Chapitre IV. Un "Instrument vivant" - section 3/5

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Il était bientôt six heures lorsque, le lendemain matin avant leur relève, les gardes de nuit descendirent les réveiller. Ceux-ci disposaient de vingt minutes pour une brève toilette. Ils se rendirent prestement à la pompe, avec plusieurs petits seaux et un morceau de savon collectif. En cercle, ils échangeaient quelques mots tout en se frottant énergiquement tête, bras, aisselles, jambes. Leïù chercha un instant quoi dire pour aborder Jérémie. Elle lui murmura enfin, s'accompagnant d'un léger sourire :


– Salut. Ça a été cette nuit ?

– Oui, merci Leïù, répondit-il, en considérant la pâle jeune femme au visage étroit, qui l'observait.

– T'es d'Iswyliz, c'est ça ?


Le garçon acquiesça. En passant de l'eau sur ses épaules encore douloureuses, il laissa ses pupilles brouillées de sommeil balayer le groupe pressé qui se lavait, sous la vigilance de gardes qui les surveillaient d'une oreille et faisaient les cent pas. Ainsi livré à ces vigiles, Jérémie ne pourrait demander à ses pairs de lui parler librement des maîtres et de ce château qu'il découvrait. Il observa discrètement ses compagnons d'infortune. À gauche de la demoiselle fluette qu'il connaissait déjà, un homme non loin de la trentaine, aux longs cheveux noués en queue, lui rendit son regard. Jérémie esquissa un sourire devant la douce et apaisante expression de ses yeux marrons. Se redressant, l'individu souffla d'une voix posée :


– Moi c'est Toshan. Si t'es un peu perdu au début, hésite pas.

– C'est gentil. Tiens, ajouta le fils Torrès en lui faisant passer le savon lorsqu'il eut fini de se nettoyer. La femme de charge m'a expliqué un tas de choses hier, j'espère avoir pas trop besoin de rappels. Mais merci beaucoup.


À la mention de la Marthe, il surprit les sourcils froncés et la mine dure comme pierre d'une femme mûre, à la bouche épaisse et tombante qui se tordit en une grimace de mépris. En considérant cette esclave au visage carré et froid, Jérémie se perdit en réflexions concernant la sèche supérieure dont le comportement l'avait frappé dès ses premiers instants au domaine.

Aux vus des réaction qu'elle suscitait, il se questionna. Serait-ce le personnel qu'il faudrait le plus craindre ? Davantage que les Grands ? Il fit mentalement un tour rapide des employés déjà rencontrés en un jour de travail. Les cuisiniers se comportaient de la même façon que Marthe et Armand. Peut-être des gens malheureux, des aigris qui se consolaient avec leur miette de pouvoir ? C'était du moins l'hypothèse que lui soufflait son intuition. Il creusa encore. Derrière ces petits orgueils se cachait certainement un habile calcul des maîtres : sans doute assez riches pour rétribuer une maisonnée complète, acheter des esclaves devait leur servir surtout à canaliser les frustrations des employés sur des infâmes. Pensif, le garçon se pinçait la lèvre, tout en se séchant en d'énergiques va-et-viens. S'il avait raison, alors il se méfierait de ces personnes trop heureuses de faire sentir aux inférieurs qu'elles au moins étaient Monbriniennes, libres et payées.

Il abandonna ses réflexions en apercevant la large main calleuse d'un homme chauve, massif comme un taureau, caressant la taille de la femme mûre. L'expression polaire de celle-ci fondit une seconde pour répondre d'un sourire à l'imposant esclave. Jérémie voulut détourner les yeux par pudeur mais le colosse accrocha son regard. Il indiqua de sa grosse voix de basse, en se redressant comme pour asseoir son autorité et démontrer qu'il avait encore toute sa fierté :


– J'm'appelle Elatos.

– Bon, pressez-vous avec le savon, piaffa un autre, avant de poursuivre d'une voix nerveuse et teintée de crainte, en se frottant : Marthe ou le maître va nous l'faire payer si on traîne.

– Ta gueule, toi. Bien. Je suis Eve, intervint celle que le taureau affectionnait, en hochant simplement la tête à l'attention du nouveau venu.


Il eut à peine le temps de lui rendre son salut, qu'il remarqua que l'homme chauve avait craché à la mention de l'intendante et des nobles, avec assez de discrétion pour que nul garde vautour ne le repère. Le ventre de Jérémie se serra. Elatos semblait rancunier et devait étouffer tant bien que mal une colère aussi lourde que lui. L'athlète à la violence muselée l'inquiétait. Il rapporta par réflexe son attention sur Toshan et Leïù, plus rassurants et sans doute résignés à une soumission passive. Ils se contentaient par défaut d'un air détaché. Il avala sa salive et, pour désamorcer l'ambiance appesantie par le nom de Marthe, laissa échapper d'une voix tout juste audible par ses voisins :


– Sa Majesté des casseroles…

– Ah ah ! Oh, j't'aime déjà, gamin, approuva Toshan d'une voix complice et pourtant calme, avec un sourire en coin, après que la fragile Leïù eut pouffé le plus silencieusement possible.


Le silence s'imposa de nouveau, tandis que les esclaves achevaient de se sécher et renfilaient leurs hardes. Jérémie chercha un nouveau sujet de conversation. Il aurait aimé connaître mieux ses compagnons. Cependant il n'osa les interroger sur leurs proches, leur passé, leurs origines, de peur de raviver chez eux les même plaies qu'il tentait de combattre en lui. Leïù s'aperçut que le nouvel esclave, gêné et mélancolique, fixait ses pairs d'un regard amical et plein d'intérêt, mais brouillé de larmes prêtes à couler. Elle entreprit de briser la malaise par de malhabiles propos de diversion.


– Regarde à gauche, le jardin. T'avais déjà vu un labyrinthe tout en haies ? C'est curieux. Par contre, fais attention, moi, je m'y suis déjà perdue en allant l'entretenir, hé. Je préfère les fontaines. Y en a plein. C'est beau, déblatérait-elle en renfilant sa petite coiffe trouée.


Sa tignasse châtain-roux ramena Alice à l'esprit du garçon. Sa chère Alice que naïvement, il avait imaginé épouser dans une autre vie. Comment avaient-ils pu… Il plongea son visage défait dans ses mains. Et sa famille, la reverrait-il ? Il découvrirait comment s'évader et aller la retrouver.

De rudes interpellations ramenèrent le groupe à la perspective de cette nouvelle journée. Ayant fini leur toilette, tous se mirent en marche vers la souillarde pour y entendre leurs tâches. Traînant la patte, chacun avançait sans mot dire. Encore intimidé, Jérémie fixait le sol. Mais la main de Toshan tapotant amicalement son épaule lui fit lever les yeux et croiser le regard paisible de Leïù posé sur lui. Ils semblaient l'avoir adopté.


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