L'Orthocosme

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Station Spatiale Ouranos, quartier général de l’Orthocosme.

Le directeur Stephen Nort parcourait le dossier d’un air inquiet lorsque la porte de son bureau s’ouvrit. Il leva la tête pour voir entrer les deux enquêteurs qu’il avait fait appeler. Raphaël Després avait toujours cette mine fermée et sévère, opaque mais avec un regard fixe dont les yeux semblaient ne témoigner d’aucune réflexion. C’était un exécutant efficace, et il convenait très bien à sa partenaire, Azra Kermali, qui se tenait à sa gauche. Azra était une femme dont la place au sein de l’Orthocosme n’était plus sujet à discussion ; son travail était exemplaire, ses résultats exceptionnels, et même si cette affaire sortait des habitudes de l’organisation, il pensait pouvoir compter sur elle pour la mener à bien.

Lorsque l’analyse des communications avait repéré, dans cette émission sur la petite chaîne Bêta-800, la simple mention du projet Utos, la notification lui avait été tout de suite envoyée. Peu de temps après, il avait reçu sur son bureau la transcription du déroulé de l’émission, et avait pris des mesures en conséquence. Depuis sa création, l’Orthocosme avait toujours entretenu une base de donnée verbale de termes surveillés. Sa mission, après tout, était celle du maintien de l’ordre technologique. Le projet Utos, malgré son ancienneté, avait toujours été sujet à une surveillance dormante prioritaire.

— Voilà votre prochaine mission, déclara le directeur Nort en éteignant l’écran sécurisé, avant de tendre la tablette vers l’agent Kermali. Il s’appelle Carl Nimroy. Il a participé il y a deux heures à l’émission Tranche de Cosmos, sur la chaîne Bêta-800. Le plateau se trouve sur la station Eurydice. Vous avez toutes les informations nécessaires dans le dossier. Vous y trouverez également toutes les informations d’archives sur un projet scientifique nommé Utos, qui est devenu invisible durant le vingt-deuxième siècle. Cette personne détient des informations. Appréhendez-le, interrogez-le et localisez les poches rémanentes du projet Utos.

— Bien monsieur le directeur.

Azra prit le dossier et salua l’homme avant de quitter le bureau, suivie par son partenaire. Elle entra son code d’enquêteur et ralluma la tablette.

— Carl Nimroy, dit-elle en lisant les premières pages, identité inconnue. Un clandestin.

Elle passa le dossier à Raphaël Després qui continua à faire défiler les pages. Tout en marchant d’un pas rapide vers le hangar.

— Les informations sur Utos ne mentionnent aucun nom, dit l’agent Després. Le projet semble avoir été rapidement classifié, et ses membres effacés des registres.

Les deux enquêteurs montèrent dans une navette de fonction et quittèrent Ouranos. L’ordinateur de bord indiqua les positions des astres sur leur orbite et localisa la station Eurydice, pour laquelle l’ordinateur de navigation prépara un itinéraire, avant d’enclencher le réacteur L.U.X.

Azra alluma le dossier et se mit à lire l’entièreté de la transcription de Tranche de Cosmos. L’agent Després établit un contact avec Eurydice et annonça leur arrivée prochaine aux autorités, ainsi que de nombreuses instructions sur les démarches à entreprendre d’ici là.

Sans échanges supplémentaires entre les deux enquêteurs, le trajet se poursuivit en silence. Après quinze années d’activité au sein de l’organisation, le duo était un des plus anciens et des plus actifs. Leur dévotion à l’Orthocosme avait toujours été exemplaire, et servait de vitrine de communication auprès de la population. Les recrues se faisaient chaque année plus nombreuses, et était une nécessité pour lutter à chaque instant contre les dérives libertaires qu’une humanité en expansion ne pouvait s’empêcher de perpétrer. Trafics de technologies transhumaines illégales, modifications quantiques de réacteurs L.U.X., altérations d’intelligences artificielles, reprogrammation de sources énergétiques stationnaires… Et tout le commerce qui en était fait. Mais derrière le maintient d’un ordre technologique se trouvait la nécessité d’une vraie foi qui visait à encadrer le développement scientifique de l’humanité. Azra croyait fermement à l’importance de cette idée. Elle avait toujours vécu dans le giron de l’Orthocosme, depuis son enfance. Elle avait appris à penser la complexité d’un monde chaque jour plus étendu, et croyait aujourd’hui à l’hérésie, comme certains l’appelaient.

Ce n’était pas une croyance que l’Orthocosme reconnaissait officiellement. Mais tout le monde savait qu’en son sein vivaient ces esprits qui pensaient que l’univers était fait pour certaines choses, que l’humanité se devait d’aller dans une certaine direction, et que les pratiques transgressant ces lois universelles ; le temps, l’espace, la pureté du vivant, devaient être empêchées et punies.

Lorsque Azra Kermali lut les premières lignes de la transcription des paroles de Carl Nimroy, ses doigts se crispèrent sur la tablette. Si ce qu’il prétendait était vrai, alors son hérésie était une des pires qu’elle n’avait jamais rencontrées. Elle n’avait pas le souvenir d’un antécédent à un telle longévité.

— Un appel d’Eurydice, annonça Raphaël. Décrocher.

La voix emplit la cabine.

— Navette Ortho-F ? Agents Azra Kermali et Raphaël Després ?

— Ici navette Ortho-F, oui. Parlez.

— Ici l’officier du CSE en charge de l’affaire Carl Nimroy. Je dois vous prévenir que l’individu a été transféré à la clinique Eur-Heal, dans le secteur E-sigma. Veuillez donc vous amarrer sur la plate-forme six.

— Bien compris.

Raphaël coupa la communication et programma la nouvelle route d’approche dans l’ordinateur de navigation.

— Agents Kermali et Després ? Bienvenue sur Eurydice. Je suis Xavier Byron, régent de la station. Heureux de vous recevoir.

Azra tendit une main officielle en gardant un visage impassible. L’attitude des régents était d’une hypocrisie affligeante. Personne ne souhaitait voir arriver l’Orthocosme chez lui lorsque tout allait bien ; et bien souvent les informations étaient retardées de la part des gouvernements stationaux. Malgré tout, ce sourire était celui de centaines de régents à travers Hélios. Azra savait que ce Xavier Byron ne pensait pas un mot de son accueil. Mais derrière l’apparence, il y avait la peur. L’Orthocosme était implacable dans les sanctions appliquées à ceux qui ne leur prêtaient pas assistance au mieux de leurs capacités.

— Menez-nous à la chambre de Carl Nimroy.

— Bien sûr. Suivez-moi.

Les trois personnes se rendirent jusqu’à la clinique dans un Véhicule de Déplacement Réduit. Le visage d’Azra, entraîné, ne laissait rien paraître du mépris qu’elle ressentait. Eurydice faisait partie des stations de la zone extérieure, situées au-delà de l’orbite de la Terre. Il s’agissait des stations les plus froides et aussi les plus pauvres d’Hélios.

La clinique apparaissait comme un bâtiment de luxe au milieu du quartier résidentiel du secteur E-sigma. Azra et Raphaël montrèrent à nouveau leurs accréditations et furent conduits à la chambre de stase où Carl Nimroy était maintenu avant l’intervention.

— Il faut savoir que nous ne pourrons pas le réanimer, déclara le docteur avec ce ton professionnel qu’Azra avait toujours ressenti comme de l’impertinence. La stase a permis de stopper la dégénérescence cellulaire avancée, mais son cerveau n’est déjà plus capable de maintenir un état de conscience. Je n’ai jamais vu une telle rapidité de vieillissement cellulaire. C’est un effondrement physique généralisé.

— Est-il possible de l’implanter ? coupa Azra.

— Eh bien… oui. La procédure est prête. Cependant, la durée de lecture sera limitée. Je ne peux pas dire combien de minutes ou de secondes son cortex cérébral tiendra avant que la dégénérescence ne rende les données neuronales inutilisables.

— Commencez.

Si Carl Nimroy s’était rendu sur le plateau de diffusion de l’émission, il avait des choses à dire. Des choses concernant Utos. Peut-être avait-il quitté le projet après un désaccord, peut-être avait-il voulu conclure un marché. Il n’avait parlé que de la naissance du projet ; les douze membres fondateurs, dont il n’avait cité que trois noms. Tous trois qui n’étaient plus mentionnés depuis le vingt-deuxième siècle, disparaissant des données planétaires. Étrangement, aucune trace non plus dans les bases de données de l’Orthocosme, qui comprenait pourtant les données accumulées de plusieurs siècles de vie des humains depuis le vingt-et-unième siècle ; les habitudes, les déplacements, les liens, relations, préférences, caractères, personnalités…

L’analyse mnémotique de Carl Nimroy dura peu de temps. Dès qu’il fut mis hors de stase, la connexion fut établie avec le Reeder de la station ; l’ordinateur d’interprétation cérébrale. Les données brutes furent téléchargées. Des noms, des images reconstituées, des voix… Après quoi son activité cérébrale se tut définitivement.

— Datez-le et envoyez-le à l’Orthocosme, ordonna Azra au régent qui se tenait derrière elle. Que vos techniciens décodent tout ce merdier. Je veux les identifications vocales et des dossiers sur chaque nom qui ressort, ainsi que les données GPS des lieux identifiés.

Azra quitta le bâtiment sans se retourner. Le corps de Carl Nimroy fut emballé et transféré au sous-sol, où des prélèvements osseux allaient indiquer son âge. Raphaël Després rattrapa sa coéquipière.

— Nous allons nous rentre sur Terre, dit Azra. Préviens le QG.

Raphaël alluma son persocom et actualisa leur statut de mission qui serait diffusé sur le réseau des agents de l’Orthocosme, sur la plate-forme d’information de l’organisation, en indiquant leurs démarches et leur destination.

— Où allons-nous atterrir ?

— J’espère que ces arriérés nous enverrons rapidement les données qui nous permettront de le décider en route.

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