Chapitre IV. Un "Instrument vivant" - section 5/5

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Chaque nuit pendant deux semaines, Jérémie rêva de la foire où Papa se rendait quelquefois. Comme le garçon s'intéressait aux affaires des adultes, les récits qu'il lui faisait de ces ventes l'avaient marqué. Il revit surtout le bœuf acheté à l'une de ces occasions. Attachée vers le cœur du village, délaissée et l'oeil las, la bête tournait en rond, tournait, tournait toujours pour moudre le grain. Un matin, il était resté à penser devant cet hypnotique mouvement cyclique. Jérémie ignorait alors qu'un jour, il serait ce bœuf dont le souffle et la silhouette hantaient son sommeil.

Chaque jour ressemblait à l'autre : il n'y avait que l'ordre des tâches pour modifier un peu le sens des aiguilles de ce mécanisme implacable. Enfant, le fils Torrès jouait au chevalier, transformant son quotidien en aventure. Désormais l'épopée se résumait à celle de l'animal : effectuer des rondes, seul, emmuré dans sa besogne. Traverser le château pour protéger ses habitants des saletés menaçantes. Gravir l'escalier dans la tourelle accolée à la demeure, gagner l'antichambre de la princesse, la libérer de l'excrément démoulé au siège d'aisances. Nourrir les chiens avec les restes des maîtres, s'ils étaient encore bons : jeter ou ne pas jeter, l'unique dilemme de cette existence.

Chaque esclave avait sa fonction : changement des chandelles, alimentation des cheminées, vaisselle, jardins de commodités… Jérémie fut assigné au groupe des basses-œuvres. Il suait seize heures journalières pour des êtres qu'il ne rencontrait jamais. Des entités abstraites. Ou presque : l'adolescent n'en percevait que des fragments. Leur salive, des bouts de chapon restés collés aux deux dents des fourchettes à laver. Les traces de leurs doigts gras, souvent préférés aux couverts, le long de la nappe. Le rendu des augustes derrières sur les linges essuie-cul. Éventuellement, leurs pieds passant sur le sol qu'il fallait frotter, lorsque le captif ployait la tête et s'agenouillait à leur passage. Bien qu'une enfance paysanne avait habitué Jérémie à la saleté et aux pestilences, une nausée le tenaillait fréquemment. Peut-être le cumul de l'enivrante fatigue et des puanteurs côtoyées au plus près, sans répit. Lui-même dégageait une répugnante odeur et tentait de bâillonner ses sens. Glaires et morceaux de nourriture tournaient obsessionnellement en son esprit, comme dans l'eau bouillante du cuveau au fond de la souillarde. Cela lui restait, y compris quand le prisonnier balayait non loin de la broche où de bonnes poulardes et gélines dégageaient un fumet pourtant divin. Ou lorsqu'il se voyait chargé d'entretenir la glacière souterraine, où reposaient des sorbets et d'autres plaisirs parfumés. Lentement, grâce et crasse se mêlaient. Le garçon ne fit à son tour plus qu'un avec l'immondice qui annihilait sa sensibilité, aidée par l'épuisement. Force de l'habitude. Tant mieux, peut-être : perdre conscience, cela sauvegarde.

Chaque ration ne lui inspirait plus que l'indifférence, voire du dégoût. Il fallait juste conserver la machine. L'esclave mangeait pour vivre – survivre. Il avait perdu le plaisir que, bambin, il trouvait aux repas même modestes. Aujourd'hui, le garçon croquait le vieux pain, enfournait le brouet, déglutissait le tout avec pour seule vision l'aspect verdâtre de la chose, et pour unique son à ses oreilles un bruit de mastication. Durant la pause-pitance, les esclaves devaient garder le silence, sous l’œil des employés qui caquetaient. Jérémie demeurait sourd à leurs propos, uniquement fixé sur les obsédants sons et images de leur digestion. Il voyait déjà les glaires qu'il aurait à laver en frottant gobelets et cuillères. Déformation professionnelle.


Passèrent lentement les premières semaines dans les entrailles du château de Monthoux. Tout aspiré, tout digéré par cette implacable machinerie encore si mal connue, la peur au ventre, le garçon s'était soumis à ces conditions auxquelles son robuste corps s'acclimatait petit à petit. Après un mois d'une telle nouvelle vie, l'insignifiant petit rouage qu'il était commença à s'adapter au mécanisme. L'abattement se faisait moins sentir, et surtout, la confiance prodiguée par la présence rassurante de ses pairs rendait à l'adolescent les premières miettes de sa vivacité passée. Jérémie put alors trouver un rythme de travail lui permettant de consacrer quelques très courts et précieux moments aux maigres exutoires qui le sauvaient du broyage absolu.

Derrière la façade soumise et travailleuse à laquelle il se pliait avec raison, derrière le calme qu'il savait conserver, les sursauts espiègles de son caractère orchestrèrent quelques tours, qui savaient rester suffisamment discrets et bien pensés pour éviter le fouet ou les privations de nourriture. Aux yeux de tous, l'esclave rasait les murs, alors qu'il exerçait sa malice contre les nobles ou les employés les plus détestés. Avoir posé un rat dans le dressoir à belle vaisselle restait sa meilleure prouesse. Jérémie n'oublierait jamais les hurlements poussés par la Marthe, écarlate à la découverte du rongeur, ni sa course affolée dans les couloirs. L'étrange plaisir éprouvé alors lui revenait parfois. D'autant qu'il s'était montré assez vigilant pour échapper aux soupçons, opérant un jour où l'on aérait les cuisines en vue de rendre l'entrée de l'animal crédible. Dérégler une horloge repérée comme fébrile jusqu'à mettre Prosper de Monthoux en retard fut presque aussi agréable.

Cependant, le fils Torrès préférait par dessus tout les ruses qui profitaient à ses compagnons. Un matin où Leïù se sentait fiévreuse, il avait réussi à procéder à vive allure, sans en parler à qui que ce fût, à un échange de tâches sur le tableau des consignes. Effaçant leurs noms, qu'il réécrivit inversés, il eut à décrasser une coursive froide et humide, tandis que son amie reçut une corvée moins rude et au chaud. Malgré la peur attachée aux sanctions qu'il savait, Jérémie testait son environnement autant que ses capacités. Derrières ces manigances parfois gratuites – il le reconnaissait – le garçon éprouvait surtout son aptitude à échafauder des plans et une possible fuite, à trouver les failles du domaine lors de ses furtifs instants de répit en journée.

Mais la nuit et au lever du jour, ses bouffées d'air étaient toutes autres. Celles qu'il préférait : ses pairs et lui-même réussissaient à nouer des bribes de conversation, à mi-voix, en de brèves occasions. L'esclave se sentait bercé par la sensation du contact humain, même amical auprès de Leïù et Toshan – une sensation d'abord étrangement déstabilisante, celle d'un lac de glace qui à la chaleur se sentirait fondre et ondoyer au gré de ses vagues. Et peu à peu, il se laissa à nouveau porter par une douceur presque familiale, la chaleur de corps bienveillants tous près les uns des autres, du tâtonnement des voix dans l'obscurité puisqu'il fallait se contenter de chuchoter. Des mots feutrés comme ses pas d'enfant quand il allait rejoindre Daphné alors qu'ensemble ils jouaient à se cacher. Certains soirs avant de dormir, si l'épuisement ne les terrassait pas trop, mais aussi le matin pendant la courte toilette, ou encore lorsqu'une tâche nécessitait plusieurs bras, les infâmes se parlaient. Ils ne s'échangeaient que des banalités, néanmoins celles-ci rassuraient et calmaient Jérémie. Parfois, sa poitrine vibrait au rythme des airs populaires que l'un ou l'autre de ses camarades chantait. Toshan ne s'en souvenait que vaguement, ses notes hésitaient, mais savaient d'autant mieux se frayer un chemin jusqu'au cœur du garçon. Les vers de Leïù ou de Traex, eux, s'envolaient – et avec eux l'esprit de Jérémie. Tantôt on fredonnait, tantôt on narrait un fragment d'une légende de chez soi, jusqu'à ce qu'une tâche ou le sommeil dusse interrompre et faire attendre un moment propice à l'épisode suivant. Le fils Torrès se glissait dans les pas des sages, des fous-géniaux, des esprits malins qui peuplaient la tradition orale du froid et exotique royaume de Hô-Yo, transmise avec tant de profondeur par Leïù. Il riait, soupirait, rêvait aux récits de Bétris, laissant imaginer les vastes grottes aux formes fascinantes, les montagnes de mille teintes et les opaques forêts pour lesquelles les terres de Zakros étaient réputées, autant que pour leurs minerais précieux. Il s'intéressait aux quelques différences d'accent et de vocabulaire entre la langue de Monbrina et celles de ses annexions. Avec Toshan, il s'amusait des malentendus issus des variantes sémantiques qui émaillaient leurs tournures locales. Ils s'apprenaient leurs partitions respectives. Jérémie, à son tour, se fit conteur pour partager avec plaisir des histoires et des airs qui lui venaient de Fabrice ou des veillées. Ses pairs esquissaient leurs pays d'origine, avec la pudeur d'une nostalgie douloureuse. Ils décrivaient ces villages, ces familles auxquels ils avaient été enlevés.

Le garçon arrivait à parler de son passé, en particulier à Leïù et Toshan auprès desquels il se sentait intégré. Leur calme simple, plein de bonté, l'apaisait. Il leur rapportait surtout ce dont il voulait se rappeler pour s'évader dans des souvenirs heureux, évoquant le travail agricole, la beauté des terres autour de Hordd, qu'il aimait soigner en toute quiétude, les légendes de son père, la force de sa mère, ses promenades et bêtises si farfelues en compagnie de Daphné, d'Alice et d'autres mômes. Cette remémoration alimentait d'autant mieux sa volonté de partir retrouver les siens. Cet espoir l'animait, parfois vacillant mais tenace. Quand son esprit se voyait moins malmené, il tentait d'analyser les facteurs propices à une fuite. Quels endroits du château s'y prêteraient ? L'arrière, sans doute. Comment déjouer la vigilance des gardes présents en permanence à divers points ? Mais surtout, les journées éreintantes pourraient-elles lui laisser ne serait-ce que dix minutes de battement pour un stratagème qui ne soit repéré ? Il avait beau retourner le problème en tous sens, aucune solution évidente n'apparaissait.


La mi-octobre arrivant, Jérémie entrevit un espoir. Ce jour-là, il était chargé pour la première fois de nettoyer l'office du Maître d'Hôtel. Cette besogne reviendrait environ toutes les trois semaines à sa liste de travaux, lui avait précisé la Marthe. En pénétrant dans ladite pièce, le garçon aperçut, éparpillés sur le bureau du commis, des documents d'administration qu'il put déchiffrer en un rien de temps. Des listes détaillées de victuailles destinées à l'entretien du personnel, et autres achats que Prosper de Monthoux commandait à l'intendant. Il ne put toutefois explorer d'autres documents présents au sein de cette pièce, pris par le temps. Frustré, il se hâta de tout remettre en place, avant de poursuivre sa corvée, mais une nouvelle idée venait déjà de se frayer un chemin en son esprit. Dès la demie-heure suivante, le fils Torrès nettoyait le potager de pierre sur lequel il terminait tout juste d'éplucher des légumes. Tout en essuyant le bloc, il savourait le privilège intellectuel offert par Maman. Il ne souhaitait en aucun cas le révéler à ses pairs, ne désirant pas de nouveau être regardé comme l'individu différent – dérangeant – et voulut encore moins apparaître à tort comme supérieur. Néanmoins, il se plaisait à exploiter le trésor en secret, notamment pour ses amis. Mieux : Jérémie venait de prendre conscience que les multiples papiers administratifs contenus dans l'office du Maître d'Hôtel contenaient certainement des renseignements qui lui seraient précieux pour monter un plan d'évasion. Vivement le prochain ménage dans le cabinet de l'intendant.

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