Chapitre V. Bouffon - section 1/5

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Lénius tournait en rond au sein d'une remise. Ce local aménagé en grande précipitation, dans l'aile gauche de la prévôté de l'Hôtel, lui servait de chambre. L'étroite pièce où on le sommait de patienter comprenait un confort acceptable et même quelques divertissements. L'invalide se sentait soulagé par certains côtés : des barreaux ne grillageaient pas sa fenêtre, seulement équipée d'épais volets ; son lit s'avérait relativement agréable, mieux en tout cas qu'une spartiate couchette ; nul rat ne lui tenait compagnie, mais un employé délégué à son aide. Autant qu'à sa surveillance, certes. Les sujets qu'on amenait à cette place forte pour se voir ainsi traités devaient se faire rares.

Que lui voulait-on ? La question le contrariait un peu plus chaque matin. Il avait tout imaginé : ce chevalier imbécile dont il s'était un soir moqué en pleine rue et qui ordonnerait réparation ; un ennemi l'ayant retrouvé ; un châtiment à venir pour son numéro contre le roi, comme le craignait Tristan ; un scientifique ou un excentrique commanditaire souhaitant le monstre pour ses recherches ou son cabinet de curiosités… Pourquoi ce traitement spécial ? Pourquoi passer par l'ordre public ? Tous comptes faits, Lénius préférait ne pas y réfléchir bien que l'attente lui devenait intolérable.

Depuis huit jours, il trompait le temps et tenait sa colère en laisse en se plongeant dans les livres de poésie déposés là à son attention, en jouant sur sa lyre, en observant dehors le allées et venues des commis, des magistrats, d'individus mis aux fers ou convoqués. Il tentait de s'imaginer leurs dialogues. L'invalide ne se réjouissait que de pouvoir converser avec Zelano, son auxiliaire, tandis qu'il l'habillait, le dévêtait, le portait au lit ou à la chaise percée, dégustait en sa compagnie les repas frugaux qu'il amenait… Cette présence lui épargnait un total isolement. Néanmoins, le domestique ignorait tout des motifs de cet enfermement. Ou les lui dissimulait.

Ce jour-là, Lénius essaierait d'obtenir la permission de quitter un peu sa geôle améliorée. Fier, il s'était tu les premiers jours, préférant ne pas donner aux adversaires le plaisir de le voir agacé. Cependant son emprisonnement traînait et il se permettrait de tenter sa chance. De défier le mur de silence. Il espérait croiser un magistrat à qui demander une explication. Il le fallait. Le détenu avait déjà plusieurs fois passé ses nerfs sur Zelano, lui parlant avec froideur ou l'assommant de questions. Il le regrettait ensuite ; d'autant que l'employé se montrait compatissant et calme. Lénius ne souhaitait que retrouver sa liberté, son public, ses amis, Tristan.

Tristan… Oh, il lui en avait voulu plusieurs jours durant : le garçon l'avait tout de même délaissé sans la moindre explication, le lendemain de leur si bonne soirée à La Bombance. Mais à présent que l'homme se trouvait seul et enfermé, redoutant ce qui allait lui arriver, il craignait de ne plus revoir son jeune ami. Les raisons de son geste demeuraient secondaires, ils auraient le temps d'éclaircir ce point lorsqu'ils se retrouveraient. S'ils se retrouvaient. Lénius s'interrogeait et cherchait tant bien que mal une faute qu'il aurait commise ou un détail qui lui aurait échappé. Rien de clair. Aussi ne garda-t-il que l'espoir de rejoindre les rues et Tristan, oubliant le reste. Seuls comptaient la douceur, la compassion et l'espièglerie qui le caractérisaient d'ordinaire. Sa lucidité aussi, songeait Lénius plein de dépit : le garçon l'avait bien prévenu quant aux risques à piquer ainsi le roi.

Un tintement de clé résonna à travers l'épaisse porte et Zelano entra. Il posa sur la table un pichet d'eau, des pommes et des œufs. Les deux hommes avalèrent ce petit déjeuner en discutant avec aisance : depuis plus d'une semaine que durait ce manège, ils avaient lié connaissance. Lénius s'était appliqué à faire mine de porter un certain intérêt à celui qui le visitait plusieurs fois par jour, à ce qu'il évoquait rapidement de sa femme et de ses quatre enfants, à son travail au sein de la Prévôté qui d'ordinaire ne consistait qu'au rangement des lieux. En retour, le détenu contait ses soi-disant voyages, ses numéros dans des auberges ou auprès des seigneurs chez lesquels il prétendait se former au beau langage. Et l'attachement opérait : il le sentait au travers des attitudes captivées de Zelano. Une seconde stratégie occupait Lénius maintenant. La veille déjà, il avait commencé à se coudre un masque de lassitude, après qu'il eut travaillé les muscles de son visage en l'observant dans l'eau de son pot à toilette. Ce matin-là, le commis lut encore la fatigue sur ses traits.

— La nuit a été bonne ? demanda-t-il par routine.

— Pas excellente, à dire vrai… Je trouve de moins en moins bien le sommeil… Le confinement, sans doute, feignit d'hésiter Lénius. Je n'ai pas profité de l'extérieur depuis longtemps. Cela est dur à tenir. D'ailleurs je vous prie de me pardonner si j'ai pu adopter un ton acerbe ces derniers jours, mais…

— Oui. Je comprends. Ça fait long. Puis que vous avez même pas idée du pourquoi et de jusqu'à quand. Si je savais quelque chose je vous le dirai, c'est certain.

— Merci, Zelano. Heureusement que vous êtes là.

L'invalide se faisait affable. Il domptait sa méchante humeur, se surprenant lui-même tant la retenue ne comptait point parmi ses qualités premières. Pour l'heure il s'occupait à conserver une expression lasse et faible. Lénius avait effectivement mal dormi, néanmoins il en exagérait la trace tant sur son visage défait que dans sa gestuelle, qu'il rendait encore plus raide que d'ordinaire.

— Je… Je peux vraiment rien faire d'autre pour vous. Je suis désolé.

— Quêter un minimum d'informations sur mon compte ne vous coûterait rien, non ? Un tel enfermement prolongé ne me sera pas tenable, suggéra la gargouille avec une fausse naïveté, conscient que cette requête audacieuse ne serait pas acceptée mais qu'elle lui permettait seulement de préparer la suite.

— Oh, je… Je sais pas comment le prendraient mes supérieurs, et je veux pas risquer de les contrarier. Je suis désolé, répéta l'auxiliaire confus.

— J'entends, j'entends, réagit Lénius avec douceur, portant la main à l'épaule de l'homme. Alors au moins, leur demander si je pourrais prendre l'air ?

— Hum… Je…

— Enfin, que je sorte seulement dans l'enceinte, bien sûr. Afin de respirer, atténua l'invalide pour s'installer au creux de la gêne coupable distillée en Zelano.

— Bon, écoutez… Je suis pas certain que ça passe, mais je vais tenter.

Le détenu réprima un sourire de première victoire. Il s'exclama :

— Vous êtes formidable ! Merci !

Il fit un gros effort pour voiler sa satisfaction et tenir encore sa petite performance théâtrale, tandis que le déjeuner s'achevait et que son assistant l'aidait dans ses besoins. Avant que celui-ci ne quitte la salle en verrouillant la porte, Lénius fragilisa encore les dernières éventuelles digues en tirant de sa bourse un beau rilch d'or qu'il tendit à l'homme en concluant d'un ton léger et complice :

— Je n'ai rien sur moi outre ceci. Acceptez-le en gage de reconnaissance.

Zelano accueillit le don d'un sourire où pointait sa détermination à accomplir la mission qu'il venait d'accepter, puis s'en retourna. Une fois seul, l'infirme donna un coup de poing agacé contre la table : il détestait attirer la pitié, n'aimant briller que par sa verve et jouer de son corps, mais pour faire rire et non pleurer. Ici toutefois, comment ruser autrement ? Il espérait qu'au moins cette triste comédie marcherait. L'attente reprit, doublée d'une vive impatience qui le brûlait.

Lorsque le domestique revint en début d'après-midi, il confia à Lénius avoir pu parler à un administrateur, lequel s'était contenté de signifier qu'il ferait remonter la demande et qu'il fallait y réfléchir. Superbes euphémismes de refus bureaucratiques, ou réponses brumeuses ? Le verdict lui parvint le surlendemain. Il était temps : le captif bouillonnait dans le secret de sa chambrette et avait tant bien que mal trompé son impatience en relisant une énième fois les livres de la pièce, sans réellement se concentrer sur une seule ligne. Zelano fut le porteur de la nouvelle :

— On vous autorise à vous promener dans la cour intérieure de la prévôté. La plus petite, vous savez, là où il y a le moins de passage. À condition que vous causez aucun trouble et vous mêlez de rien. Je vous y accompagne quand vous voulez !

— Quel bonheur ! Ah ! Merci infiniment ! Ha ha…

Il rit un court instant, d'une hilarité compulsive. Ses membres faisaient des bonds sur le fauteuil, alors qu'il prenait garde à ne pas se départir de son masque d'épuisement. L'auxiliaire observa ses vives réactions et faillit pouffer par communication. Ils s'échangèrent un sourire.

Dès le matin suivant, Lénius s'en alla à l'extérieur. Quelques commis avaient été réquisitionnés par son assistant pour porter son siège à travers la volée d'escaliers. D'abord, il se laissa griser par les bienfaits de cette excursion, oubliant tout le reste. Cette place austère, cernée de hauts murs et parsemée de gardes, ne recelait aucun charme. Cependant, rien que la lumière et l'air frais permirent au musicien de s'apaiser. Si bien qu'il put calmement revenir à la mission qui trottait dans sa tête.

Avec des gestes qui savaient rester dignes et assez élégants pour ne pas trahir sa détermination, Lénius conduisit son véhicule vers la première personne visiblement importante qui circulait dans la cour. Zelano ne comprit pas la mutation de sa flânerie au vent en une attitude décidée et se contenta de le suivre, d'un pas vif où pointait sa nervosité. Tous les regards se tournèrent vers Lénius tandis qu'il approchait d'un magistrat qui avançait lentement, absorbé par sa discussion avec trois commis. L'auxiliaire n'eut pas le temps de réagir que déjà, le prisonnier se présentait à cet administrateur susceptible de lui en dire davantage quant à son sort, interrompant sa conversation. Il le toisa.

— Pardonnez-moi, Messires, de vous aborder comme cela, mais…

— Que veux-tu ? coupa le supérieur d'une voix mordante.

— Je me nomme Lénius, j'ai été amené ici voilà maintenant douze jours sans que je sache pourquoi. Vous serait-il possible de m'expliquer…

— Assez. Primo, cela n'est pas mon affaire. Ensuite, tu n'as rien à réclamer.

— S'il vous plaît, savez-vous seulement qui est chargé de mon enfermement ? insista l'invalide d'une voix plus pressante qui ne fit qu'agacer le supérieur.

— Du calme, lui souffla le domestique, la main sur son épaule.

— Tu n'as rien à réclamer, je ne le répéterai pas ! grogna le magistrat.

— Pas même le motif de ma quarantaine ? Des fois que je me puisse soigner.

— Dégage maintenant ! Nous n'avons pas le temps pour nous soucier davantage de toi, le drôle. Ni la tête assez vide. Nous ne faisons que la commission.

— Ah ? On siffle, vous allez chercher, un susucre. C'est bien.

Zelano n'eut pas une seconde pour retenir l'homme, qui s'était emparé de sa canne et la plaquait contre le buste de Lénius, lui coupant le souffle. Le supérieur maugréa :

— Pendard, tu as de la chance qu'on nous ait sommés de ne te faire aucun mal ! Mais tiens-toi pour dit que cette balade fut ta première et ta dernière. Tu ne quitteras plus ta piaule. Toi, lança-t-il à l'auxiliaire, emmène-le.

Il tourna les talons, suivi de ses commis. Zelano soupira avant d'inviter le captif à rouler vers ses appartements. Le sourire de celui-ci dissimulait sa frustration. Il avait pris l'air, c'était déjà cela. Lénius ne regrettait que son ultime pique, qui annihilait la moindre nouvelle chance. Quoi que… Sans doute ne lui aurait-on rien dit. Tandis qu'il regagnait la salle où l'assistant l'enferma, il se consola avec deux mots : aucun mal. Voilà qui le rassurait. À moins qu'on ne le veuille en parfaite santé pour ce qu'il ne préférait pas imaginer ? Point d'avancée. Il n'y avait plus qu'à se faire patient.

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