Chapitre IV. Un "Instrument vivant" - section 4/5

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Près d'une semaine de travaux s'était écoulée. Ce matin là apparut à Jérémie un peu moins morne que les autres lorsque, recevant de Marthe sa liste journalière, il apprit qu'il devait pour commencer aider à déplacer des poutres vers une grange à rénover, en compagnie de Toshan. Après une infinité de corvées solitaires, ils allaient pouvoir se glisser quelques mots. Le garçon avait bien espéré les premiers jours profiter de la nuit pour parler un peu, mais l'épuisement les assommait bien trop vite.

Le binôme gagna les arrières du domaine. De lourdes charpentes réclamaient d'être charriées à deux, offrant au garçon et à son compagnon une occasion de converser. Ils se mirent à l'ouvrage. Encore épuisé par son marquage et les coups reçus, Jérémie peina à cacher sa souffrance. Mais il put noter que les employés s'affairaient autour à leurs occupations sans les surveiller d'assez près pour les entendre, tandis que les sentinelles les gardaient à l’œil de loin dans ce vaste extérieur. Fort du même constat, Toshan murmura, d'une voix contrariée par l'effort qu'il mettait à la tâche :

– Alors, tu te repères à peu près, Jérémie ?

– Oui merci, répondit-il péniblement, tentant un sourire bien que les muscles des bras se crispaient de douleur. Je me suis moins perdu que je craignais… Heureusement, je me suis débrouillé seul, j'ai pas osé demander le chemin.

Le trentenaire émit une grimace à cette idée d'espérer être guidé par les supérieurs. Gardes et laquais se seraient contentés de rudoyer le nouveau.

– T'as eu raison. Mais t'inquiètes pas, y sont point tous comme ça non plus.

Toshan se tut, passant devant un groupe de valets qui ne se priva pas de les toiser pour leur signifier qu'ils n'échappaient pas à leur surveillance. Le fils Torrès hocha discrètement la tête pour approuver la remarque de son compagnon. Il avait effectivement déjà identifié, au fil de ses premiers jours au château, les gens auxquels il valait mieux ne pas se frotter, et ceux qui se montraient corrects, voire plutôt agréables avec les esclaves. Au sein de cette dernière catégorie : Nina et Clélie, deux jardinières, ou encore le basse-courier et le garçon d'écurie. Jérémie évitait cependant le cocher et les gardes, eux que les maîtres chargeaient d'infliger les corrections. Mais c'était des femmes de chambre et de la gouvernante de la petite Rebecca que suintait le plus d'orgueil. Ce constat ne le surprenait en rien : ces employées occupaient les postes au cœur de l'intimité des nobles.

Le tandem déposa la poutre, souffla, épongea sa sueur et prit la charge suivante. Loin des oreilles pesantes, Jérémie laissa échapper l'étrange question qui l'obsédait depuis son achat :

– Toshan… Monthoux m'a acheté pour remplacer un esclave mort, de ce que j'ai compris… C'était qui ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ?

– Oh… Y s'appelait Mateo. Il était pas jeune. C'est le premier que la famille a acheté, y a neuf ans. L'usure. Et aucune attention, souffla l'aîné.

– Quelle horreur… Oh, désolé, murmura Jérémie, apercevant sa triste mine. Mais… Neuf ans ? Les maîtres n'avaient pas d'esclaves avant ?

– Eh bien… C'est y a neuf ans, j'crois, que Der Ragascorn a aspiré en même temps ses deux premières annexions. Y a relancé le trafic servile.

– Alors il n'y avait pas de captifs comme nous avant ce souverain là ?

– Si, sûrement, mais trois fois rien. Le dernier roi en ramenait pas, de c'que j'ai entendu. C'tait même Monbrina qui se faisait un peu manger la laine au dos.

– Oh ! Comment il s'y est tant pris, Der Ragascorn ? s'enquit Jérémie avec passion. Et comment il a justifié le retour à l'esclavage si c'était un peu du passé ? Tout le monde a marché ? Puis l’Église ? Égaux devant Dieu, tout ça… Il est dit dans la Bible, au verset...

– Hola ! Hé, dis donc gamin, tu veux bien arrêter avec tes questions ? Repose ta tête, on a besoin d'énergie pour aut' chose, interrompit gentiment Toshan avec un rire amusé, en ébouriffant d'un léger coup la chevelure du garçon.

Ce dernier réagit d'un petit sourire à la fois gêné et complice. De nouveau épié, le duo fit silence et profil bas, s’apprêtant à suer encore sur un autre déplacement. L'adolescent concentra son énergie sur la tâche. Ses pensées s'évaporaient. Était-il condamné à cela ? Travailler puis mourir dans l'indifférence de maîtres ayant de quoi assurer aussitôt le relais. La veille, Eve avait maugréé contre Prosper de Monthoux, durant quelques secondes où elle se savait en sécurité. « Le mou à canne a mieux à foutre que de s'embêter à de l'organisation. Et y est-y tatillon par contre ! » Elatos, lui, jugeait les aristocrates cruels et stupides. Des exploiteurs, du fumier inutile. Aux mines sceptiques de Leïù quand le colosse partait dans ces rares effusions secrètes, Jérémie soupçonnait un mécanisme plus complexe. Le luxe n'était pas tant d'avoir de l'argent que de se donner l'air de ne même pas s'en soucier. Un luxe autant qu'un devoir, peut-être. Se montrer au-dessus de tout. À ce qu'il avait ouï, ils appartenaient à la Noblesse d'épée. Un rang que tenait un frère du maître au combat. Les autres par leur train de vie, lotis de pensions royales. Des êtres hors du monde.

– Tu as déjà vu les appartements privés des maîtres ? demanda le garçon, curieux. Moi je n'ai à besogner qu'au rez de chaussée et au premier.

Le hochement de tête de Toshan et son air impressionné suffirent à insinuer combien ces espaces recelaient autant de merveilles que les salles découvertes par Jérémie.

– Chez Madame et Mademoiselle surtout, que c'est beau !

Une association d'idées étira les lèvres de l'adolescent en un léger sourire en coin. Il posa sur Toshan un regard au pétillement espiègle.

– J'imagine. Pas comme les abords du château. Trop de pauvres à leur goût. Ça rend pas beau dans le paysage, acheva-t-il en s'éventant de la main et en couinant d'une précieuse voix de fausset, discrète, qui fit pouffer son binôme.

Après ce souvenir de Florentyna, les idées de Jérémie se portèrent sur Célimène de Monthoux, qui lui inspirait une certaine admiration. Cette élégante qui œuvrait à son épanouissement lui rappelait sa mère, dont le visage se peignit une fois encore dans son esprit. La véritable famille de l'autoritaire notable, cependant, se résumait aux mondains des salons et de l'opéra. Quand Madame Torrès faisait tout pour l'élévation des siens, dans l'ombre d'une maison et de ses secrets, Madame la comtesse quittait le plus possible le nid familial et son intelligence brillait au grand jour. Deux types de luttes. Inconciliables ? Il resta silencieux durant le reste de la matinée.

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