10 - Apprivoisement

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La douceur relative des nuits automnales rendait leur voyage moins pénible. La pluie les avait épargnés durant ces huit jours de marche à travers la montagne, et seul le vent du nord les obligeait parfois à remonter leurs cols et resserrer les pans de leurs capes.

Ils avaient quitté leur bivouac dès le lever du soleil et marchaient depuis moins d'une heure lorsque Cenelle s'écarta du sentier pour s'enfoncer dans les fougères. Il n'osa la suivre et guetta son retour. Elle reparut rapidement, un sourire radieux sur le visage, des bogues épineuses plein les mains.

Elle le conduisit jusqu'à un énorme châtaigner qui trônait parmi les hêtres. Comme elle entreprenait de débarrasser les fruits de leur coque, il attrapa une bogue et lâcha un cri de douleur. Son air penaud la fit sourire, ce qui ne lui échappa pas. Rien ne le réjouissait d'avantage que de sortir Cenelle de sa réserve habituelle : il bondit sur l'occasion.

— Je me fais lâchement agresser et vous trouvez ça drôle ?

— Pardonnez-moi, je reconnais que je n'aurais pas fait mieux face à la férocité de cette châtaigne.

Il se frotta la barbe et plissa les yeux.

— Allons, avouez ! L'indifférence dont vous faites preuve est le plus clair des aveux... Vous m'avez jeté dans la gueule du loup à dessein : ma blessure au front est guérie, et vous cherchez un prétexte pour prendre soin de moi à nouveau !

— J'espèrais secrètement que vous vous blessiez... en ramassant des châtaignes ?

Il reprit son sérieux et répondit, pince-sans-rire :

— Je crois que le résultat a dépassé vos espérances : l'épine m'a tout-de-même transpercé le pouce de part en part...

Cenelle perdit son sourire, lâcha sa récolte et se rua sur sa main qu'elle saisit pour l'examiner. Son inquiétude se mua en incrédulité, puis en indignation lorsque ses yeux passèrent de son pouce indemne à son sourire lumineux.

Goguenard et fier de lui, il lui glissa à l'oreille :

— Voyez comme vous vous précipitez à mon secours.

Cenelle ouvrit la bouche mais aucun son n'en sortit. Implacable, il ajouta :

— Prenez garde à ce que je n'y prenne goût...

Il lui fit un clin d'œil avant de reprendre innocemment sa cueillette. Il crut un instant l'avoir vexée mais aperçut le sourire qu'elle tentait de dissimuler tout en ramassant les fruits épineux.

Ils avaient empli leur besace en silence et quittaient le sous-bois lorsqu'elle l'arrêta, planta ses yeux gris-bleu dans les siens, et murmura :

— Vous aussi, prenez garde ! Si d'aventure vous vous blessiez réellement, il se pourrait que je croie à une excellente plaisanterie et ne lève pas le petit doigt pour vous aider !

Visiblement satisfaite, elle tourna les talons et gagna la route sans l'attendre.
Un doux frisson lui parcourut l'échine et il mit quelques instants à se ressaisir après avoir été ainsi happé par sa voix suave et son regard intense. Qu'il aimait ces joutes verbales au cours desquelles Cenelle abaissait sa garde et laissait ressurgir un côté mutin qu'il découvrait avec délice.
Depuis plus d'une semaine qu'ils voyageaient ensemble, il avait déjà ressenti, lors de brefs moment de complicité comme celui-ci, un engourdissement étrange, une légèreté qui lui faisait apprécier de plus en plus sa compagnie.


Elle est à l'image des animaux qui croisent parfois notre route au détour d'un bosquet, se dit-il alors qu'une belette détalait devant lui.

Cessaient-ils de bouger, la biche continuait de paître paisiblement, le lièvre ingénu sautillait presque jusqu'à leurs pieds, le renard les fixait quelques instants avant de poursuivre tranquillement son chemin. S'ils tentaient de s'approcher en revanche, les animaux disparaissaient instantanément.

Je dois apprendre à l'apprivoiser tels ces farouches habitants des bois.

S'il la questionnait à propos de la faune ou de la flore, Cenelle devenait loquace, presque enjouée, partageant son savoir avec plaisir. Elle riait volontiers à ses plaisanteries et pitreries, dont il abusait parfois, tant ces moments de détente et le sourire de la jeune femme le réconfortaient. Parfois, sans crier gare, elle se renfermait, et il commençait à identifier la cause de ces brusques changements d'attitude.
Lorsqu'il s'aventurait à s'enquérir de son activité de chasseuse ou de ce qui l'y avait conduite, elle se refermait instantanément et mettait physiquement quelques pas de distance entre eux. La curiosité le dévorait pourtant, mais il avait appris à ne vivre avec elle que l'instant présent. Il n'avait, après tout, aucun passé à partager non plus.

Ainsi perdu dans ses pensées, il sursauta en entendant sa voix toute proche :

— Le sieur Bogue s'est-il perdu ?

— Le sieur Bogue ?

Ils se remirent en chemin, côte à côte. Elle haussa les épaules.

— Je trouve malaisé d'ignorer à qui je m'adresse. Il vous faut un petit nom, et celui-ci vous sied à ravir, non ?

Il grimaça.

— Il n'est guère glorieux de porter le nom d'un ennemi que j'ai échoué à vaincre.

Elle pouffa.

—Que pensez-vous alors de... Messire Fabulateur ?

— Que vous êtes fourbe ! Du reste, j'ai peut-être le sang noble !

— Très bien... Marquis de la Parlote ?

— N'est-je pas plutôt l'allure d'un prince ?

— Mmmh... Prince Hirsute, peut-être ?

— Que vous êtes cruelle !

Après deux grandes enjambées il fit volte face pour lui couper la route et avança, yeux de braise et sourire enjôleur braqués sur elle.

— Regardez plus attentivement : mon visage ne vous évoque-t-il rien de plus élogieux ?

Ils stoppèrent au milieu du chemin, à quelques centimètres l'un de l'autre. Cenelle semblait pétrifiée, les yeux écarquillés et les joues légèrement rosies. Il craignit d'être allé trop loin, qu'elle ne parte devant sans un mot. À sa grande surprise, elle lâcha :

— Les ailes de vérité.

— Pardon ?

— C'est ce que votre visage m'inspire.

— Des ailes ?

Une moue sceptique vint appuyer sa déception.

— Non, pas des ailes. Les ailes de vérité est le nom d'un conte de fée que racontait Coryla, une vieille femme de mon village. Vos yeux ont parfois... des reflets métalliques. Et vos cheveux ébène... Ils me rappellent le héros du conte.

— Et ce héros avait un nom ?

Elle parut troublée.

— On l'appelait le Roi Corbeau.

Fait-elle référence aux corbeaux qui me suivent ? A-t-elle inventé ça de toute pièce pour plaisanter ?

Alors que ces questions se formaient dans son esprit, une étrange intuition lui affirma qu'elle disait la vérité.

Il leva les yeux vers la cime des arbres.

— On dirait que les corbeaux qui me suivent connaissent cette histoire. Eh bien, roi, c'est encore mieux que prince ! Ce Roi Corbeau a accompli de hauts faits, j'espère ?

Elle se mordit la lèvre.

— Je crains qu'ils ne soient à votre goût.

— Allons, ça ne peut être pire que les exploits de Sire Bogue !

— Pour résumer, il a menti et son mensonge a provoqué la fin de son règne...

— Merveilleux ! Il semble que vous soyez décidée à m'affubler d'un sobriquet peu flatteur.

Elle ne put réprimer un sourire.

— Choisissez-le vous-même dans ce cas !

Il pointa un index accusateur sur sa poitrine.

— Oh non non non, va pour "Sire Bogue". Je porterai avec dignité le vilain nom que vous m'avez choisi, et je me réjouirai de voir la culpabilité vous ronger chaque fois que vous le prononcerez.

Elle se mordit de nouveau la lèvre en un exquis mouvement de culpabilité feinte et croisa les bras.

— Ma foi, je suis prête à l'assumer. Et vous ?

— Avec fierté et honneur !

Sur ce, ils se remirent en marche, Cenelle arborant un air satisfait qui le ravit et l'agaça tout à la fois. Elle avait gagné cette manche.


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