Chapitre V. Bouffon - section 4/5

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Lénius analysait le festin d'un œil cynique. Le spectacle qui occupait les convives offrait des variations autour des amours de Jupiter. Ce genre de sujets ramollissait les instincts martiaux des nobles et reléguait sur scène, en présence de Der Ragascorn, les sulfureuses intrigues qui allaient librement par ailleurs. Quelle supercherie de la part d'un souverain aussi fieffé coureur de jupons que Jupiter ! Le baladin hoqueta lorsqu'il surprit les vues pour le moins gourmandes et insistantes de certains des ecclésiastiques à l'égard des sensuelles danseuses.

— Ah ! Comme je vous comprends ! leur lança-t-il. On ne peut qu'admirer la précision de leurs gestes et la qualité de leur technique, n'est-ce pas ?

— Tout à fait, nous apprécions leur art, bredouilla l'un des hommes d’Église.

— Cela va sans dire, Monseigneur !

Le fou eut un rire bref : en ce vendredi, les mangeurs ne se servaient que de l'eau en invoquant un devoir de sacrifice. Toutefois, ils se rattrapaient bien en ne lésinant pas sur du melon arrosé d'une abondante sauce alcoolisée. L'histrion se versa une grande coupe de rouge. Non sans attirer l'attention et émoustiller les discussions, il leva son breuvage et annonça allègrement :

— Allons, mes amis ! À l'amour, à Jupiter et aux Noces de Cana, miracle joyeux (14) ! Vous boirez bien en mémoire de moi. (15)

La table s'amusa de la remarque. Seul un marquis voulut sauver la convenance.

— Cet individu est un scandale ! grogna le pieux courtisan.

— À votre service, Messire ! rétorqua Lénius fort civilement.

Le dévot pesta mais n'insista pas. Il tritura les deux dents de sa fourchette. Les yeux du roi capturèrent ceux du bouffon et ils échangèrent un rictus qui, pour une fois, rassura presque Lénius. Le fou comprenait que son office consistait à incarner le scandale, à canaliser en lui tout ce que le sujet et le bon croyant ne faisaient pas. Il serait une exaltation de la norme par le négatif. Il fronça les sourcils : son froid et mystérieux maître pouvait s'amuser à croire qu'il se limiterait à cela. Non, il tendrait un miroir au monde. Entre autres plaisirs sur la nature desquels il ne s'était encore décidé.

Un domestique s'approcha pour proposer un plat de brochets baignant dans une sauce raffinée, accompagné d’œufs en farandole et d'un pâté de légumes. Le roi ordonna qu'on le serve.

— Poisson obligatoire du vendredi, cher troubadour, le titilla Der Ragascorn.

Le bouffon sourit, agréablement surpris, à son grand dam, par une telle ironie de la part d'un monarque qui se montrait pourtant si dévot en public. Puis il s'intéressa au contenu des assiettes de tous les courtisans : tourtes d'anguilles, carpes, coquilles Saint-Jacques, caviar s'y disputaient la préférence. Quelle hypocrisie. Il appela un valet et demanda en une fausse naïveté :

— Avez-vous de vieux restes de viande, qu'il serait dommage de gâcher ? Je les veux bien manger, pour le sacrifice

— Hum… Oui, sans doute… Je… Je vous amène ça, bafouilla le servant décontenancé, ne sachant pas s'il devait prendre la requête au sérieux.

Gérald Der Ragascorn fixa Lénius. Il hocha affirmativement la tête, comme pour lui manifester son approbation en toute discrétion. L'homme aux bésicles en fut étonné, une nouvelle fois.

— Alors, Sire, pourquoi cette vaste farce ? interrogea-t-il à voix très basse par simple envie de savourer la réaction, tout en sachant que le roi devait s'y plier afin de maintenir et contrôler ses sujets, qu'il y croie ou n'y croie pas au fond de lui, encore insondable pour Lénius.

— Afin que toi, tu puisses, à l'égard de ces conventions, exercer ton obligation de liberté, se déroba l'adversaire avant de ricaner : Entre toi et moi, telle est peut-être la seule différence.

L'infirme resta songeur et travaillé par une certaine gêne. Il était venu sur ordre mais avec, en tête, l'idée de voir, puis de vaincre ce monarque contre qui il nourrissait une si forte rancune. Et voilà que l'ennemi menaçait de se révéler plus subtil que prévu ! Mieux : il ne lui infligeait ni la pitié ni le mépris que lui avait servi sa horde de courtisans. Le bricolage humain serait un jouet, toutefois le roi lui témoignait un intérêt certain bien qu'encore plein de mystère, il le sentait. Allons ! Ne pas oublier les abus de cet individu et de son gouvernement. Lénius s'interrogeait. Il ne pourrait s'éloigner de ce qu'il incarnait ni de ceux qui comptaient pour lui. Sa famille… Et Tristan.

Tristan ? Que lui dirait ce confident attentif, avec son habituelle douceur ? Il n'avait cessé de penser à lui durant son enfermement, s'en était voulu de ne pouvoir retourner auprès du jeunot.

Une illumination vint soudain à Lénius. Autant il s'était vu ignoré par les administrateurs de la prévôté – inutile de leur exposer une requête concernant son ami, quoique l'idée lui était apparue – autant il espérait bénéficier bientôt des faveurs de la couronne, s'il manœuvrait bien et si ses craintes se dissipaient. Der Ragascorn pourrait satisfaire la demande qui traînait au petit coin de cette tête folle depuis son interpellation. Lénius y avait réfléchi durant le trajet jusqu'au palais, puis au cours du festin : le roi l'accueillait au lieu de le jeter en prison. Sans doute voulait-il le garder auprès du trône et le traiter correctement. Tristan ne pourrait que se trouver mieux ici, avec lui, que dans la rue où le vol, la mendicité et le froid le livraient à mille dangers. L'agile garçon aux couteaux lui serait du reste une aide précieuse par la suite. Accepterait-il de faciliter en secret certains de ses desseins ? Bien sûr, le bouffon devrait jouer très habilement auprès de la Cour : hors de question que ses manœuvres soumettent son compagnon au moindre péril ! Lénius inspira : il prit le pari. Il s'estimait capable de cet équilibre et ne perdait rien à essayer. Ce qui lui restait de sagesse se résolut toutefois à laisser couler plusieurs semaines avant sa demande. Le terrain était encore bien trop inconnu, fort glissant, et sa confiance dans sa nouvelle position pas encore aussi sûrement assise que lui. Il n'eut guère le temps de raisonner plus avant, qu'un courtisan héla la noble compagnie :

— La fille-singe a fait son temps, hé hé ! Sa Majesté lui préfère une grosse gargouille !

— Notre Sire n'aura pas les mêmes amusements avec moi ! osa ladite gargouille.

— Mon précédent divertissement m'a lassé, lâcha la voix désabusée et sévère du dirigeant, à côté de qui la Reine piqua un regard noir sur le bouffon. Vous apprendrez ensuite que nous détestons ne pouvoir profiter d'une attraction dont on nous vient vanter la singularité.

— Seigneur, vous êtes donc joueur ! lança le fou. Qui, on ? Vos sergents de l'ordre public ?

— Entre autres.

— Je me demande tout de même ce qu'est devenu le jouet à poils, gloussa une marquise.

— Oh, il se faisait vieux ! précisa sa voisine.

Derrière un air badin et détaché de cette conversation, l'invalide dissimulait au mieux son anxiété pour son sort prochain, autant que pour le pauvre monstre qu'il remplaçait.

— La fille velue se renouvelait de plus en plus mal, résuma le monarque ennuyé.

— Rassurez-vous ! Il paraît qu'elle dispose d'une pension pour vivre convenablement, loin d'ici. Ceux d'entre vous qui le veulent peuvent même l'aller rejoindre, plaisanta une baronne.

— Nous vous y autorisons, appuya Der Ragascorn en un demi-sourire.

On rit fort tout autour à la pointe du roi – sincèrement ou par convenance, impossible de le dire. Lénius lui-même refréna un rictus. Ainsi donc, le suprême représentant de la norme ne se délectait pas moins des bizarreries. La voix sarcastique de Henga s'éleva à son tour :

— Vous aimez, mon mari, que des vedettes de la capitale politisent pour vous en musique.

— Perspicace, ma Mie. Quant à toi, ma gargouille, d'où te viennent au juste ces talents ?

— Un monstre a ses atouts secrets, rétorqua l'homme difforme avec mystère, peignant un pli amusé aux lèvres de son maître. Les énigmes de la Nature compensent nos disgrâces par certains dons. Mais Votre Majesté me flatte.

Des applaudissements interrompirent l'échange : le ballet des amours de Jupiter s'était achevé. Toutes les têtes, occupées à clore ce repas sur de bons fruits, se tournèrent vers le roi. Il donna le signal de la fin du festin et décida de passer dans la salle de jeux. Les mangeurs s'essuyèrent sur la nappe que des valets vinrent retirer, tandis qu'un intendant présentait un rince-doigts au monarque. Enfin, les nobles se levèrent et sortirent en procession, derrière Der Ragascorn, à qui le Maître d'Hôtel baisa la main. Une heure se passa en parties de billard, d'échecs, de jeux des rimes ou de racontez la suite, avant que les têtes couronnées ne regagnent leurs occupations sérieuses.

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(14) - Épisode de l’Évangile. Jésus, au cours d'un banquet de noces à Cana, change de l'eau en excellent vin pour donner à boire aux invités. Il s'agit du premier miracle de Jésus rapporté dans la Bible.

(15) - Parodie ici de la formule canonique de Jésus lors de son dernier repas avant son arrestation, en présence de ses disciples : « Vous ferez cela en mémoire de moi. »

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