-il s’y prendre pour obtenir la bonne clé ? Les clés ouvrent-elles tous les cadenas ? Le protocole et la mise en scène sont-ils en cours de discussion dans la pièce des hommes ? Je sens que quelque chose m’échappe. Il n’y a aucune raison de t’en faire. Il pourvoit toujours à tout. S’Il t’a dit de ne pas te poser de questions, c’est qu’Il a le contrôle. Comme toujours…

- Une dernière chose… Nous veillons ici à ce que l’anonymat soit préservé. Aussi vous demanderai-je de bien vouloir porter ceci dans toutes les parties communes à partir de maintenant.

Perle se saisit avec une joie non dissimulée d’un des élégants loups en dentelle noire que nous offre notre hôtesse. J’ai moi-même du mal à cacher mon excitation en déposant l’accessoire sur mes yeux. Je jette un œil à mon reflet dans l’immense miroir.

Ma métamorphose est saisissante. Ely se tient devant moi, mystérieuse inconnue masquée à la longue robe bleu nuit. Il me semble que je ne connais pas encore totalement cette femme qui ne se révèle que par moments. Elle est moi, et je suis elle. Si ressemblantes, et pourtant si différentes. Je perçois son envie de jouer. Et je suis sensible à l’appel.

- Viens ! me souffle Perle en glissant son bras sous le mien.

Nous remercions notre hôtesse qui nous indique une ouverture dissimulée derrière un rideau de fines chainettes métalliques. Je me laisse guider par ma compagne le long d’un nouveau couloir, plus étroit que le précédent, au bout duquel je perçois les murmures de conversations feutrées. Le salon des soumises. Mon Maître a mentionné cette pièce dans ses brèves explications de la soirée. Mais la réalité est plus saisissante que ce que j’avais pu anticiper. La pièce a le style élégant d’une cabine de bateau des années 30, réhaussé subtilement par endroits d’une touche de modernité. De fins rubans à LED au sol et au plafond colorent l’atmosphère d’une délicate teinte rosée.

Elles sont déjà près d’une vingtaine à patienter dans cette antichambre du plaisir. Toutes vêtues à notre image, d’une robe longue et d’escarpins, un loup noir préservant leur identité, et un collier cadenassé indiquant leur condition de soumise. Certaines restent isolées, en retrait, et leur attitude à la fois fragile et vibrante semble indiquer qu’elles se sont déjà entièrement glissées dans leur rôle. D’autres forment des petits groupes de discussions à voix basses qui cessent aussitôt à notre arrivée. Des sourires complices et de discrets saluts de la tête nous accueillent. J’y réponds avec le sentiment étrange d’entrer dans un cercle très sélect, un peu comme dans une secte, quelque chose de secret uniquement réservé aux initiées. Je suis fascinée.

Perle m’entraîne dans un coin de la pièce et me fait installer sur un sofa resté libre. Elle me propose d’aller nous chercher un rafraîchissement sur le buffet dressé pour nous. Il n’y a pas d’alcool, comme je m’en doutais, et j’accepte avec reconnaissance un verre de jus de fraise. Mes ongles tapotent le verre machinalement en observant l’arrivée d’autres invitées.

- C’est impressionnant, n’est-ce pas ? me murmure Perle.

J’acquiesce en silence.

- Et tu verras… la cérémonie l’est bien davantage. Surtout qu’on ne peut que s’en remettre au hasard.

Je me demande si elle essaye de m’intimider sous prétexte qu’elle a l’habitude. Mais, bien que je n’en mène pas large, je n’ai pas l’intention de me laisser prendre au piège.

- Je sais que c’est truqué, lui glissé-je à voix basse.

- Tu crois cela ?

- Oui, heureusement. Chaque homme a déjà sa soumise de réservée. Tout ça, c’est de la mise en scène.

Elle semble surprise derrière son masque.

- Je ne sais pas qui t’a dit cela, mais en tout cas moi je suis venue seule.

- Tu as bien ton dominant qui t’attend pourtant ? insisté-je.

- Je n’ai pas de dominant. Pas encore… J’en aurai un à l’issue de la cérémonie, me répond-t-elle en caressant négligemment le cadenas à son collier.

Je la dévisage en silence, prenant la mesure de ses propos. Il y a donc des femmes venues retrouver leurs dominants dans le cadre de leur relation, comme moi, et d’autres invitées venues à la recherche d’un partenaire occasionnel. Je n’avais pas cette information et la chose me parait incongrue.

- Mais comment ça ? Tu vas te soumettre à n’importe qui ?

- Pas à n’importe qui, rétorque-t-elle. Les hommes présents ce soir sont tous des dominants reconnus. C’est extrêmement sélect ici. Pas de débutants chez ces messieurs.

- Mais… S’il ne te plait pas ? Si son style de… euh… management ne te convient pas ?

Elle pouffe de rire et je me sens presque vexée de sa réaction.

- Tu es encore toute novice, cela se voit… Il te faudra apprendre à lâcher prise. Ce n’est pas tant le physique qui est important, que la personnalité de l’homme qui te prend en main. J’ai rempli le questionnaire, comme toutes les participantes. Ainsi, il prendra connaissance de mes limites avant de commencer. Et bien sûr, il y a toujours les mots d’alerte qui permettent d’encadrer les choses et de les stopper si cela ne va pas.

Je fronce les sourcils. Quel questionnaire ? Je n’ai pas rempli de questionnaire, moi ! Je n’ai pas le temps de lui répondre, car notre hôtesse nous rejoint et le léger brouhaha de nos conversations s’estompe aussitôt.

- Mesdames. C’est l’heure, annonce-t-elle simplement. Veuillez vous mettre en file indienne et me suivre, je vous prie. Le silence est de rigueur à partir de maintenant.

Elle ouvre une double-porte recouverte de miroirs et le groupe qui compte désormais une trentaine de femmes se range et se met en route avec docilité. J’ai mal au ventre brusquement, j’ai comme l’impression de partir à l’abattoir. Ou au marché aux esclaves. Sexuelles, en l’occurrence. D’une certaine façon, l’idée m’excite, mais j’en éprouve en même temps de la peur et même de la honte. Perle me précède, et je n’arrive toujours pas à comprendre comment on peut participer à ce genre de jeux avec un parfait inconnu, comment on peut faire confiance à quelqu’un qui ne nous connait pas et dont on ignore tout. Respire… Tu seras bientôt avec Lui. Ce n’est qu’une question de minutes.

L’endroit où notre hôtesse nous emmène me fait immédiatement penser à une scène de théâtre. Le plafond est bien plus haut ici, et des projecteurs blancs éclairent un espace complètement vide bordé d’un côté par un épais rideau de velours pourpre. Au sol, à intervalles réguliers, de minuscules croix en adhésif blanc forment un immense arc-de-cercle. Je comprends aussitôt que chacune de nous doit se placer sur une marque, et c’est exactement ce que mes compagnes et moi faisons avec beaucoup de discipline.

- Calme-toi, me souffle soudain Perle.

- Je suis calme, chuchoté-je, surprise.

- Mais bien sûr, pouffe-t-elle. N’oublie pas : les dominants sont comme les chiens, ils sentent la peur.

Je blêmis alors qu’elle s’éloigne de moi pour maintenir la distance de deux mètres requise entre chaque invitée. Il y a des paroles plus réconfortantes que cela. J’ai les mains moites. Maria achève de vérifier que chaque femme est placée correctement et tapote sur son smartphone en quittant mon champ de vision. Le silence total se fait de lui-même.

Soudain, dans un claquement qui me fait sursauter, les projecteurs blancs s’éteignent, remplacés par d’autres qui diffusent à la verticale de chaque participante une lumière rouge tamisée. L’effet est saisissant. Nous sommes toutes parfaitement immobiles, les bras le long du corps, nimbées d’écarlate. Avec nos masques, cette vision me parait presque surnaturelle. Elle m’évoque l’ambiance étrange et fascinante d’une scène d’un film de Stanley Kubrick. Quel était le titre déjà ? Le rideau s’ouvre avant que je n’aie le temps de me le rappeler.

Face à nous, les ténèbres. Je ne distingue rien. Mais je ressens leur présence. Ils sont là. Ils nous observent. Ils nous détaillent. Ils nous envisagent. Mon cœur s’est mis à battre sourdement. J’estime à une dizaine de minutes le temps qui s’est écoulé depuis l’ouverture du rideau. Pas un mot. Pas un geste. L’atmosphère est devenue pesante, lourde de sens. Je devrais laisser Ely prendre totalement le contrôle avant que l’étau dans ma poitrine ne se resserre davantage.

Il me semble que l’obscurité que nous contemplons prend une teinte bleutée. Progressivement, la lueur froide gagne en intensité jusqu’à éclairer une pièce qui est l’exacte réplique de celle où je patientais tout à l’heure. Le salon des dominants. Ils nous font face, assis dans les élégants fauteuils à disposition, ou debout, bras croisés. Ils portent tous un costume de couleur sombre, chemise assortie pour certains, claire pour d’autres. Leur anonymat est préservé par des loups noirs simples, sans fioritures. Et, contrairement à nous les femmes, tout dans leur attitude immobile et silencieuse suggère la prédation.

C’est une vision assez effrayante. Malgré moi, je suis bouchée bée. J’ai le sentiment d’être une proie à la merci de la trentaine d’hommes devant laquelle je me tiens. Je sais cependant, sans encore l’avoir repéré, que mon Maître se trouve parmi eux. J’aime l’idée d’être soumise à son regard, sans savoir derrière quel masque il se cache.

Un gong retentit, et un projecteur, violet cette fois, illumine un socle à mi-chemin entre les deux groupes d’invités. Un grand vase noir est posé dessus et dans un même élan, les hommes se déplacent jusqu’à lui. Chacun leur tour, ils plongent la main dans le réceptacle et en extraient une clé avant de nous rejoindre. J’ai une brusque envie de tourner les talons et de m’enfuir. Du sang-froid… Ce n’est que de la mise en scène.

Les Maîtres prennent leur temps. Ils nous tournent autour, nous frôlent, nous jaugent. Leur comportement est magnétique, la tension dans l’air est palpable. Aussi incroyable que cela puisse paraître, me sentir aussi oppressée m’excite. J’ai les nerfs à fleur de peau quand le premier homme se plante devant moi. Difficile d’évaluer son âge derrière son masque, mais je penche pour la cinquantaine. Je croise son regard, gris et froid. Je baisse les yeux. Il attrape le cadenas à mon collier et insère la clé. J’ai presque arrêté de respirer. La clé ne tourne pas. Il la retire. Je relève la tête avec soulagement. Il m’adresse un signe de tête poli et s’éloigne à la recherche de sa future proie. Un deuxième homme s’approche, plus jeune et d’une carrure imposante. Sa clé ne marche pas non plus. Il m’adresse un sourire éclatant qui contraste avec sa peau d’ébène avant de passer son chemin. Il en va pratiquement de même pour les suivants.

Autour de moi, j’ai déjà entendu quelques déclics et les murmures feutrés des dominants s’adressant à leurs soumises. Tout en restant immobile, je jette des coups d’œil réguliers à droite et à gauche pour tenter de repérer mon Maître. Quand enfin je le reconnais, je ressens comme une décharge électrique. Il est si élégant, si mystérieux avec son loup, si ténébreux, si… Je retiens Ely qui ne rêve que de ramper jusqu’à Lui pour quémander ses caresses.

Alors que je trépigne d’impatience que mon Alpha vienne enfin vers moi, un homme se campe devant moi. Si j’ai bien compté jusque-là, c’est le douzième à tester sa clé. Bien plus âgé et plus petit que moi, je vois sans le vouloir sa calvitie du haut de mes talons. Comme tous les autres, il porte le costume sombre de rigueur et une chemise claire, mais il est loin d’avoir une carrure suffisante pour que cela lui donne de la prestance. Ce n’est vraiment pas l’homme qui me donnerait envie de me soumettre à sa volonté… Mais s’il est ici, c’est qu’il doit très bien connaître le milieu. Je ne bouge pas tandis qu’il approche la clé de mon cou. Pitié, qu’on en finisse avec ce scénario truqué. Je veux rejoindre mon Maître.

C’est alors que le déclic a lieu. Je ne comprends pas tout de suite d’où cela vient. Je fixe avec incompréhension mon cadenas ouvert dans la main boudinée de l’homme en face de moi.

- Tu es à moi maintenant, me dit-il avec un petit rictus satisfait.

Impossible. C’est absolument impossible. Je cherche des yeux mon Alpha dans la pièce. Je le repère sur ma droite. Face à une blonde pulpeuse aux épaules voûtées et à la tête baissée. Probablement une soumise depuis des années, vu sa posture plus qu’humble. Elle n’a pas de cadenas autour du cou. Il est ouvert, dans la main de mon Maître qui lui chuchote à l’oreille. Je vois la femme frissonner et rentrer davantage sa tête dans ses épaules. Il ne me prête pas la moindre attention, trop occupé à commencer à conditionner sa nouvelle soumise.

Mes cheveux se dressent sur ma tête, une pierre me tombe au fond de l’estomac. Non. Ce n’est pas ce qui était prévu. Je me suis faite piéger. A travers son masque, l’homme en face de moi me fixe de ses petits yeux porcins.

- Ta cabine sera la 27. Tu verras, j’ai beaucoup d’accessoires… On m’a dit que tu étais une salope avec un sacré caractère, mais crois-moi, je saurai te dresser… Quand j’en aurai fini avec toi, tu seras une parfaite petite chienne bien docile.

Mon sang se glace dans mes veines. La terreur annihile toutes mes pensées, à l’exception d’une seule : fuir. Je dois fuir immédiatement. Quitter ce bateau, laisser mon Maitre à sa soirée et à sa débauche.

Il m’a abandonnée…

[A suivre…]

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