Europacity 618-F

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D’épais nuages noirs couvraient la côte atlantique française sur des centaines de kilomètres. De manière spasmodique, des éclairs les illuminaient. La navette de l’Orthocosme fila au-dessus d’eux et continua vers l’est. Lorsque le ciel se découvrit, les deux agents contemplèrent à leur pied un sol en nuances de gris ; asphalte et béton, aussi loin que se portaient leurs regards. Contrairement à Merica, tout n’était pas que gratte-ciels, ici, mais bâtiments immenses, zones industrielles démesurées, murailles de logements cubiques étendues sur des kilomètres. Le tout dans un aspect de délabrement et d’abandon total. Néanmoins, remarquèrent-ils en perdant de l’altitude, des formes bougeaient, des gens vivaient dans ces ruines organisées. De nombreuses structures étaient des ajouts, des amas ultérieurs bâtis sur les ossements de l’ancienne société. Plus loin au sud s’élevaient encore des centre-villes ; quelques hauts bâtiments témoignaient de leur présence. Azra imaginait bien les tentatives ridicules de préserver un fantôme de civilisation sur ce continent livré à ses propres lois.

Les deux enquêteurs reçurent, durant le trajet, un message de l’organisation leur confirmant la datation de Carl Nimroy à 21 jours et 36 minutes. Azra secoua la tête sans émettre une remarque. Elle avait appris à ne pas perdre de temps avec ce qui était incompréhensible à l’instant présent.

Les coordonnées du lieu d’expérimentation d’Utos les amenèrent vers un des amas urbain d’Europacity. Son aire, difficilement délimitable, s’étendait sur quelques centaines de kilomètres carrés. Plusieurs véhicules aériens volaient encore, témoignant d’une vie organisée qui semblait avoir préservé un certain ordre. La navette les conduisit au nord de l’agglomération, dans une zone périphérique, plus basse, qui avait été gagnée par la montée des océans. Les pieds des immeubles baignaient dans une eau stagnante où circulaient une foule d’embarcations de toutes formes.

— On y est, dit alors Raphaël, répondant au signal qu’émettait l’écran de l’ordinateur.

Azra regarda autour d’eux et localisa un pont dégagé, vide, à moitié effondré mais à la base solide.

— Nous allons poser la navette ici, nous continuerons à pied.

Les deux agents s’équipèrent de leur uniforme au brassard éclatant, portant l’insigne de l’Orthocosme ; un cadenas fermé orné d’une étoile sur son corps. Ils prirent également leurs masques de filtrage et Raphaël emporta la valise contenant leur équipement informatique. Azra enfin prit son arme de service et la glissa au holster qu’elle avait enfilé.

La chaleur était épouvantable. Leurs masques de filtrage, immédiatement en action, leur permirent de respirer un air renouvelé et plus frais, et les uniformes homéostatiques adaptés aux différents climats d’Hélios ramena leurs corps à une température viable pour eux.

Sur la haute tour Forward de Merica, cela n’avait pas été un problème, mais ici Azra réalisait que la saison de feu terrienne était une réalité ; six mois où la température au niveau de la mer, sur la majeure partie du globe, était supérieure à quarante degrés. Dans les zones désertiques équatoriales, elle atteignait des niveaux qui n’étaient plus viables pour un être vivant. Il ne restait que près des pôles où elle descendait encore en dessous de zéro.

Azra Kermali et Raphaël Després localisèrent l’activité humaine proche et se dirigèrent à sa rencontre, préparés à de longues heures d’enquête. La première concentration d’êtres qu’ils rencontrèrent était une sorte de marché en plein air, où s’échangeaient nourriture, armes, vêtement, technologies récupérées, pièces détachées. Lorsqu’ils les virent arriver, beaucoup de personnes s’enfuirent. Raphaël leva son arme et les marqua de la signature radioactive de l’organisation, pour pouvoir les tracer. Puis Azra s’avança en sortant de sa poche intérieure le casque d’interrogation.

— Messieurs-dames, veuillez rester tranquilles. Toute personne qui fuit commet un délit de refus d’assistance à l’Orthocosme et sera appréhendé. Je vais passer parmi vous pour recueillir des informations. Le processus est indolore, et l’Orthocosme garantit la confidentialité des informations récoltées par le facilitateur psychique. En accord avec le Règlement Général de Protection des Données, ces données sont stockées à des fins de sécurité dans les serveurs quantiques du Centre de Collecte des Données Personnelles. Il vous est possible de contacter le CCDP afin de consulter les informations stockées vous concernant et demander une compensation financière. Leurs coordonnées seront ajoutées à votre mémoire pendant la procédure.

L’agent Després resta immobile, le pistolet-marqueur à la main, prêt à tracer ceux qui s’enfuyaient. Les données de traçage seraient envoyées à la division de régulation de l’Orthocosme, et les équipes d’interpellation, dont l’activité exclusive était sur le terrain, viendraient récupérer les séditieux.

Tandis que le casque explorait les connexions synaptiques du sujet, Azra lui avait posé les questions essentielles. Avait-elle déjà entendu parler d’Utos ? Oui. Savait-elle où se trouver l’un de ses membres ? Oui. Pouvait-elle les y conduire ? Oui.

Ils n’étaient que deux agents, dans cet espace dégagé et bondé de monde ; mais personne n’avait plus tenté de fuir, personne n’avait osé les attaquer. Le traceur de Raphaël possédait ses deux gâchettes réglementaires ; une pour le marquage radioactif, une pour la neutralisation. Le souvenir des actions de l’Orthocosme sur Terre était encore assez vif dans les esprits pour ne pas se risquer à se placer du mauvais côté du pistolet.

— Merci pour votre coopération.

Azra retira le casque d’interrogation. Les données recueillies avaient été transférées, stockées pour des raisons d’analyse ultérieures ; tous les individus interrogés ainsi étaient enregistrés dans la base de donnée de l’Orthocosme et se voyaient affublé d’un code unique les identifiant par de multiples facteurs infalsifiables dont la signature psychique ; réponse à un stimulus cognitif qu’envoyait le casque dans le cortex visuel, et qui était enregistré dans le dossier.

— Menez-nous aux gens d’Utos, ordonna Azra alors que le sujet reprenait ses esprits.

Celle-ci, une jeune femme aux cheveux courts et à l’apparence miséreuse, sembla se réveiller. La femme devant elle n’avait plus l’air interrogative, et elle sut que la vérité avait été dévoilée. Elle baissa la tête et se dirigea vers un immeuble bas de l’autre côté de la place. La foule resta immobile jusqu’à ce que les deux agents, emboîtant le pas à la jeune femme, se soient éloignés. La rage bouillonnait, aussi bien que l’abattement et l’impuissance. Un homme pressait une pierre dans sa main, mais n’osa pas la jeter.

— L’image mnémotique liée a été interprétée, déclara Raphaël en regardant son persocom. Nous avons un visage.

Azra alluma tira l’appareil de sa poche intérieure et regarda le visage s’afficher sur l’écran. C’était un homme, plus jeune en apparence que Carl Nimroy, chauve, le visage long et ovale. Azra transmit le signalement aux satellites de surveillance et demanda un suivi direct. Effectif dans cinq minutes, celui-ci leur permettrait de pouvoir suivre un individu évoluant à la surface, au cas où il s’échappait.

Les enquêteurs entrèrent dans le bâtiment à la suite de la jeune femme, et montèrent des escaliers jusqu’à une porte en métal marquée d’impacts et de rouille. La jeune fille s’arrêta et se tourna vers eux.

— C’est ici que vit Utos.

Azra la regarda sans comprendre. La jeune fille n’osa pas s’en aller.

Raphaël sortit son arme. Azra frappa au panneau blindé.

— Orthocosme, ouvrez. Toute tentative de fuite et refus d’obtempérer enfreint la loi d’assistance obligatoire et entraînera une détention préventive automatique.

Elle était prête à renouveler son avertissement lorsqu’elle entendit les verrous s’actionner derrière la porte. L’homme qui apparut dans l’entrebâillement était celui dont ils avaient reçu le visage.

— Tu peux y aller, Noémie, dit-il.

La jeune femme regarda les deux agents, terrorisée, et esquissa un mouvement de recul, puis s’enfuit en courant. Azra ne lui jeta pas un regard. L’homme ouvrit la porte et laissa entrer les deux enquêteurs. Il s’installa dans un fauteuil et invita Azra à s’asseoir face à lui.

— Monsieur, je vais vous passer… commença Azra en sortant le casque d’interrogation.

— Inutile. Je vais coopérer.

— Quand bien même, monsieur. C’est la procédure.

L’homme resta la bouche ouverte un instant, puis émit un petit rire et hocha la tête.

— Je filtre l’air, ici. Vos masques sont une précaution inutile.

Azra regarda Raphaël, et celui-ci sortit de la mallette une fine bande translucide blanche dans un film plastique. Il la libéra de son emballage, et celle-ci changea de couleur pour virer au vert. Tous deux retirèrent alors leur masque de filtrage.

Raphaël verrouilla la porte derrière eux et se mit à inspecter l’appartement, l’arme au poing.

Azra installa le casque d’interrogation sur le crâne de l’homme et attendit durant l’étalonnage. L’appareil émit alors un son d’erreur et l’enquêteuse fronça les sourcils. L’homme soupira.

— Selon l’article 36.8. alinéa trois de la loi de réglementation technologique, les implants cérébraux de type 2 et supérieur sont interdits, récita Azra en rangeant son appareil. Vous êtes donc en état d’arrestation. Vous n’avez plus le droit de communiquer à distance, et vos données synaptiques sont la propriété de l’Orthocosme. Toute résistance physique sera retenue contre vous lors de votre procès.

— Il vous en a fallu du temps, dit alors l’homme, toujours souriant.

— Pardon ? fit Azra en haussant les sourcils, un sourire mauvais sur le visage.

Elle ne supportait pas les malins comme lui qui croyaient n’avoir peur de rien, ou être prêt à tout perdre. De plus, elle était sûre que la tête de ce type était bourrée d’implants illégaux. Une hérésie ambulante. Azra lança l’enregistrement audio sur son persocom. Elle avait hâte de passer à la suite.

— Identifiez-vous : nom et prénom, domicile, date et lieu de naissance, occupation professionnelle.

— Victor Sowaski. Mais les gens me connaissent mieux sous le nom d’Utos. Je vis ici, à 618-F. Je suis trafiquant de technologies illégales personnelles et mécaniques, sur Terre et dans tout Hélios. Je suis né le 21 juillet 2127.

Le visage d’Azra resta impassible.

— Connaissez-vous Carl Nimroy ?

— Oui, répondit Victor en hochant la tête, conciliant. Je me doutais qu’il allait faire un truc, quand il est arrivé…

— Où se trouvent vos associés du projet Utos ?

— Ils ne sont plus de ce monde.

Azra ne manifesta aucune émotion.

— Où se trouve le projet Utos ?

— Ici même, dit Victor en se montrant lui-même, souriant.

Azra prit une profonde inspiration et appela Raphaël Després. Elle lui fit signe de lui donner la mallette, et en sortit un appareil rectangulaire prolongé de câbles, ainsi qu’un scanner portatif.

— Ne bougez pas, monsieur Sowaski.

Le scanner révéla des implants biotechniques lourds à tous les endroits du corps ; les composés synthétiques étaient plus présents que les organes authentiques. L’enquêteuse leva le scanner vers le visage de l’homme, qui révéla une quantité impressionnante de puces cérébrales, corticales et sous-corticales, ainsi que d’autres organes – oreilles, yeux, trachée – artificiels.

— Vous êtes tous malade, dit alors Victor Sowaski.

Azra ne répondit pas et déroula les câbles de l’appareil.

— Vous tous, dans vos stations spatiales. J’ai quitté Écho pour fuir la folie de mes semblables. Mais l’humanité… mon Dieu…

L’enquêteuse plaça les électrodes sur le crâne de l’homme et synchronisa le flux sur les implants cérébraux.

— Vous méritez tellement…

Victor Sowaski fut coupé au milieu de sa phrase, les yeux révulsés, les muscles tendus et la tête soudainement levée vers le plafond. La connexion était établie. Lorsqu’il revint face à Azra, son regard était fixe, et de son nez coulait une ligne de sang. Azra brancha le disrupteur sur la tablette et la tint devant elle.

— Reprenons, monsieur Sowaski.

L’enquêteuse fit défiler les informations accessibles par le piratage des implants. C’était comme fouiller une déchetterie à la recherche d’un stylo, mais cela allait au moins lui donner des mots-clés.

— Qu’est Écho ?

— Écho est l’aboutissement d’Utos.

— Où est Utos ?

— Il est ici.

— Où est Noah Köhler ?

— À Écho.

— Où est Écho ?

— Ici.

Azra serra les dents, sentant l’énervement la gagner.

— Quel âge avez-vous ?

— 1084 ans.

Azra faisait défiler les listes désordonnées de noms et de souvenirs.

— Qu’est Rongie ?

— Une ville.

— Où se trouve-t-elle ?

— Ici.

Le corps de Victor Sowaski fut soudain prit de spasmes. Azra jura et abaissa la puissance des chocs cérébraux qui permettaient le piratage.

— On n’arrive à rien, dit-elle avec dépit. Racontez-moi l’historique du projet Utos, demanda-t-elle à contre-cœur.

Sur la tablette, Azra vit les dossiers se surligner à mesure qu’ils étaient accédés. Elle déclencha elle-même l’avancement à certaines parties quand elle le jugeait nécessaire, jusqu’à dévoiler, après plusieurs dizaines de minutes, ce que Carl Nimroy n’avait pas pu révéler.

— Lorsque nous avons pu faire revenir le rat du transphasage, Les directeurs Noah Köhler et Sonja Karlsson nous ont expliqué la deuxième partie du projet. C’est à ce moment que nous avons reçu les financements internationaux pour Utos. Libéré de toute contrainte monétaire, nous nous sommes mis à élargir le groupe cobaye, avec plusieurs animaux dans le caisson. En 2150, nous avons tenté de répliquer l’exposition aux particules du rayon d’anachronie durant la même expérience, et nous avons pu ainsi garder un rat dans une temporalité renouvelée à chaque seconde, comme un disque rayé. Lorsque nous avons coupé l’énergie, le rat est revenu, et l’analyse cellulaire a montré que sa vie biologique était restée figée au temps où nous l’avions transphasé.

» C’est à ce moment qu’a commencé à germer dans certains esprits l’idée de l’immortalité. Moi et quelques autres, dont Carl Nimroy, soupçonnions que l’idée ait été dans l’esprit de Noah et de Sonja bien avant nos découvertes. Philip Lake, qui configurait le transphaseur avec son équipe, se mit alors à développer une interface permettant de régler la durée de recul temporel. Tout s’accéléra, à mesure que l’idée d’une temporalité figée se frayait dans nos fantasmes. En théorie, nous répétions-nous, rien n’empêcherait d’élargir l’air d’effet du champ anachronique. Le champ anachronique était l’espace, à l’intérieur du caisson de transphasage, qui était rebooté par le rayon d’anachronie. La question qui se posait était seulement celle de l’énergie nécessaire.

» Un long débat a eu lieu entre nous, car nous n’avions pas encore communiqué nos avancées et nos projets à nos financeurs gouvernementaux. Finalement, cela fut fait, et l’impact nous dépassa tous. Le projet devint brûlant, le périmètre fut fermé sur des centaines de kilomètres autour de Rongie et la présence militaire devint constante. Avant la fin de l’année, nous possédions l’apport énergétique de plusieurs centrales nucléaires dans le pays et les pays voisins. La pression d’opérationnalité fut renforcée, et nous découvrîmes au même moment l’apparition de cellules cancéreuses chez nos cobayes.

» Alia Kapil fit les calculs, avec Sonja Karlsson, pour transformer le rayon en un champ sphérique. L’implication d’un tel champ anachronique excluait l’idée d’un rephasage ultérieur, évidemment. L’informatique permettait déjà, au vingt-deuxième siècle, de préserver la conscience d’une personne de façon numérique. Bien sûr, la puissance nécessaire et la technologie nous fut accordée, et Philip Lake créa ECHO, l’ordinateur de gestion de temporalité qui pouvait assurer une sauvegarde quotidienne du psychisme afin de transmettre la mémoire accumulée. Nos commanditaires lancèrent alors une opération de grande envergure, publiquement présentée comme un projet scientifique de préservation planétaire écologique, mais chacun avait ses propres ambitions, je crois. La campagne de recrutement s’étendit sur l’année 2152, dans une ville à la périphérie du champ d’expérimentation de Rongie, et 300 scientifiques, professeurs, philosophes, artistes, historiens, ouvriers, agriculteurs volontaires furent acceptés. Rejoignit également le projet trois officiers militaires, ingénieurs et opérateurs, de chaque gouvernement qui nous soutenaient. Le jour-J, tout le monde se trouvait à Rongie. Les 300, plus nous : douze scientifiques porteurs du projet le plus important de l’histoire de l’humanité. De l’histoire de l’univers, même.

» Le 30 avril 2153 à 5h00, le champ anachronique fut déployé et recouvrit une superficie de dix kilomètres carrés autour de Rongie. Nous nous réveillâmes le 29 à la même heure, comme tous les jours pour des siècles à venir.

» Le nom de Rongie resta un moment, puis nous votâmes pour nommer la ville Écho, comme le nom de l’ordinateur de Philip Lake qui assurait notre survie. Celui-ci était configuré pour, à cinq heures chaque matin, rebooter tous les animaux, humains compris, à l’exacte place et dans l’état où ils étaient au début de la journée. Le reste, matière et végétaux, demeurait naturels et suivait une chronologie altérée par nos activités. Nous étions en marge du monde, dans un microcosme utopiste.

» Tout avait été préparé : matières, technologies, outils, champs et élevages. Ainsi commença l’histoire d’Écho. Durant la première année…

Azra fit défiler les chapitres de l’histoire. Les stockages mémoriels de Victor Sowaski étaient étonnamment ordonnés, pour un individu aussi en marge que lui, et la quantité phénoménale d’informations était cohérente avec l’âge qu’il avait indiqué. Mon Dieu, une stase temporelle… une insulte à l’univers tout entier. Une blessure à la trame de l’existence, le viol de la vie elle-même. Son cœur s’était mis à battre plus fort. Elle arrêta son doigt sur la date du 9 octobre 2496. L’homme se remit à parler comme si elle avait appuyé sur un bouton « lecture ».

— Avant qu’ils ne changent d’avis, je lançai la séquence de déphasage et me mis dans le caisson. Je ne pris conscience du poids que j’avais traîné ces dernières décennies que lorsque le caisson s’ouvrit sur une totale obscurité. Je savais que je n’étais plus à Écho. J’en étais parti, enfin. Dans l’appartement, je découvris le cadavre décomposé d’un homme. Son journal m’apprit qu’il s’agissait du professeur d’histoire parti sept ans plus tôt. Je me demandai s’il était mort de vieillesse ; je ne savais plus trop combien de temps il me restait. La vieillesse est une chose que l’on oublie, quand on passe le temps de plusieurs vies humaines en voyant les mêmes visages, et notre corps inchangé. J’allais vieillir, désormais, moi aussi. L’idée qu’un cancer se développait en moi me sauta soudain à la mémoire, comme un rappel de mortalité, et tout d’un coup le concept de la mort me revint, et une profonde terreur me traversa.

Azra leva les yeux de son persocom. Assurément, il s’était trouvé des palliatifs technologiques pour prolonger son existence. Victor Sowaski dodelinait de la tête, avachi dans son fauteuil. De la bave coulait le long de son menton, sa voix était devenue pâteuse. L’enquêteuse entra l’année 3211 et afficha l’historique des derniers jours. Elle activa le souvenir de sa rencontre avec Carl Nimroy.

— Comme pour les autres, je le regardai arriver. Il y eut la détonation caractéristique du caisson qui se remplit soudain de matière, et le couvercle s’ouvrit. Je le reconnus ; nous nous connaissions tous, mais je fus étonné de voir à quel point ma mémoire des visages était fidèle, même après plus de sept-cents ans. Les implants me permettaient de garder une image inaltérée des gens que j’avais connus. L’homme était Carl Nimroy, le physicien. Je l’aidai à émerger, lui procurai des habits, et le fis monter à l’appartement. Je lui posai alors la question que j’avais déjà posée à d’autres : « départ définitif ou visite ? » Peut-être était-il juste un chercheur, comme il en avait été envoyé de nombreux durant le millénaire, pour apporter des savoirs nouveaux. C’était une chose, je me rappelais, que Noah n’aimait pas faire, car elle signifiait une dépendance, une admission de l’impuissance autarcique qu’il avait été le plus fervent défenseur durant la guerre d’indépendance. J’avais tant de questions à lui poser, et plus j’avançais en âge plus il m’était difficile de rester serein.

» Carl Nimroy ne me parla pas. Je me mis à lui communiquer les avertissements de base, la durée limite avant que le cancer du temps, comme je l’avais appelé, ne le rattrape, l’année, et autres considérations politiques et sociales. Il me demanda alors à qui il pouvait parler. À qui s’adresser pour se faire entendre. Avec force de clarifications, je compris qu’il voulait une tribune. Vu l’urgence, je le lui déconseillai, mais il insista, alors je le dirigeai vers Eurydice et contactai le présentateur de Tranche de Cosmos, un androïde illégal qui était une de mes plus belles réussites d’affranchissement. « Pourquoi ? » Demandai-je à Carl. « C’est fini », me dit-il alors. Rien de plus, et je me mis donc à imaginer des choses, à interpréter ce qu’il avait pu vouloir dire. Parlait-il d’Écho ? Du projet ? La tentation d’y retourner, une dernière fois, pour voir, fut grande, et l’est toujours aujourd’hui. Mais cela ne se fera jamais, maintenant que j’ai été arrêté par l’Ortho…

L’enquêteuse débrancha la tablette mais laissa le téléchargement s’effectuer en arrière plan. Elle avait ce qu’ils étaient venus chercher.

Les deux agents de l’Orthocosme quittèrent l’appartement en scellant la porte derrière eux ; tout ceci allait être analysé et récupéré par l’équipe de nettoyage, mais leur mission n’était pas encore terminée. Les révélations de Victor Sowaski étaient énormes, et Azra Kermali avait du mal à contenir la pensée qu’en marge de ce monde existait une communauté humaine qui vivait dans une autre temporalité. C’était abominable, sacrilège, une des pires choses que l’on pouvait faire : trahir une des dimensions les plus pures de l’univers, le temps, qui avançait depuis la création, sans s’arrêter, rythmant le mouvement des astres, les vies, la naissance et la mort des étoiles. Penser que l’on puisse se soustraire à l’horloge universelle la rendait folle.

— Azra !

Raphaël avait élevé la voix.

— Azra, tu m’entends ?

Il était juste derrière elle, mais Azra, plongée dans sa fureur contenue, n’avait pas fait attention à ce qu’il disait. Elle s’arrêta et se tourna vers lui. L’agent Després regarda autour d’eux.

— Où va-t-on ?

— J’ai repéré l’accès au sous-sol, dans la mémoire cartographique de Victor Sowaski. Fait vider l’immeuble et scelle l’entrée.

Azra mit un certain temps à déverrouiller les portes menant au niveau inférieur. Quand elle arriva dans une pièce plus large, après de nombreuses volées d’escaliers, elle appuya sur un interrupteur qui alluma une ampoule archaïque jaunâtre. Devant elle, une pièce vide avec en son centre une sorte de tombeau rectangulaire scellé au béton du sol. Elle entendit Raphaël la rejoindre après quelques minutes.

— Voilà donc le caisson, dit-il. Il a dû rester à la même place depuis le vingt-deuxième siècle.

— Appelle le QG, dit Azra sur un ton monocorde. Dis-leur que nous avons trouvé le caisson.

Raphaël s’exécuta, remontant près de la surface pour que le signal puisse être envoyé.

Leur mission était terminée, semblait-il, mais cette pensée n’apportait pas à Azra la satisfaction qu’elle avait ressentie lors de précédentes missions. Son travail était de découvrir, d’apprendre, de démêler, et de passer la main aux équipes d’intervention de l’Orthocosme. Le visage de Carl Nimroy restait imprimé dans son esprit. Certaines questions avaient eu leurs réponses, comme l’âge de Carl Nimroy, dont le corps, sur Écho, renaissait chaque jour ; la réelle nature du projet Utos. Mais d’autres restaient en suspens, comme la raison de son apparition dans l’émission de télévision, pourquoi faire jaillir ces révélations ? Que s’était-il passé qui avait précédé son départ ?

Seule, elle resta un moment immobile, à fixer le caisson. Quelque chose en elle se battait férocement. Elle se répétait les questions en suspens, mais elle sentait que ce n’était pas suffisant. Jamais encore elle n’avait été face à quelque chose d’aussi… inconnu. Irréel. Elle se retourna et ferma la porte blindée qu’elle verrouilla. L’inconsistance tempêtant dans son esprit fit naître une rage folle envers elle-même, tiraillée entre un désir radicalement incompatible avec son être, et un besoin maladif de cohérence et de raison. Ce fut sa foi qui accrocha sa folie, et l’idée de châtiment la gagna. Châtier les mécréants. Châtier les hérétiques du temps, Noah Köhler, Sonja Karlsson, Philip Lake… Détruire cette abomination qu’était Écho.

Elle sortit le scanner qu’elle avait gardé sur elle et analysa le caisson. La structure électronique fut détaillée et les points d’interaction identifiés. L’estimation de fonctionnement lui fut communiquée sur son persocom. Azra appuya sur le bouton commandant la pressurisation du caisson, qui sembla s’éveiller. Elle retira ses vêtements et entendit alors la poignée de la porte s’actionner, puis des coups répétés. Raphaël l’appela plusieurs fois, puis renonça. Azra attendit que le couvercle du caisson s’ouvre, puis elle lança la séquence de transphasage et elle entra dans l’appareil.

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