Chapitre VI. Par privilège royal - section 3/5

17 minutes de lecture

[Une section assez longue... mais comme il s'y joue beaucoup de choses et de révélations, il serait vraiment contre-productif de la scinder et de perdre le fil en plein milieu. Bonne lecture !]

— Holà ! lança une voix allègre qui fit se retourner l'infirme, cœur battant.

La tempête sur roues déboula dans la pièce et fonça vers son compagnon, pour une chaleureuse accolade partagée avec plaisir. Les compères s'échangèrent de larges sourires, ivres de soulagement. Tristan respirait. Enfin ! Il enlaça encore Lénius. Ses gestes suffirent à parler de sa joie : ses doigts se portèrent une seconde à sa modeste croix, avant d'envoyer tournoyer ses roues en une petite danse devant son ami.

— Que tu m'as manqué ! Comment vas-tu, dis-moi ? engagea le musicien.

— Bien, merci. Ça a marché, dernièrement. C'est ton absence qu'était dure.

— C'est fini. Ici tu ne seras pas en danger, tu n'auras plus à mendier ni voler ! Tu es, comme moi, de la maison du Roi. J'en avais fait la requête. Il a accepté.

— Lénius, décidément je te dois tout… murmura humblement Tristan.

— Qui n'aurait pas agi ainsi pour son ami ? Nous voici à l'aise aux frais de Sa Majesté. Eh, à propos : as-tu fait bon voyage ? Tu as été bien reçu, j'espère.

— Très ! J'ai même eu du mal à y croire. D'abord on m'a pris mes lames, on s'est un peu méfié… mais ce tas d'faveurs après ! En tout cas, c'que c'est beau ici. J'ai hâte de tout découvrir. 'Pis t'avoir retrouvé ! Oh c'est la seule chose que j'demandais. Et toi ! Tes journées céans, comment c'est ? Tu fais quoi ? J'ai eu si peur.

— On m'a livré à Der Ragascorn comme bouffon. Ce que je fais ? Ce dans quoi je suis le meilleur, voyons ! Être vu, être laid, amuser, reprit Lénius, s'autorisant un sourire badin.

— Ça consiste en quoi exactement, bouffon ? relança le plus jeune, hésitant entre la curiosité fascinée, sa dévotion envers l'aîné et l'intuition malaisée qui pointait dans sa voix.

— On me demande de jouer et de chanter. Ils aiment ma musique. Mais la plupart du temps, pour les nobles et même les employés, je suis un jouet, confia Lénius avec la neutralité de l'habitude. Le souverain me réclame de ces pitreries dignes d'un singe de foire ! Enfin, je crois que dans le fond, certains oiseaux rares apprécient davantage que cela chez moi.

— Heureusement, réagit aussitôt Tristan en une légère grimace.

— Oh, je ne suis point à plaindre. Au moins, je mange tous les jours à ma faim et on me traite correctement. En outre, il ne faut pas croire, j'ai ma vengeance.

— P… Pardon ?

— Je veux dire : je leur sers de ces plaisanteries, au Sire et courtisans ! Je les pique où cela démange, affirma Lénius sur un ton joueur, en mimant des dards avec ses doigts qu'il agitait. Dame ! J'ai le droit, hé hé. Et puis, admire !

L'histrion déploya ses bras pour laisser contempler sa tenue de scène. Il arborait une culotte bouffante marron assortie à ses bottes en cuir, une chemise blanche et une tunique verte à manches taillées, ornée de lacets et de broderies. La cape brune qu'il avait su draper élégamment à son côté gauche parachevait l'ensemble. La couleur de son haut, à la vivacité rehaussée par le tissu satiné, rendait un aspect théâtral. L'effet approchait même du grotesque. Lénius en était conscient : ici, l'habit faisait le moine. Malgré tout, il préférait ce costume à ses sales vêtements de la rue. Affichant un rictus ironique, il secoua sa marotte à grelots devant l'adolescent qui accueillit la bouffonnerie d'un rire à l'envol léger. Mais il perdit aussitôt son entrain pour murmurer :

— Lénius, toi chez le roi… qu'tu détestes…


Tristan prenait soin de parler bas, alors qu'il enveloppait les énormes pinces de son ami entre ses doigts fins.

Par réflexe, l'homme difforme déroba son regard et une main à son compère. Il se mordit la joue et se posa une énième fois la même question : devait-il s'enliser dans ses sornettes ? Il hésitait à faire des aveux au cadet, à qui il devait bien cela. Son arrestation avait conforté ce projet : leur duo était si fragile, face aux supérieurs. Hors de question par ailleurs de livrer son histoire à n'importe qui – et il faisait désormais presque confiance à celui qui, jour après jour, l'avait persuadé de sa loyauté. Presque. La fuite de Tristan après leur dernière soirée lui laissait un goût amer. Lénius souhaitait que le fautif lui en donnât une raison satisfaisante qui effacerait l'incident. Avoir un confident le soulagerait et sa démarche inciterait l'adolescent à s'ouvrir à son tour. Sa vie devait cacher son lot de noirceur pour que, petit animal sauvage, le garçon fuie la moindre approche. Mais surtout, il allait devenir compliqué de mener son plan au sein du palais sans rien en dire à son ami. Une telle relation serait nocive et vite vouée à se dévorer de l'intérieur.

Le roi, eh bien quoi ? Fi ! C'est lui-même qui m'a mis à sa botte, mon cher ! plaisanta le vengeur en un plissement de lèvre prédateur, avec un revers de main. Quelle meilleure opportunité que de se trouver à son pied pour le blesser ?

— Attends, tu veux parler de quoi, là… Juste de ton… métier ?

L'autre approcha et posa la main à l'épaule de Tristan, espérant qu'un court silence et cette mise en confiance donneraient plus d'impact à la pirouette qu'il lui servit, posé :

— N'aie crainte, je ne parle en effet que d'accomplir mon office. Feindre d'être son complice taquin, lancer des piques : ce qu'il attend du fou. Et…

— Et ? glissa le garçon l'air de rien, quoique bien peu dupe.

— Je serai son meilleur ennemi, son sévère critique, détailla Lénius, cachant les intentions plus noires qui, irradiant son regard, n'échappèrent nullement aux yeux-lumière.

Cependant Tristan préféra bifurquer, soudain apeuré, comme ayant approché trop vite, trop près :

— D'ailleurs comment il est, en vrai, Der Ragascorn ?

— Raffiné. Davantage que je ne le croyais, pour tout te dire. Il est réfléchi, cultivé, très rusé. Il a pour moi une drôle de fascination. Et je ne sais si je dois m'en réjouir ou m'en inquiéter, mais nous partageons certaines… impressions.

— Alors, tu… tu l'apprécies, finalement ? s'étonna Tristan.

— C'est beaucoup dire. Non, je ne saurai m'attacher à lui, affirma l'aîné, moins en réponse qu'en rappel à lui-même. Bien que j'aime des choses en lui, il est cruel. Il faut qu'il paie.

— Pourquoi ? Dis, s'il te plaît, tu m'as promis, souffla l'adolescent, puisque Lénius revenait irrémédiablement sur ce terrain presque malgré lui, contre ses propres réticences.

À ces mots, auxquels l'homme difforme ne répondit pas, ses dernières journées passées aux côtés de Lénius se rappelèrent à lui. Le triomphe. La chanson satyrique qui avait poussé Tristan à oser confier ses inquiétudes. La Bombance. Et ce choix stupide d'abandonner Lénius. Son arrestation. Le ventre serré par le doute – l'avait-il pardonné ? allait-il faire allusion à l'incident ou l'attendait-il au tournant ? – le garçon baissa les yeux. Sa voix aux accrocs de honte prit les devants et souffla :

— J'suis tellement désolé, Lénius, pour l'aut' fois. Pardon, j'aurai pas dû…

— Pourquoi m'as-tu fui ? lâcha le bouffon sans détour, sautant sur l'occasion.

Livré au regard accusateur protégé derrière ses bésicles, Tristan se raccrocha à une expression calme pour énoncer d'une voix franche – donnant-donnant – la découverte qui le brûlait :

— Lénius, je sais, pour ton carrosse.

— Plaît-il ? sursauta le fou, les yeux écarquillés. Comment as-tu…

— Le matin d'la Bombance, j'ai guigné ta chariote pendant qu'Tessy te préparait. Je sais, j'aurai peut-être pas dû, je… Oh… Pardon, répéta-t-il. S'il te plaît… Qui tu es ?

Tristan tut son interrogation principale : en quoi le roi était-il à l'origine de l'errance de ce faux miséreux ? Au pied du mur, masquant au mieux sa surprise et pourtant presque soulagé de renouer enfin avec sa vérité, Lénius lui rendit un regard d'une sincérité profonde. Il n'eut aucun mal à comprendre que le pauvret avait deviné et envié sa richesse passée sous voile. Le moment était venu. Son cœur accéléra, son ventre se serra. Il commença, la voix et les yeux chargés d'aigreur :

— Je suis vicomte. Enfin, je l'étais.

Quoiqu'il s'y attendait, Tristan ne put retenir un bref recul. Des rides froissèrent son front. Il ne trouva d'abord rien à dire : les nobles lui paraissaient si hauts, cachés dans des temples d'ivoire au cœur de la lumière, à des lieues au-dessus des humbles.

— Tu… quoi ? articula-t-il, comme s'il n'arrivait malgré tout pas à le croire.

— Vicomte, répéta le bouffon, la voix gorgée de pleurs. Je n'ai pas grandi aux enfants trouvés. Ni voyagé. Je te dois la vérité. J'ai si longtemps hésité. Oh ! Mille excuses…

Il battait sa coulpe, mais ce fut l'ancien mendiant qui baissa les yeux. Vicomte. Il refusait d'y croire. Pourtant Lénius paraissait honnête. Sonné, le garçon se crispa. L'homme embarrassé tenta :

— Ce jeune et charmant nobliau, non… oublie charmant, se nommait Saëm Herdan' de Counterlown. Il t'épargnera le protocolaire exposé de sa généalogie.

Tristan ignora ces badineries qui d'ordinaire lui plaisaient. Il ne pouvait qu'attendre la suite et la laisser imprégner son esprit paralysé. Apprivoiser ce qui menaçait des mois de complicité et lui soufflait déjà tous les maux que le noble déchu avait dû subir. Son dos s'arrondit. Le petit corps s'effaçait devant la souffrance pressentie chez le Grand qui lui parlait.

— Mes parents vécurent heureux et eurent quatre enfants dans un château pas si lointain, parodia Lénius, quêtant un sourire au visage d'en face. Dans la ville de Zalirde. Jusqu'à… un matin de janvier 1602, où ils sont arrêtés par les sergents du bon Der Ragascorn.

Malgré la distance qui l'avait gagné, le cadet se recroquevilla et serra un peu plus la pince de Lénius à ses mots devenus tremblants, avant de plonger en ses souvenirs, les yeux jetés au vide.

— J'comprends mieux tes attaques et c'que tu sais d'la haute, se remémorait Tristan, se rejouant tous leurs échanges. Y… s'est passé quoi 'vec tes parents ?

À la voix sortie des tréfonds de son ami, le garçon le sentit donner corps à ceux qu'il ramenait auprès de lui avec déférence – au portrait de son père qu'enfant il admirait : l'homme y affichait la fière rigueur de la noblesse de Plume. L'invalide l'évoqua tantôt au présent tantôt au passé, incertain de sa mort. Ce père siégeait au Conseil de Walram, ministre des Finances. Sous les dents de Lénius, celui-ci devint un vautour manipulant l'or – manipulant, tout court. Il entretenait seul une belle part des caisses du royaume. Tristan déduisit que si le roi venait à s'en séparer, les sommes que perdrait le trône seraient inimaginables.

Cy commence la fable du Sieur Herdan', du Lion et du Rapace. Quatre ans auparavant, Sieur Rapace se livrait à une escroquerie, sans doute une parmi d'autres, que Sieur Herdan' flaira pour son malheur. Lénius rapporta ce voyage de son père en province, où il apprit, de passage chez un vieux seigneur de la région, que les paysans de cet homme se trouvaient dans une misère noire depuis deux années. Leurs terres malades ne donnaient que d'infimes récoltes viables. À tel point que, désargenté, le suzerain dut mettre son domaine en vente et mourut peu de temps après. Quant à ses fils, ils subirent l'humiliation de devoir travailler, ajouta le noble.

L'humiliation d'voir travailler, ne put s'empêcher de siffler l'ancien mendiant, amer.

— Je traduis seulement… ce que bien des Grands pensent, se rattrapa Lénius comme à une liane au-dessus du sable mouvant, portant une main à son front.

Les os de ses doigts crispés ressortaient, figés telles ces secondes polaires. Tristan aurait tout fait pour un emploi. Qu'était-ce que ces gens, si méprisants du Très-Bas ? Oh mais le vicomte déchu, lui, n'était pas comme cela. Pas depuis qu'il le connaissait, du moins.

— Je vois… Personne a acheté ces terrains pourris, j'imagine, relança-t-il néanmoins sous l'appel de sa curiosité. Et quel rapport avec le ministre ?

La voix conteuse se changea en une suite d'accrocs grinçants, d'appuis rauques et lourds. Trop lourde cette musique là, bientôt vacillante et lapidaire. Janvier 1602. Le père de Lénius se charge des sols qui, faute de propriétaire en raison d'une faillite, échouent par défaut à la couronne. Comme celui de feu son ami. Walram se doit d'exploiter tant bien que mal ces terrains pour le souverain. Voilà que Sieur Herdan' découvre, dans les registres, des bénéfices normaux en provenance de la parcelle en question. Fausse note. Il choisit d'enquêter. Et commence à suivre le fil qui le perdra.

— En même temps, voir ces chiffres, alors qu'les gens crèvent la faim ! compatit Tristan.

Le bouffon devança la déduction du garçon : une arnaque du Rapace. Or le Conseil ne pouvait vérifier chaque mois l'origine des revenus pour tous les terrains. Ou ne voulait pas, si l'addition l'arrangeait. À moins que les rendements du sol notés dans les registres n'eussent guère attiré l’œil. Ils n'étaient pas gros, précisa le lugubre bouffon, mais assez surprenants pour son père seul qui, lui, connaissait les ennuis de l'endroit. L'enquête du Sieur Herdan' n'avait donné nulle preuve, mais des hypothèses compromettant Walram. Son fils parla pour lui, confiant à l'humble oreille les mots qui, plus ou moins, avaient dû constituer le crime paternel aux yeux du Lion :

— Le Vautour se fait sans doute renseigner en secret sur les potentialités de divers domaines afin de s'approprier les meilleurs, ou de les remettre au roi. Il a dû ouïr que le vieux seigneur procédait à une expertise de son sol, en vue de sa succession, t'y envoie des espions apprenant que le terrain contient des richesses ignorées jusque là. Des joyaux, de l'or ? Le félon achète le silence des experts, leur fait porter au commanditaire un rapport négatif. Plus qu'à ruiner ce dernier ! L'escroc lui expédie des pseudo-saisonniers pour contaminer lentement les cultures à coups de poisons. Le terrain revint à Walram qui doit s'y servir et remettre au Lion des revenus juste moyens, passant inaperçus.

— Seulement ton père, y a eu la mauvaise idée d'aller détailler ses doutes au roi, devina Tristan, dans une sobriété de respect quasi funèbre.

— Oui, soupira Lénius. Il voyait en Der Ragascorn un homme droit qui exigerait une enquête et secourrait les campagnards. Diable ! Le perfide a fermé les yeux. Pire, il a convoqué mes parents. Ensemble, au cas où Mère trempe aussi dans la confidence.

Il crachait ces mots d'outre-tombe. Devant sa face blême et hideuse que lui imprimaient la peine et la colère, Tristan courba la tête. Un sinistre silence empesa la chambre. Le garçon serra les dents, bien moins peiné par le mensonge que par la dure vérité. Lénius reprit au bord des larmes :

— Mon père et ma mère… je ne les ai jamais revus. Le monarque ne se pouvait permettre d'inquiéter son si compétent ministre. Il préféra écarter mes parents.

Son ami hésita, puis étendit les bras jusqu'à les nouer délicatement dans le dos de l'aîné qui reniflait. Après la longue étreinte, il le dévisagea d'un regard vibrant de toute sa compassion.

— Mais… Personne a rien soupçonné, sur cette disparition ?

Lénius mit enfin des mots sur l’indicible… Le couple de Counterlown avait dit-on péri sur les routes. Des bandits. Or un ami de son père, informé de l'affaire et qui lançait des pamphlets sur le Rapace, mourut de son bec. Le monstre ricana à la cause officielle : un arrêt cardiaque, que son âge rendait plausible. Sa bouche mouillée de larmes se tordit, effroyable, et grogna sourdement :

— Puissent Walram et Der Ragascorn aller au diable ! Revanche pour mes parents ! Et pour ces pauvres qui subissent les dommages de ces machinations.

Il agitait sa pince hargneuse. Tristan avait reculé brusquement avant d'écouter, sidéré par le spectacle. Deux univers écroulés. Le sien, mais surtout celui du noble ami. Il demeura rigide, gorge sèche, bras le long du corps et mains crispées sur ses genoux serrés. Il ne s'entendit pas lâcher :

— Une revanche ? Tu… vas risquer le même sort…

— Le Rapace, d'ailleurs ! poursuivit Lénius, emmuré dans sa fureur. J'attends de faire chanter un de ses commis : je l'ai vu en manœuvre peu honnête – tel maître, tel chien. Il fouinait le bureau de Walram. Je pourrai en apprendre de réjouissantes choses. Il parlera…

— Arrête. S'il te plaît, arrête, supplia l'adolescent.

Le saltimbanque eut une vive secousse et deux secondes d’hébétude lui tinrent la bouche entrouverte. Devant sa surprise, le plus jeune enchaîna, revenant à tâtons tels des pas dans la nuit :

— Je sais que tout ça c'est pour ta famille. Mais, est-ce que c'est raisonnable ?

— Raisonnable ? glapit le noble en une grimace. La sagesse seule est une froide compagne. Plus sérieusement, il le faut. Le devoir, tu entends.

Son regard fuit celui de Tristan avant qu'il ne reprenne, armé d'un sourire sinistre :

''Tu honoreras ton père et ta mère.'' Ce n'est pas toi qui diras le contraire.

— Détrompe-toi, murmura le garçon, après avoir froncé les sourcils à ce dernier précepte, qui lui paraissait aussi étranger et sans conséquence que son insigne viril.

— Quoi ? lâcha son ami décontenancé.

— Y a des parents pas honorables, j't'assure, précisa-t-il en détournant ses yeux troublés. Alors bon le devoir à une famille, bah. P'is tu sais, beaucoup de passages de la Bible et moi… 'Fin oublie ça. Tes parents à toi, ils sont dignes. T'as l'devoir, j'comprends. Mais…

— Un devoir pas uniquement familial, vois-tu, marmonna le bouffon songeur, touché par ce que Tristan suggérait de ses proches, sans oser le relancer. C'est un acte juste ! Si personne ne se risque à contrarier jamais ces gens au sommet…

— Bien sûr ! J'suis d'accord, cent fois ! Mais toi, tu sais c'qui sera juste ? Et les conséquences… Qui sait, en vrai… Puis comment tu vas faire justice ?

— Comme je le pourrai ! Eh ! Prêcheras-tu que seule la Divinité connaît le juste ? On admettra cependant qu'elle, ainsi que tu dis, qu'importe… ne se manifeste pas beaucoup.

L'adolescent avala sa salive avec une légère peine. Il souffla après un bref silence :

— Oh, j'prétendrai jamais prêcher, j'ai surtout des questions, tu sais. Si y a divinité, elle est p't'être partout mais loin d'ces valeurs creuses. Et elles nous veut libres.

— Précisément ! S'il n'existe nul Dieu, on ne peut compter que sur nous. S'il en est un qui nous fait libres, eh bien je la prends, sa liberté ! affirma l'homme en jetant son bras en l'air. Mais la belle affaire dans ce cas ! À quoi sert-il ?

Le duo s'aperçut que baisser d'un ton serait plus sage. Il ne faisait pas bon se révéler athée, ni même croyant sceptique. Plissant le front, Lénius reprit doucement :

— Excuse-moi. Laissons cela… Il n'est point dans tes habitudes de demeurer béat à attendre que les choses arrivent. Je t'ai vu aider à moult reprises et te battre sans cesse. Là, néanmoins, tu veux donc que je reste sans rien tenter ?

La colère brillait dans les yeux du vicomte déchu. Son regard embrasé et tranchant figea le garçon : son compagnon était en proie à tant de ressentiment… Tristan découvrait à quel point Lénius devait à la fois alimenter et bâillonner de sombres désirs depuis des années. Décidément non, il ne le connaissait pas. L'horreur raidit ses membres. Si le chant et la satire avaient jusqu'à présent sublimé les démons de son ami, ne s'étaient-ils pas débridés auprès de ses ennemis ? L'adolescent porta une main blême à sa bouche, comme devant une image effrayante, tandis que l'expression du vengeur se défit à la vue de cette peur. Tristan répondit d'une voix blanche :

— Qu'tu sois soumis ? Non, pour sûr ! Seulement, t'es peut-être pas que dans la justice, là. Ni dans une liberté. J't'ai jamais vu comme ça. T'es si en colère…

— Eh ! Elle est un excellent stimulus, coupa l'homme, acerbe. J'ai du reste seulement perdu les miens, hein ! Il faut bien ressentir quelque indignation pour désirer sortir les griffes.

— Est-ce que ta fureur sert tes bonnes intentions, ou l'inverse ? rétorqua vivement le cadet. J'ai peur. Tu es si habile avec tes mots et tes masques…

— Le rire suffit-il ? Non, avoua Lénius, poings serrés, avant de jeter ses ordres : Je briserai ces gens. Avec ou sans toi. Puisque tu sembles vouloir demeurer loin de cette affaire, soit.

— Hé, j'ai pas dit ça. T'es mon ami ! Comme si j'allais pouvoir rester à m'en ficher et sans m'faire souci ! P'is je te soutiens. J'crains juste qu'ça vire mal. Pour toi, et autour…

— Plaît-il ? cracha Lénius piqué au vif.

— Tu es beau en rieur, en penseur, t'es un artiste. Alors devenir manipulateur, espion, maître chanteur, homme d'intrigues… La prochaine étape, c'est quoi ? Oh, je te connaissais vraiment pas comme ça ! Dis-moi que non…

— Hum, excuse-moi ! Mes entourloupes t'ont quand même sauvé la mise jadis, lors d'un certain marché, grinça le bouffon, sarcastique.

— Là, t'arrives à un autre niveau. Et c'est grave.

— Tu ne me feras pas changer d'avis. Et je ne saurai t'obliger à m'aider.

— J'pourrai pas supporter qu'tu l'paies, assura Tristan, dont la voix discrète commençait à s'affoler, la main à l'épaule de son compagnon qui baissa la tête, confus. Promets d'arrêter si ça pue. Tes parents voudraient t'voir te détruire ?

— Silence ! laissa tomber l'aîné, soudain cru après avoir lancé son poing serré et, par-dessus l'épaule du garçon, des regards d'animal affolé devant ces mots, qui l'effrayaient par ce que lui-même ne savait que trop. Écoute bien : reste à ta place. Je ne t'ai pas fait venir pour que tu m'encombres et me jappes dans les roues telle une mauvaise bête !

— Oh ! lâcha Tristan, moins envers la main menaçante que l'homme furieux venait de brandir contre lui, qu'envers ses mots d'un cynisme cruel.

Le garçon avait écarquillé les yeux, livide. En face, s'apercevant de sa maladresse, Lénius ramena sa pince, la porta à sa bouche et se mordilla la lèvre. Tristan, les sourcils cassés de colère et le visage penché, n'en vit rien et rétorqua d'une petite voix qui n'en était que plus acide :

— Là, tu raisonnes comme ceux qu'tu combats. Parce que j'te dois des trucs, j'devrais la fermer ? Tu m'as pas acheté et…

— Tais-toi. Pitié… P…

Ses mots s'effilochèrent et il perdit tout moyen lorsqu'il vit pour la première fois Tristan en une si soudaine posture tendue vers l'avant, dos arqué, mains hérissées. Un chat sur la défensive. Lénius comprima ses poings. Il chercha vainement les mots opportuns : aucun ne parut suffisant à l'excuser. Le mutisme abyssal de son ami l'acheva. Un frémissement. Il préféra s'éloigner, le laisser se calmer mais surtout aller s'apaiser lui-même. En cet instant, il se faisait peur. Quitter cette pièce : telle serait la meilleure façon de prouver à Tristan qu'il le respectait et n'en attendait rien, que ses requêtes pour lui n'étaient qu'affection – pas complètement vrai, Lénius se l'avoua et commença à douter de ses intentions.

Une dernière fois, il quêta un signe, suspendu au regard ambre alors comme une lumière figée, à la bouche cousue, au corps incapable du moindre geste. Il n'y tint plus. Il imprima un demi-tour de roue à son fauteuil et vida les lieux. Le roi l'attendait. Oui, il fallait de toute façon que l'histrion s'en revienne à lui. En s'éloignant, il secoua la tête, dépité. Il n'ennuierait plus son compère avec ses plans. Avait-il mal agi ? Pourraient-ils se contenter de passer de bons moments ensemble à l'avenir ? Tout les avait dépassés l'un comme l'autre.

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