Chapitre VI. Par privilège royal - section 2/5

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Les discussions animées des employeurs et des potentiels domestiques résonnaient de toutes parts. Beaucoup d'agriculteurs venaient des campagnes environnantes pour trouver à cette foire un ouvrier saisonnier, une bonne, un laquais, une fille de ferme. Armées d'un sourire, les postulantes engageaient la conversation avec les patrons. Celles-ci arboraient une fleur au corsage, indiquant qu'elles se présentaient à l'embauche. Les garçons parlaient fort, vantaient leur motivation, leur vigueur, la diversité de leurs compétences. Du vin circulait et les participants s'agitaient, luttant contre la fraîcheur d'un novembre nuageux.

Peu sûr de lui au milieu de tels gaillards, Tristan passait dans chaque allée, optimiste malgré tout. Quoique vigilant aux opportunités, son cœur léger se délectait des effluves dégagées par l'hypocras et les épices, qu'il s'imaginait colorées et épousant les teintes des anémones, lilas et pervenches qui décoraient les poitrines des candidates.

La bouche fermée à l’auto-promotion, il préféra la langue des gestes. Il exhiba sa mine la plus radieuse et son habileté à l'aide de pierres qu'il ramassait, faisait voltiger, rouler le long de ses bras, disparaître dans ses manches, apparaître entre ses doigts. Tristan les lançait parfaitement dans un pot. Des verres vides étaient réunis, empilés, volaient sous son impulsion. Deux pattes rieuses naquirent au coin de ses lèvres, envoûtées par son corps qu'il n'aimait que dansant.

Il se mêlait aux petits groupes, jouait ses tours, recevait moult coups d’œil étonnés et charmés, même quelques applaudissements ou piécettes – toutefois il n'osait happer les employeurs : la plupart d'entre eux laissaient peser sur lui des regards lourds de sens que le vagabond interprétait sans difficulté. Qui s'encombrerait d'un infirme, aussi agile fût-il ? Oh, il avait l'habitude, mais gardait la foi. Une année, celle de ses douze ans, une fructueuse louée lui avait donné l'opportunité de travailler une dizaine de mois à du rangement, du pliage et de l'emballage chez des artisans teinturiers, avant qu'une faillite ne le fasse remercier et retomber à la rue. Qui sait, une autre occasion se présenterait-elle ?

Soudain, une tape énergique contre son épaule. Le jeune postulant sursauta, se retourna et découvrit un agriculteur basané, trapu, qui le dévisageait avec autorité, bras croisés.

— Je cherche un bougre pour garder et nourrir mes bêtes. Et pour faire la plonge, commença-t-il sans politesse. T'auras le couvert et le gîte dans l'étable.

— Et… les gages, M'sieur ? osa Tristan, méfiant mais qui s'efforçait de rester courtois.

— Holà attends, attends, attends… Toi, t'es éclopé. Demi-portion, demi-traitement, tu m'suis ? rétorqua le paysan agacé par la vigilance du garçon.

— M'sieur… J'travaille comme n'importe qui si la tâche peut se faire assis, se défendit le maraudeur, fier. Puis j'suis dur à l'ouvrage. Pourquoi pas m'payer…

— Parce que j'vois l'coup : t'auras besoin d'aide pour ci ou ça. J'veux des employés flexibles et qu'assurent physiquement, c'te bonne farce ! affirma l'individu.

— Alors comment qu'ça se fait qu'vous m'abordez moi ? répliqua le candidat tenace et peu dupe de cette mauvaise foi, la voix impeccablement posée.

— C'est moi le patron, hein. C'est moi qui pose les questions, mon gars. Et j'dois prendre en compte ton état, c'est bien normal non ?

— Je sais me débrouiller, M's…

— Tais-toi un peu. Nourri et hébergé, v'là le contrat, à prendre ou à laisser. J'crois pas que tu trouves mieux. T'es pas en position d'faire ton difficile, l'ami.

L'invalide serra les dents, se retint de faire craquer ses longs doigts et détourna ses yeux devenus durs, miroirs de ses efforts blessés. Il s'apprêtait à s'éloigner quand un homme d'armes bouscula l'employeur pour se présenter au larron. Trois commis l'accompagnaient. Le garçon ne put dissimuler son anxiété lorsque, sous le regard interloqué de tous les participants, un agent l'aborda :

— Tristan ?

— C'est moi…

— Alors contrairement à ce que te raconte ce gaillard, annonça le sergent en désignant le laboureur, sourire en coin, une meilleure place t'attend. Au palais.

— P… Pardon ? siffla l'intéressé, haussant un sourcil sceptique.

— Avant que tu demandes, c'est pas une plaisanterie. Sa Majesté le Roi te fait cet immense privilège, dans sa bonté envers la requête de son bouffon.

— Que…

— Allez, suis-nous.

Le visage de l'infirme afficha une expression qu'on n'eut su dire incrédule ou soulagée. Son bouffon ? Pour vouloir l'appeler auprès de lui, ce ne pouvait être que Lénius ! Il se trouvait sain et sauf chez le souverain et lui offrait de le rejoindre ! Il lui avait pardonné. La joie emplit ses yeux brillants d'humidité. Il mit les mains à ses roues et s'apprêta à suivre les hommes d'armes, quand une crainte le prit : et si un piège se cachait derrière cela ; et si son ami croupissait dans un cachot ? Mais pourquoi l'arrêter également ? Non. Les autorités n'useraient pas de gants pour l'interpeller, lui. Il n'y avait rien à perdre et les agents ne laissaient du reste pas le choix. Malgré tout, une pointe d'anxiété subsistait : Lénius vivait un danger constant aux côtés du roi qu'il haïssait. Oh, il devait savoir ce qu'il faisait. Tristan lui donna toute sa confiance.

Il esquissa un sourire puis démarra, plein d'espoir. Stupéfaits, candidats et patrons le regardaient passer. Face aux expressions de jalousie et d'incompréhension que tiraient certains postulants, il se contenta de baisser la tête, drapant sa satisfaction dans l'indifférence. Comme il avançait vers la voiture des gardes, l'invalide ne put toutefois s'empêcher de jeter un bref coup d’œil au laboureur malhonnête à présent ridicule. L'homme restait fiché, penaud, tandis que des concurrents s'amusaient de lui sans discrétion. Tristan gardait un visage doux et détaché, au glacis que seules deux petites fossettes heureuses perturbaient. Les émissaires le chargèrent dans leur véhicule qui s'éloigna de ces pauvres quartiers.


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¤


Tristan s'abandonnait à la douceur d'un confort inédit, assis dans le bassin où des domestiques l'avaient porté. Yeux clos, visage serein, il prenait le temps de se frotter tout le corps à l'aide d'une éponge, avec un grand plaisir. Un bain ! Il en bénéficiait pour la première fois. Les femmes de charge lui proposaient même du savon et l'eau n'était pas gelée comme celle qu'il utilisait dans la rue pour ne se nettoyer que les endroits visibles. On parlait, disait Lénius, des dangers des ablutions ramollissant l'organisme. Elles devaient demeurer fort limitées. Pourtant, que cela était bon !

Au bout de dix minutes, l'invalide fut tiré du cuvier et réinstallé sur son siège. Une employée lui donna de quoi se sécher. Les soins à son attention le faisaient rougir. Il s'essuya rapidement et replia, dans une méticulosité presque maniaque, la serviette qu'il posa à côté de lui. Un domestique l'aida à passer d'agréables hauts-de-chausses en laine, une chemise de lin beige et des souliers chauds quoique simples. Lui qui allait pieds nus depuis des mois… Le garçon eut un choc en apercevant l'eau noire dont il sortait, puis un valet qui jetait au feu ses haillons en se bouchant le nez. Sa vie de vagabond se consumerait-elle aussi ?

Un raclement de gorge attira Tristan. La femme de charge lui tendit une miche de pain qu'il dévora, puis un bâtonnet et une poudre destinée, expliqua-t-elle, à nettoyer ses dents. Il s'exécuta, gêné, incertain de ce qui lui arrivait, comme ses gestes le trahissaient. Ces changements semblaient irréels, trop soudains pour qu'il puisse déjà s'en persuader. Tout ravi qu'il était, l'infirme ne serait pleinement heureux que lorsque la voix de Lénius sain et sauf le rassurerait quant à cet environnement où il se sentait si peu à sa place.

Il sortait à peine de sa toilette qu'un intendant lui commanda de le suivre. Tristan venait de traverser les ailes fonctionnelles, dont l'immensité l'avait déjà impressionné. Il goûtait maintenant à la splendeur des corridors où il passait et aux jardins défilant à travers les fenêtres. Les lumières de bougies, de reflets, de cristaux qu'il ne pouvait même pas compter attiraient ses pupilles joueuses. Elles lui rappelaient les trous dans le tissu du ciel où il aimait plonger les soirs sans nuage. Il ralentit pour suivre le chemin constellé qu'elles traçaient, sans ciller, à s'en éblouir, persistant jusqu'à troubler sa perception des teintes. S'imprégner d'une nouvelle palette, aux couleurs folles et magiciennes, aux ombres dansantes qui flottaient en réaction à tant d'éclat, séduisantes de mystère.

Ivre, il ne plissa les paupières sur son regard brûlant que lorsqu'il se sentit juste un peu trop engagé dans le remous. Tristan s'arrêta, se ressaisit puis revint au parterre lui aussi grouillant. Il se remit à suivre l'intendant qui n'avait rien remarqué. Ça clignotait autour. Tant de couleurs fauves, de formes infinies prises par le mobilier aussi bien que les végétaux ! La moindre pièce s'étirait dans des proportions plus adaptées à des géants qu'à de simples hommes. Il se surprit à voir le long du mur tout au fond, une faille se tordre et pousser, discrète mais d'autant plus dangereuse au milieu de ces vertigineuses grandeurs. Il ferma, rouvrit les yeux. La vision s'était éteinte.

Le garçon tourna la tête et observa à présent tous ceux qui allaient, venaient et ne manquaient pas de lui jeter eux aussi des regards sans réserve chargés des habituelles surprises, embarras et questions qu'il devinait sans mal. Ces messieurs et dames luisaient tels des astres qui se seraient décrochés de là-haut. Tout semblait couler à profusion, rien ne répondait à des nécessités vitales. Des salles entières de gratuité esthétique ! Le garçon se crut dans un rêve ou une contrée extraordinaire. Sa mémoire-palette dévora statues, fresques, plafonds, somptueux habits. Il réinventa la vie des personnages des peintures qu'il ne pouvait décoder. Une myriade de lettres décorait colonnes, guéridons et poignées de porte.

Muet face au mystère, Tristan contemplait et se demandait ce que ces signes voulaient dire. Une farandole de senteurs, dégagées par les parfums et les gourmandises que des maîtres queux portaient aux salons, caressait ses narines. Comment tout ceci pouvait-il exister en un seul lieu, quand la faim menaçait tant ailleurs ? Malgré ce constat, Tristan voulait découvrir chacun des plus infimes détails de cet univers qui partout bourdonnait.

Dans l'éventail de ses émotions, l'espoir et une joie profonde s'imposèrent : ce tableau vivant qui l'accueillait aurait les couleurs radieuses d'une seconde vie où la dépendance ne ternirait plus ses jours. Mais il demeurait intimidé : marquises, gentilshommes et commis le pointaient sans gêne.

— Que fait-il là, lui ? Que ce lieu ne devienne point l'hospice ! bougonna un seigneur à la barbe en pointe, emmitouflé dans un lourd manteau de fourrure qui le changeait en ours.

— Oh ? Voyez donc, mon ami ! Encore un autre infirme, indiquait une dame-diamants, à un noble comme une oie qui ôtait son chapeau aux longues plumes pour la saluer.

— Eh, en effet. Moins hideux que le premier, cependant.

— Il est mignon, même, chuchota une domestique à sa collègue.

L'invalide plongea la tête dans ses épaules alors que le duo de servantes passait non loin de lui et le dévisageait, parées de sourires malicieux. Roulant toujours dans l'ombre de l'intendant, il se serait volontiers rendu invisible jusqu'à la fin du trajet.

L'homme le mena à une porte étroite au bout du quartier réservé aux appartements des employés. L'aile suivante était celle des esclaves, comprit-il d'après les voix provenant du local. Tristan resta interdit, peiné à l'idée de ce qu'enduraient ces malheureux, et apprécia sa chance. Le guide l'invita à pénétrer dans sa chambre. Au seuil, une marche gênait. Le garçon s'adonna à quelques manœuvres et la passa sans trop de difficultés.

Enfin seul, il balaya du regard cette pièce sombre mais chaude : il n'aurait plus jamais à craindre les nuits d'hiver dehors ! Des chandelles se trouvaient à sa disposition sur le rebord de la fenêtre, et surtout : un lit. Il engagea sa chariote dans la ruelle entre cet unique meuble et le mur, puis tâta la couette fourrée aux balles d'avoine, avant de remonter jusqu'au traversier(16) dont il palpa le moelleux avec délectation. Le tour s'acheva par un arrêt devant la petite ouverture sur l'extérieur, où il contempla un ciel rosé. Des grappes de feuilles dans l'ombre s'y dessinaient comme des taches d'encre. En papillons de nuit, elles dansaient sous le vent.

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(16) - Terme ancien désignant le traversin.

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