Chapitre V. Bouffon - section 5/5

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La séance d'audience arrivait à son terme. Der Ragascorn quitta l'antichambre et se dirigea vers les jardins afin de s'y offrir une courte promenade en compagnie de quelques proches, avant de s'entretenir avec ses conseillers. Malgré les premiers nuages de la mi-octobre, les extérieurs restaient délectables. Certains nobles durent une nouvelle fois dissimuler leur agacement lorsque le monarque réclama celui dont il ne cessait de s'enticher depuis six semaines. Lénius se présenta et accompagna leur déambulation, restant au plus près du souverain ainsi qu'il le voulait.

— Je dois avouer qu'à toi seul, tu remplaces presque mon vin et mes chiens, pour ce qui est de me bien divertir, attaqua Der Ragascorn avec un regard acéré vers l'invalide. L'on ne m'avait pas menti, quant à tes numéros !

— Ils avaient du succès auprès des gueux. Un roi n'est donc pas si différent.

Bon joueur, celui-ci haussa un sourcil complice à la phrase, s'amusant par ailleurs des mines outrées ou déconfites des courtisans qui le suivaient. Une femme curieuse demanda cependant :

— Cette bonne renommée devait te permettre, le fou, de vivre correctement dehors ?

— Oui, Madame. J'ai la chance de jouir du soutien des citadins. Pas seulement financier : j'ai pu nouer beaucoup de relations… Sire ! Me permettrez-vous une requête ? poursuivit Lénius, se tournant vers son maître, décidé à se lancer alors qu'il sentait le moment opportun.

— Au point où tu en es, bouffon… Je t'écoute.

— Cette requête est davantage un cadeau que je vous veux proposer et dont l'idée vient de m'effleurer ! Vous accorderiez-vous le plaisir d'une autre étrangeté ? Tristan pourrait-il venir vivre céans avec moi si vous comptez me garder ? Grâce à son fauteuil, nous ferions la paire.

— Si je compte te garder ? Certes oui, j'espère que tu continueras à me divertir aussi bien.

— Pour vous servir, Seigneur.

Ces mots que la politesse forcée faisait grincer n'obtinrent pas tout de suite de réponse. Les rires d'une duchesse et de son voisin venaient d'attirer l'attention du roi.

— Que le troubadour nous joue un morceau ! s'écria un noble.

Un léger soupir s'échappa de la bouche tordue du monstre, qui comprenait à ces mots que les gloussements du duo l'avaient visé. Une autre dame insista :

— Oh oui ! De la musique !

— Joue et chante pour nous, commanda le dirigeant afin de contenter la compagnie.

— En l'honneur de Tristan, si vous daignez vous l'offrir, répliqua le baladin, affichant sans complexe son air taquin et espérant que cette manœuvre cavalière ferait mouche.

— Ha ! On le prend ainsi, commenta le roi, la voix piquée de sarcasme mais sans trancher.

— Puisque vous appréciez le hors-normes, lui aussi vous plaira, Sire ! Vous aurez un véhicule supplémentaire pour votre équipage ! parada le bouffon, singeant un commerçant. Tristan est chevalier roulant des rues et de la forêt, fusant partout et nulle part ! Or il est…

— Assez. Je réfléchirai plus tard à un potentiel cabinet de curiosités, et à la possibilité de trouver à ton Tristan une fonction, afin qu'il ne séjourne tout de même pas ici sans rien faire.

— Mais Majesté, si je ne m'abuse, ce palais est rempli d'individus qui y séjournent sans rien faire et sont, qui plus est, grassement payés à cela.

La pique ne fut pas du goût de l'assistance. Pourtant au mépris de tous, le roi rit et hocha la tête.

— Un point pour toi. Continue à faire d'aussi bonnes preuves au cours des prochaines semaines. Alors, nous envisagerons l'éventualité d'un deuxième suivant de ton espèce, se plut-il à faire traîner. Pour l'heure, n'en causons plus. Musique !

Lénius pivota sur son fauteuil, attrapa sa lyre et entonna une joyeuse composition. L'aristocratie se montra aussi captivée que la plèbe. On admira la technique vocale de l'infirme et ses doigts qui dansaient malgré leur énormité. On rit à ses mots burlesques. Lorsque la dernière note s'envola dans les airs, seuls de timides applaudissements, auxquels le protocole de la Cour imposait une sage retenue, résonnèrent autour du fou. Il s'inclina devant Der Ragascorn, qui marcha encore un peu en sa compagnie, avant de le congédier pour rejoindre le notable avec lequel il devait s'entretenir.

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Au milieu des longues allées de statues, le souverain avançait à côté d'un ministre boutonné dans son épais manteau au col de vair. Comme il le dominait de toute sa hauteur, l'individu levait le visage pour scruter les expressions du roi. Remarquant son humeur satisfaite, il engagea la discussion avec courtoisie en déambulant dans des chemins ornés de buissons aux formes savantes :

— Je me permets de me réjouir pour Votre Majesté ! Puis-je Lui en demander la cause ?

— Je suis enchanté de cet histrion que je me suis attaché, répondit Der Ragascorn, encore amusé par la dernière chanson de Lénius.

— Ah ? Toujours lui, siffla le notable. Aucun regret de la fille velue, donc ?

— Pas un. J'en avais fait le tour. Ce nouveau drôle cependant me surprend chaque jour. Bien que la présence de ce fou ne soit pas au goût du cardinal et des conseillers, je tiens à le garder. Brillant esprit, musicien de talent, corps difforme. Parfait, plaisanta le roi.

Il eut un sourire flou. Ces bizarreries de la Création avaient l'art de le captiver, au contraire de son voisin et nombre de sujets qui n'éprouvaient que de la répugnance pour ces rebuts. Le monarque persistait à voir en ces êtres, certes inférieurs, des énigmes. Géniaux quoique effrayants.

— Sire, avez-vous donc en tête quelque calcul nécessitant cet invalide ?

Rien ne vint perturber son masque impassible. Ceux qui le connaissaient savaient que chacun de ses gestes était politique. Il confirma n'avoir pas agi que par plaisir.

— Je veux dire, Seigneur, pourquoi celui-là ? relança le notable. Ce Lénius, d'après ce qui m'a été rapporté fraîchement hier, à mon retour de voyage, se montre plein d'insolence à votre encontre. Ne serait-il point dangereux ?

— Justement, cher Rupert.

— Une solution simple aurait consisté à le supprimer.

Le roi l'arrêta d'un geste. Il tenait à placer cet esprit revêche sous la dépendance de ses largesses et à le livrer en exutoire. Tuer Lénius ? Il existait des manières plus amusantes de dominer. Le monstre jouissait du reste d'une grande popularité.

— Rassurez-vous, conclut le monarque, ce fou n'est pas tout permis. Qu'il se contente de sa verve et de sa musique. S'il dépassait les bornes, je n'hésiterai pas à le châtier comme n'importe quel infâme. Et son Tristan au même titre que lui.

— Son Tristan ?

— Une espèce de vagabond, un moins-que-rien lui aussi sur chariote et que le bouffon m'a proposé, résuma Der Ragascorn. J'ignore encore si je prendrais également celui-là. D'ailleurs, vous n'avez donc jamais approché ni entendu mon fou ?

— Je crains que non, Majesté. Les impôts m'ont occupé plusieurs semaines, je ne suis rentré qu'hier. Cependant, puisqu'il vous amuse, j'en suis curieux.

— Nous remédierons sous peu à cela.

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Lénius observait la promenade du monarque en compagnie du notable qui l'avait rejoint. Il apprit par une conversation voisine qu'il s'agissait de Walram, le Ministre des finances, et maîtrisa un haut-le-cœur. Son deuxième ennemi, là, à une cinquantaine de pieds. Le fou recula, se dissimula derrière un bosquet et fit un effort pour se calmer tandis qu'il détaillait l'individu. Celui-ci arborait un costume sombre et le musicien lui trouva une mine à mi-chemin entre le requin et le renard. Il ne se sentait pas d'humeur à l'affronter maintenant : il pourrait se montrer stupide ou trop vite acerbe. Lénius roula dans une autre direction avant que le duo ne risque de le découvrir et de l'interpeller.

Il circulait à présent au milieu d'allées plus retirées, sur le bas côté des immenses jardins royaux. L'histrion grogna : il maniait son véhicule avec difficulté, soumis à la douloureuse contraction de ses muscles due à la colère qui venait de tempêter en lui. Il s'arrêta une fois à l'abri, se détendit en étirant au mieux ses bras tordus et tenta d'occuper son esprit. Ses bésicles dessinèrent le chemin lent, lourd, de son regard sur les environs.

Lénius se prit à juger les complexes compositions extérieures. Il y manquait cette sauvagerie, ces imperfections qui donnaient leur sublime à la nature et aux corps. Tout était ici démesuré et pourtant réduit à une excessive rigidité. L'infirme songea à des parcs et bois de chasse qu'il avait connus, plus élégamment farouches. Si Tristan déambulait avec lui, il aurait tout résumé par une image poétique jetée comme un coup de pinceau condensant une impression. Malgré tout, Lénius appréciait le grand air et ces plantes luxuriantes.

Quelque peu soulagé, il se remit à avancer. Il arriva à proximité d'une des statues qui ornaient les jardins. Celle-ci attira son attention : une massive sculpture de Der Ragascorn pointant son épée lui faisait face. Le fou planta ses yeux dans ceux, vides, du colosse. Il le défia : le monarque ne prenait pas seulement un bouffon à son service, il démontrait que sa puissance maîtrisait même le hors-normes. Une grimace tordit le visage de Lénius : la plèbe croyait à un acte charitable envers les disgraciés qui, au moins, trouvaient ainsi une fonction sociale alors qu'en vérité, convoquer l'infirme au palais revenait à l'écarter des rues.

Incognito, il entendait jouer de sa position afin de contrarier ce gouvernement à qui il devait bien des mésaventures. Tôt ou tard, il ne savait encore comment, les Grands paieraient. Le souverain voulait le jeter dans l'arène ? Soit ! Il n'y serait pas le martyr mais le tigre. Tigre lâché dans sa maison. Et contre tous. Le roi ne serait pas déçu du voyage. Lénius se promit de bondir, de mordre, mais aussi de garder l'équilibre si son maître venait à accepter Tristan chez lui. En aucun cas son ami ne devrait servir d'objet à intimidation, comme il le redoutait fort. Il saurait laisser le garçon le plus possible en dehors de tout cela, espéra-t-il.

La lame de Der Ragascorn semblait fuser sur le monstre, qui déglutit à une légère hésitation… Il n'avait pas prévu de se découvrir une telle complicité et certains points communs avec l'ennemi. À cette crainte, l'invalide se fit plus dur encore. Comme s'il affrontait le monarque en duel, il brandit sa marotte et se mit en garde. Pour le moment, il resterait le troubadour Lénius aux yeux de tout un chacun et conterait son faux passé bien huilé. Il redressa son arme d'un coup sec et s'en alla.

[ A suivre : Chapitre VI - Par privilège royal]

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