IV

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Le bâtiment rayonnait d'un calme saisissant, quasi-monacal et uniquement troublé par le bruit de nos pas. Sans passer par les vestiaires, nous nous rendîmes directement à l'étage où sommeillaient les bassins.

Là-bas, le calme était presque plus intense et d'autant plus oppressant. Les murs bleus semblaient luire sous la lueur de la lune alors que l'eau des quatre bassins ne bougeait absolument pas, formant comme une couverture aqueuse, increvable.

- C'est beau, murmura Julia et sa voix fit écho partout. Frissonnante, je hochai la tête et commençai, l'imitant, à me débarrasser de mes vêtements. Ma robe y passa, dévoilant mon maillot de bain ; ma soeur avait été plus rapide et s'était déjà agenouillée près du bord lorsque je fis tomber mon habit au sol.

- Qu'est-ce que tu fais ?

Elle m'adressa un sourire et, tout doucement, se mit à souffler. Porté par sa chaleur, l'air forma des arcs grandissant à la surface de l'eau.

- Arrête.

Je me sentais plus nerveuse que jamais.

Julia se mit à rire.

- Ok, ok.

Alors qu'elle se relevait, je m'approchai du plongeoir. L'eau, en dessous, ne m'avait jamais paru aussi sombre.

- Tu veux faire quoi maintenant ?

- Je vais plonger, je pense.

Elle disait les choses simplement, comme si nous n'étions pas en pleine nuit, en pleine infraction. Un frisson me parcourut l'échine alors qu'elle reculait : j'avais l'impression de déranger quelque chose et, avec, comme le plus mauvais des pressentiments.

- Attends.

Elle ne m'écouta pas, s'engagea dans l'espace entre les deux bassins alors que je me trouvais comme clouée au carrelage, incapable de la suivre.

- Me dis pas que t'as peur ?

- C-c'est pas ça.

Ma voix se faisait pressante et aigüe mais Julia ne la prenait pas au sérieux.

- Je sais que t'as toujours eu peur de l'eau profonde, Opale. Mais là c'est pas sérieux, tu veux qu'il y ait quoi dedans ?

La voix de ma soeur se répercutait contre les murs, suivie d'autres.

- Il n'y a personne d'autre que nous, ici.

C'est faux, c'est faux, c'est faux.

Alors que je faisais tous les efforts du monde pour la suivre, je les entendais murmurer, hurler en silence.

- J-je sais pas. Mais...

Je sursautai, convaincue d'avoir aperçue une ombre au fond du bassin. Alors que je me tournais, j'entendis Julia rire : il n'y avait rien.

Tentant de calmer ma voix comme je le pouvais, je repris :

- ... c'était une erreur de venir ici.

- C'est que des rêves, Opale.

Julia grimpait l'échelle à présent.

- Arrêter de flipper.

C'était à croire qu'elle connaissait parfaitement ce vertige qui m'agitait alors que je me glissais dans l'eau, mesurais l'infinie distance entre mes pieds et le sol. C'était à croire qu'elle connaissait mes rêves de noyade, la peur qui avait commencé à m'animer dès que nous avions quitté le bassin des petits, pour ne plus jamais me lâcher.

Je ne lui en avais jamais parlé, pourtant.

Julia était au sommet du plongeoir, désormais. Je pouvais voir ses yeux me toiser.

- T'es vraiment qu'une poule mouillée.

Nous étions grandes, adultes depuis un moment maintenant. Pourtant cette accusation eut l'effet désiré.

- C'est pas vrai !

Elle me rit au nez et d'autres éclats se joignirent aux siens. Tournant la tête, j'inspectais les lieux : personne en vue et pourtant, je les entendais.

- T'as qu'à m'attendre en bas.

- Qu-qu'est-ce que tu veux dire par là ?

Il faisait froid, il faisait tellement froid.

L'index de Julia se tendit, impérieux.

- Dans l'eau.

Une part de moi voulait s'enfuir, courir loin de tout cela jusqu'à en perdre haleine. Pourtant, l'autre - celle qui se souvenait de la voix de ma grand-mère et son appel, à travers les rêves - me fit hocher la tête.

Comme de loin, je me vis avancer. Approcher de mes orteils l'eau froide et chlorée.

- Allez, Opale.

J'entendis l'encouragement mais sans y donner suite. Pour cause, je les avais enfin vues.

Les Choses, au fond du bassin.


Mes yeux s'écarquillèrent et je sentis un hurlement mourir dans ma gorge. Je voulus reculer mais quelque chose, derrière moi, me déséquilibra. Glissant en arrière, je sentis mon crâne heurter le sol carrelé alors que Julia criait. Sonnée, je sentais pourtant mes bras s'agiter, mes paumes racler le sol dans une tentative désespérée de m'éloigner de la surface. En vain, des centaines de petites mains froides m'agrippaient par les chevilles, me traînant jusque dans l'eau. Criant comme une bête que l'on conduisait à l'abattoir, je sentis mon corps s'immerger - les jambes, l'aine et le ventre dans une eau glaciale et hurlante. Les mains étaient partout, se posaient sur mes côtes, mes bras, mes épaules, ma tête. Une inspiration paniquée, je me retrouvai sous l'eau.


C'est là qu'au milieu des autres, je la vis.


Elle était comme dans mes souvenirs, comme dans mes rêves. Toujours souriante, flottante dans le liquide sombre. Toujours rassurante malgré sa mâchoire qui brisée, son regard décomposé.

Tu es enfin revenue.


Une main squelettique se glissa vers ma mâchoire, m'arrachant un dernier cri.


Et c'est ainsi que, dans l'eau sombre du bassin, j'ai rejoint ma grand-mère.

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