Terre 3211

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À travers les épais nuages, la Terre se dévoila à eux lorsque leur navette survola la planète. Azra Kermali et Raphaël Després venaient peu souvent sur ce monde ; son activité était coupée du reste d’Hélios, à cause de ses particularités météorologiques qui bloquaient les transmissions. L’Orthocosme, ainsi que le reste de l’humanité à travers le système solaire, avaient construit une société qui excluait la Terre. Pourtant, en la voyant ainsi, délaissée par ses pairs mais nullement abandonnée, Azra ne put s’empêcher d’être étonné par sa beauté. Malgré les siècles, malgré la désertification, la Terre restait un monde beau vu du ciel.

En marge de ça, il y avait ce qu’elle savait objectivement de cette planète. En 3211, la Terre était un taudis, pour l’essentiel, et pour le reste la plus grande concentration d’êtres vivant au même endroit : près de trente milliards d’êtres humains au dernier recensement, dix ans plus tôt. Les quelques fois où elle avait dû s’y rendre, dans le cadre de ses missions, elle s’était efforcée de ne rien éprouver d’autre que ce qui était nécessaire à son objectif. La majeure partie des terres émergées avait été, au fil des siècles, rongées par la sécheresse, rendues stérile, et transformées en déserts. L’Afrique, l’Amérique du Sud, l’Asie… les populations incapables de survivre dans ces terres mortes avaient rejoint les pays et continents les plus riches, ce qui avait résulté en de nombreuses transformations sociales, des guerres, et un développement urbain soutenu par l’exploitation toujours plus agressive des ressources énergétiques de la planète. À présent, deux villes seulement s’étendaient sur le globe.

À l’ouest, l’hyper-cité de Merica, une agglomération s’étendant sur près de dix millions de kilomètres carrés, donc le centre était une concentration d’immeubles dont les plus hauts atteignaient les mille mètres de hauteur.

À l’est, Europacity, le pire exemple d’ambitions démesurées. À travers les pays européens, l’hyper-cité s’était développée de manière calculée, par l’implantation de services et commerces à grande échelle qui n’avaient jamais pu servir une population dont la pauvreté allait en s’accroissant. Europacity s’était développée plus vite que ne pouvait suivre la richesse du continent, accueillant inévitablement les migrations orientales et méridionales. Les tentatives de contrôle et les conflits internes avaient empêché l’adaptation et avaient préservé un modèle économique et social qui avait fait s’effondrer les gouvernements sous le poids de leur stupidité. Les grandes richesses industrielles avaient quitté la planète pour s’installer dans les premières stations spatiales, avec l’élite financière des sociétés occidentales.

L’hyper-cité était maintenant un amas de projets inachevés, de zones de non-droit, marqué par des communautés regroupées sous divers drapeaux, sans ordre, sans ressources, sans espoir.

Eurydice avait envoyé ses résultats. L’analyse osseuse de Carl Nimroy avait révélé une naissance à 21 jours. Azra avait demandé une nouvelle analyse à l’Orthocosme une fois le corps récupéré.

Les résultats de l’interprétation mnémotique étaient plus intéressants. Une liste de noms lié à des informations administratives fragmentaires était parvenue aux deux agents dans la navette à l’approche du champ orbital terrestre, ainsi que des fragments audios et des images mnémotiques exploitables. Les portraits du centre de collecte des données personnelles avait pu leur permettre de lancer une analyse corrélative de traits faciaux. Des milliards d’individus avaient été identifiés ; les familles, sur des générations, des personnes identifiées. Leurs descendants vivants s’élevaient à trois-millions-six-cent-trente-deux-mille-quatre-cent-trois individus répandus à travers Hélios. L’une de ses familles avait porté, durant cinq siècles, le nom de Ramirez. Ce nom avait été transformé pour devenir, au vingt-huitième siècle, Ramur. Le seul représentant du nom, sur la planète Terre, était Juan Ramur, le directeur de l’agence terrienne de voyage spatial.

Leur destination était donc la tour Forward, dans le secteur NY-2, le plus riche secteur de Merica. L’hyper-cité était peuplée des plus riches propriétaires et exploitants d’Hélios, qui s’étaient bâtis des empires financiers et gardaient un niveau de vie très élevé grâce à l’importation extra-terrestre de ressources consommables. Tout autour de Merica s’étendait les banlieues ; un nom ironique donné aux bidonvilles agglutinés autour des remparts de la cité, remplis d’une concentration démentielle d’êtres vivants les uns sur les autres dans des habitations précaires, que l’implacabilité des aléas climatiques ne suffisait pas à décimer.

La navette des deux agents descendit à la surface et l’ordinateur de navigation programma l’approche et l’amarrage sur la plate-forme de la tour. L’immeuble s’élevait à plus de huit-cent mètres d’un sol rendu imperceptible par la promiscuité des bâtiments. Un sol oublié, délaissé, que les rayons de soleil n’atteignaient jamais. Un sol où vivaient des êtres abandonnés, ignorés, dans la plus totale indifférence et le plus libre des chaos.

— Agents Kermali et Després, veuillez me suivre s’il vous plaît.

L’homme souriant qui avait tendu sa main à l’enquêteuse portait un costume typiquement terrien. Les milliardaires autochtones vouaient toujours un amour chauviniste et orgueilleux à cette planète et à ses anciennes civilisations. Les deux agents furent conduits dans les bureaux de Forward. La tour Forward était plus haute que ses voisines, aussi de grandes baies vitrées offraient une vue vertigineuse sur l’hyper-cité à travers des étages panoramiques. Le luxe de la tour était sans égal ; même sur Ouranos. Au mur, le regard d’Azra fut attiré par l’inscription en relief, le slogan de l’agence spatiale ; Forward, where you belong. L’ascenseur les conduisit à l’étage de Juan Ramur. Tous les employés de Forward vivaient dans la tour, mais l’appartement du directeur occupait tout un étage. Une démesure typiquement terrienne, pensa Azra.

— Messieurs-dames de l’Orthocosme, enchanté. Bienvenue dans la tour Forward. Je suis Juan Ramur.

— De même, monsieur Ramur, répondit sèchement Azra.

Raphaël resta silencieux, observant l’environnement.

— Nous sommes ici afin d’enquêter sur une affaire concernant l’un de vos ancêtres. Son nom est Monesco Ramirez.

Le directeur sembla réfléchir un moment en s’asseyant sur un des sièges disposés dans le coin salon.

— Monesco… non, je ne vois pas. À quelle génération cela remonte-t-il ?

— La quarante-deuxième.

Juan Ramur se mit à rire.

— Je ne pourrai pas vous en dire grand-chose. Je n’ai pas une telle mémoire de mes ancêtres !

Azra continua comme s’il n’avait rien dit.

— Vous êtes le seul Ramirez recensé sur Terre, avec votre famille. Des archives sociales numériques terriennes sont encore entreposées dans des serveurs physiques archaïques. Possédez-vous encore des data centers exploitables ? Ou bien savez-vous où les trouver ?

— Eh bien… euh…

— Nous ne sommes pas ici pour inspecter ou sanctionner, le coupa Azra.

Mais la rétention de données personnelles numériques est un délit, ajouta-t-elle intérieurement. L’Orthocosme en sera informé.

— En revanche, refuser de mettre à disposition les ressource… ajouta Azra d’un ton lourd de menaces.

— J’ai accès aux data centers, l’interrompit Juan Ramur. Mais pour cela, il nous faut faire un petit voyage.

Son sourire revint alors qu’il se relevait. Azra le regarda avec un mépris non dissimulé.

Le voyage en question les mena jusqu’à une fausse ville de bunkers et bâtiments coffre-forts, loin au nord de Merica. Enfoncé dans un blizzard permanent, plusieurs ouvertures se dressaient, rectangulaires et d’un blanc neigeux ; des accès à des structures souterraines, sans aucun doute. Le groupe pénétra dans un sas dénudé, et le directeur de Forward entra un code sur un panneau digital à côté d’une porte blindée. Puis il prononça son nom.

— On va me demander ce que je faisais ici, dit-il, se voulant décontracté.

— Vous ne faites que votre devoir de citoyen, commenta Azra.

Juan Ramur, en tête, descendit dans l’entrepôt souterrain, suivit des deux enquêteurs et de trois agents de sécurité de Forward.

— Voilà les archives authentiques des grands réseaux sociaux du troisième millénaire, déclara avec emphase le directeur de Forward face aux centaines de mètres carrés de rayonnages de stèles sombres et imposantes.

Il s’avança vers un mur et actionna plusieurs leviers. La salle s’éclaira et des diodes s’éveillèrent sur les antiques serveurs. L’immense pièce s’emplit alors d’un bourdonnement assourdissant. Au plafond, d’énormes ventilateurs se mirent à tourner, faisant entrer un air froid pour contenir la chaleur qui déjà émanait des appareils.

Azra regarda son coéquipier, mais celui-ci agissait déjà. Il ouvrit sa mallette et en sortit une tablette, ainsi qu’une antenne émettrice de flux à longue portée.

— Portez ceci à l’extérieur, voulez-vous ? demanda-t-il à un des agents silencieux.

Celui-ci regarda Juan Ramur qui acquiesça. Azra suivit ce petit cirque avec un sourire condescendant. Raphaël se connecta filiairement au système et commença la recherche.

Les images extraites de l’analyse mnémotique de Carl Nimroy avaient pu être structurellement reconstituées et interprétées pour permettre une comparaison avec des images de lieux connus. En 3211, aucun endroit sur Terre ne ressemblait plus à ce qu’il avait été durant le vingt-deuxième siècle, mais ces serveurs étaient probablement le seul moyen d’avoir accès à cette ressource archéologique. Ainsi, en appariant les localisations psychiques de Carl Nimroy et les images d’archive, il était possible de localiser les emplacements géographiques des lieux grâce aux coordonnées de géolocalisation contenues dans les métadonnées des photographies. Ce qui intéressait plus particulièrement les deux enquêteurs, c’était les images de lieux associés à l’ancêtre de Juan Ramur.

— Monesco Ramirez, je l’ai, déclara Raphaël. Son identité numérique a été nettoyée, mais les données mobiles de localisation sont toujours présentes sur un des réseaux.

— Une bonne chose que les réseaux sociaux terriens aient conservé les données, commenta Juan Ramur. Incroyable, non ? Des milliards d’êtres humains dont les vies sont là, plus de mille ans après leur disparition.

Azra Kermali ignora le directeur.

— Télécharge les localisations GPS et établis une base de données d’images.

Raphaël constitua la base de données des photographies de tous les lieux du vingt-deuxième siècle où avait été localisé Monesco Ramirez.

— Je lance l’appariement.

Durant une dizaine de minutes que durait la comparaison structurelle des photographies avec les images mnémotiques, le silence perdura.

— J’ai une correspondance, déclara soudain l’agent Després. latitude 50.507778 et longitude 3.390694.

Azra s’approcha de l’écran. L’image montrait une apparence de civilisation sans immeubles, avec de la végétation éparse, mais sans délabrement. Une ville qui ne ressemblait à rien de connu.

— C’est au nord d’Europacity, déclara Raphaël. Secteur 618-F.

Azra se demanda si c’était à cet endroit qu’avait eue lieue l’expérimentation Utos que mentionnait le dossier, et si c’était à cet endroit que l’expérimentation se poursuivait. D’où venait probablement Carl Nimroy, et ou pouvait aussi bien se trouver Monesco Ramirez, ainsi que les autres co-directeurs du projet.

— Merci pour votre temps, directeur Ramur.

Azra fit signe à son coéquipier qui rangea l’ordinateur, et tous deux sortirent du bunker sans perdre de temps, laissant là les hommes de Forward.

— Au plaisir ! leur cria Juan Ramur depuis le bas de l’escalier de fer, sur un ton qu’Azra jugea légèrement agressif.

Les deux agents montèrent dans leur navette et Raphaël entra les degrés décimaux dans l’ordinateur de navigation. La navette prit son envol et fila vers l’est.

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