10 bis- Vers la vallée

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— Sire Bogue ?

Cinq jours s'étaient écoulés depuis qu'ils avaient trouvé ces châtaignes et ce surnom, qu'elle avait le don de prononcer avec une déférence qui le rendait encore plus ridicule. Les températures se faisaient plus douce à mesure qu'ils quittaient les sommets, et le temps clément leur avait permis d'avancer à bonne allure. Ils approchaient du fond de la vallée et de Six-Sources, goûtant leurs derniers jours de quiétude avant de retrouver l'effervescence de la ville.

Les corbeaux avaient poussé un dernier concert de croassements avant de disparaitre dans les arbres jusqu'au lendemain.
Un vent doux soufflait du sud alors que les derniers rayons du soleil disparaissaient derrière les collines. Cenelle l'avait mis en garde contre l'inconfort, le froid et la faim inhérents à la vie sur les routes, mais le trajet lui avait parut incroyablement facile et agréable. Était-ce dû à son amnésie qui le privait d'éléments de comparaison ? Quoi qu'il en fut, il aurait suivi la chasseuse ainsi au bout du monde et appréciait tous les aspects de ce voyage. Excepté ce surnom idiot dont elle abusait volontairement.

— Oui, Cenelle ?

— Il y a une petite clairière un peu à l'ouest du chemin, nous pourrons y passer la nuit.

— C'est vous le guide ! À combien de jours sommes-nous de Six-Sources ?

— Si demain nous marchons d'un bon pas, nous y serons avant la nuit !

Déjà !

La ville stimulerait ses souvenirs plus que ne le faisait cette succession de forêts, de roches et de cours d'eau qui se ressemblaient tous à ses yeux. Cependant, une légère appréhension lui serrait la poitrine. Ce voyage loin de tout en compagnie de Cenelle était une douce parenthèse hors du temps. Les images d'hommes déchiquetés surgissaient de moins en moins souvent devant ses yeux. Il ne s'éveillait plus en sueur au milieu d'un cauchemar dans lequel il était poursuivi par des cadavres ou dévoré par des corbeaux. Lorsqu'il fermait les yeux, il voyait le sourire mutin de Cenelle, fière de sa dernière blague. Dans ses rêves, les corbeaux lui parlaient dans une langue étrange que lui seul comprenait. Peu à peu, son esprit tourmenté s'apaisait.
Combien d'autres visions horribles se cachaient dans ses souvenirs enfouis ? Ne valait-il pas mieux les laisser dans l'oubli ?

Non. Ce répit salutaire est un cadeau de la providence, j'en suis convaincu. Mais je ne puis fuir éternellement un passé que je crains.

Il coula un regard vers la chasseuse qui marchait d'un pas sûr à ses côtés.

Peut-être au moins y puiserai-je un nom plus avantageux que sire Bogue !

~

Ils quittèrent la route et gagnèrent une petite percée entre les sapins, traversée par un ruisseau s'écoulant vers le fond de la vallée. Quelques pierres moussues émergeaient des fougères, offrant un espace abrité du vent où allumer un feu.

Cenelle réunit quelques pierres afin de délimiter un foyer que sire Bogue alimentait déjà avec brindilles et herbes sèches.

En quelques minutes ils avaient préparé un feu, débarbouillé leurs corps las, empli leurs gourdes, installé leurs couchages et sorti de leur besace de quoi grignoter. Depuis quand fonctionnaient-ils ainsi, de manière complémentaire, sans besoin de se parler ?

Cenelle avait d'abord accepté sa compagnie avec réticence. Elle s'étonnait de la rapidité avec laquelle elle s'était habituée à lui. Plus que cela, elle l'appréciait. Tout semblait si simple et si naturel en sa présence, à tel point qu'elle en était effrayée. Elle musela ses angoisses en serrant le poing et partit en quête de tiges d'ail sauvage qu'elle avait repérées en bordure de la clairière.

Lorsqu'elle revint les ajouter à la poêlée de champignons qui doraient sur le feu, sire Bogue demanda :

— Comment parvenez-vous à différencier toutes ces plantes ? Vous ne m'avez appris à en identifier que quelques unes, et pourtant je peine déjà à les reconnaitre !

— Je suppose que c'est une question d'habitude. Et de besoin. Lorsque je prépare un remède, j'ai tout intérêt à ne pas me tromper ou le résultat pourrait être catastrophique !

— J'imagine que c'est une bonne motivation, en effet ! Mais tout de même. N'avez-vous pas un livre auquel vous référer si besoin ?

Elle sourit et le visage ridé de Coryla s'imposa à elle.

— Une vieille amie à moi disait que seuls les prêtres avaient besoin de tout noter... Je passe ma vie sur les routes et ne puis m'encombrer d'épais ouvrages qui de toute façon supporteraient mal le transport et les intempéries.

Il resta silencieux quelques instants et demanda :

— Les prêtres dont vous parlez sont ceux de la Main Blanche ?

Elle acquiesça en remuant les champignons.

— Êtes-vous une fidèle de leur culte ?

Elle lâcha sa cuillère en bois et le regarda, perplexe. Il avait beau être amnésique, comment pouvait-il tout ignorer de la Main ?

— Je suis chasseuse de démon !

— Ah... Et c'est incompatible avec cette religion ?

— La Main aussi détruit les démons. Ou prétend le faire. Les prêtres n'apprécient guère la concurrence : lorsque nous serons à Six-Sources, je prendrai soin d'éviter de les croiser dans les rues ! Je pourrais finir sur le bûcher pour hérésie !

— Pourquoi donc si vous poursuivez un ennemi commun ?

— Lynx, le chasseur qui m'a tout appris, dit que la Main se fait grassement payer pour éliminer les démons, et qu'elle n'apprécie pas la concurrence. Et puis, son culte s'est construit autour de la crainte des démons, et de son sois-disant pouvoir divin pour les éliminer de la terre. Imaginez que fleurissent partout des chasseurs qui fassent le travail à la place des prêtres : les fidèles déserteraient les temples ! Alors ils nous traquent ! Nous poursuivent pour hérésie, nous accusent parfois de pactiser avec les sorciers invocateurs de démons.

Sire Bogue fronça les sourcils.

— Alors, tout ce qu'ils racontent n'est que mensonge ? La Main divine n'existe pas ? Et les prêtres n'ont aucun pouvoir ?

Cenelle haussa les épaules. À vrai dire, elle ne s'était jamais posé la question en ces termes. En ce qui la concernait, la Main était en partie responsable de son malheur, et c'était tout ce qui lui importait.

— Honnêtement, je n'en ai aucune idée, et que les gens croient ce qu'ils veulent, ça m'est égal. Je ne sais pas si la Main existe. Tout ce que je sais, c'est que ses prêtres sont prêtes à nous brûler vifs parce que nous détruisons les démons sans leur consentement. Et que je me passe volontiers de leur permission !

Ils mangèrent leurs champignons en silence, tous deux perdus dans leurs réflexions.
Soudain Sire Bogue se leva brusquement et scruta la pénombre envahissant le sous-bois autour d'eux.

— Que se passe-t-il ?

— J'ai cru entendre un bruit dans les fourrés, tout près. Dites, comment savez-vous qu'il n'y a pas de démons dans ces bois ?

Cenelle se leva à son tour et approcha de la lisière du bois.

— Je le sens. Je n'ai pas détecté leur présence depuis que nous avons quitté le hameau de l'autre côté de la montagne. Depuis que nous approchons de la ville, je ressens... Comme de furtifs échos de leur passage. Comme si le chemin de l'un d'entre eux croisait parfois le nôtre.

Elle avisa l'air horrifié de son compagnon et s'empressa d'ajouter :

— C'est fugace ! Et lointain ! Si je sens que l'un d'eux s'approche trop de nous, je nous mettrai à l'abri, n'ayez crainte !

Il alla s'asseoir en soupirant près du feu. Lorsqu'elle le rejoignit, il y jetait distraitement quelques brindilles, les yeux fixés sur les flammes qu'il ne semblait pas voir. L'avait-elle effrayé avec ses histoires de prêtres et de démons ?

— Êtes-vous inquiet ?

— Pourquoi le serais-je , puisque vous me protégez ?

Elle crut percevoir pour la première fois une pointe d'amertume dans sa voix. Il se montrait toujours si enjoué et prompt à la faire rire, qu'elle en fut perturbée.

Faisait-elle preuve de trop d'autorité ? Était-elle allée trop loin avec ce surnom ridicule ? Depuis leur départ, elle décidait de l'itinéraire, des haltes, de l'emplacement des bivouacs, et n'avait pas envisagé qu'il put en être autrement. Son compagnon de route n'ayant aucune idée de chemin à suivre, il lui avait paru naturel de se charger de les conduire à bon port. Pourtant loin de se laisser aller à l'oisiveté, Il faisait volontiers sa part de cueillette, portait la besace la plupart du temps, était passé maître dans l'art de lui préparer un lit douillet de fougères ou de mousse, montrait un vif intérêt lorsqu'elle lui apprenait à reconnaître les plantes... A aucun moment elle n'avait ressenti sa présence comme un fardeau. Il égayait au contraire le voyage au point de l'alléger de ses habituelles difficultés.
Son mutisme la peina.

— Êtes-vous fâché ?

— Fâché que vous soyez en mesure de me protéger ? De me nourrir ? De me soigner ? De me guider jusqu'à Six-Sources ? Non, je ne le suis pas. Mais mon égo, si !

Il se leva d'un bond, passa les doigts dans ses cheveux en bataille et arpenta la clairière, le nez levé vers les étoiles naissantes.

Cenelle le regarda aller et venir, consciente d'un malaise mais incapable d'y répondre. Elle n'avait pas eu à gérer de conflits avec qui que ce fut depuis... Si longtemps. Elle n'avait vécu aucune réelle interaction humaine - excepté ses brèves séjours auprès de Lynx - depuis son adolescence. Comment gérait-on ce genre de situation lorsqu'on était adulte ?

Elle se leva à son tour, frotta ses mains moites sur sa cape.

— Je suis confuse. J'ai cru bien faire.

Il approcha du foyer et murmura par-dessus les flammes.

— Mais vous faites bien, Cenelle ! Vous êtes parfaite ! Je n'aurais pu rêver meilleure guide. Mais le mâle qui sommeille en moi a parfois du mal à supporter de se sentir à ce point vulnérable.

Il croisa les bras et ajouta en esquissant un sourire :

— Comprenez-moi : s'il vous prenait l'envie d'abuser de moi, je ne suis même pas certain que je pourrais me défendre.

Enfin, il retrouvait le goût de la plaisanterie.

— Oh... Vous voulez de quoi vous protéger de moi ? Eh bien... Je peux vous prêter mon poignard. Mais, je vous avertis, cela ne m'empêchera pas de vous mettre une rossée si vous le méritez.

Il rit de bon cœur.

— Je vous crois volontiers, cela dit je préférerais que nos relations restent pacifique.

Il leva les mains en signe de paix, comme il l'avait fait la première fois qu'ils s'étaient parlé.

Ils s'assirent tous deux près du feu et bavardèrent à la lueur des flammes. Cenelle sentait le corps chaud de son compagnon près du sien, se laissait bercer par le ton apaisant et monocorde de sa voix tandis qu'il récitait les ingrédients de quelques tisanes dont elle lui avait appris la composition.

— Aurais-je l'occasion de devenir aussi grand guérisseur que vous à force de vous côtoyer ?

— Eh bien nous serons à Six-Sources demain soir, après quoi...

— Après quoi vous serez débarrassée de moi !

— Ce n'est pas ce que je voulais dire...

Si, c'était exactement ce qu'elle voulait dire. Elle avait d'abord été contrariée qu'il la suive parce qu'elle se méfiait de lui, mais curieusement plus elle se sentait à l'aise en sa présence, plus elle voulait le fuir. Elle se surprenait à plaisanter avec ce parfait inconnu. À se sentir bien. Trop bien. À regretter de devoir bientôt le quitter. Même après plusieurs années à côtoyer périodiquement Lynx, elle n'avait jamais atteint ce degré de complicité avec le chasseur qui lui avait tout appris. Ce moment de tension qu'ils venaient de vivre et la douceur de la réconciliation avaient rallumé en elle une flamme qu'elle croyait définitivement éteinte. Elle se sentait légère, comme... Comme...
Des cheveux blonds, des yeux noisettes, une main autour de sa taille jaillirent sans crier gare. Elle eut peur. C'était loin. C'était fini. Ce n'était plus elle. Elle n'avait plus droit à de tels instants de bonheur. Il devait partir.
Son sourire s'évanouit complètement.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire mais effectivement, c'est là que nos chemins se sépareront.

Elle s'éloigna du feu pour masquer le rouge et la confusion qui lui montaient aux joues, et alla s'installer pour la nuit.

~

Il fut troublé par ce changement soudain d'attitude mais ne fut pas surpris par ses paroles. Il n'avait jamais été question qu'ils voyagent ensemble au-delà de Six-Sources, il le savait.

Il n'avait d'ailleurs que faire d'une vie d'errance à la poursuite de démons, et avait lui-même un autre gibier à pourchasser : son propre passé.

Tout au fond de lui, un spasme douloureux lui hurla qu'il se mentait.

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