20 - Rouille

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Qu'ai-je à lui offrir ? se demandait Cenelle, assise à côté de Corvéus.

Ils avaient fait quelques pas et s'étaient installés sur un mur à demi-écroulé à l'arrière de la ferme. La mousse qui avait colonisé les pierres rendait l'assise confortable et dégageait une douce odeur de girofle. Le soleil atteindrait bientôt la cime des arbres dont les ombres s'étiraient sur leurs visages, imitant d'étranges peintures guerrières.

Seuls quelques passereaux brisaient le silence à présent qu'ils s'étaient tus et réfugiés dans leurs pensées respectives.

Il voulait voyager avec elle. Il le lui avait dit.
Elle était heureuse de revoir Lynx, mais demain ou dans quelques jours ils se quitteraient de nouveau pour plusieurs semaines, mois, et cela lui convenait. Lynx faisait partie des quelques repères familiers auxquels elle se raccrochait parfois. Un abri qu'elle savait trouver en cas de tempête. Jolin... Elle venait tout juste de le rencontrer, et déjà il lui paraissait plus essentiel. Comme si rien ne pourrait le remplacer.

Cette sensation l'inquiéta. Elle ne voulait pas se laisser aller à cette dépendance. Sa compagnie était si agréable, si chaleureuse. Elle n'avait pas envie qu'il s'en aille. Elle voulait encore sentir sa main sur sa joue.
La solitude lui pesait tant parfois, que Cenelle avait à maintes reprises envisagé de s'offrir en pâture aux démons. L'instinct de survie avait été le plus fort à chaque fois. Plus forte encore était la conviction acquise sept ans plus tôt, qu'elle devait rester seule et ne plus jamais s'attacher à qui que ce fut. Elle avait tenu, bon gré mal gré, jusqu'à l'arrivée impromptue de cet homme aux yeux noirs dont chaque sourire affaiblissait sa résolution. Il semblait apprécier sa compagnie, se montrait drôle, doux. En retour, elle le rabrouait sans cesse, malgré la culpabilité immédiate qui s'ensuivait.

J'ai peur de souffrir à nouveau, s'avoua-t-elle simplement. Peur que si je baisse ma garde, je...
Je ne survivrai pas à une nouvelle perte.
Mais je ne veux plus vivre comme ça.

Cenelle prit une grande inspiration et déclara à brûle-pourpoint :

— Je ne veux pas que vous partiez.

Corvéus parut surpris mais se ressaisit bien vite. Il lança, enjôleur :

— Vous ne pouvez plus vous passer du chant mélodieux des corbeaux, n'est-ce pas ?

— Promettez-moi qu'ils se tairont de temps en temps !

— Je ferai mon possible, mais ils ne m'écoutent que quand ça les arrange !

— Je n'ai rien à vous offrir, si ce n'est une vie rude et dangereuse.

— Je n'ai rien à vous offrir, si ce n'est des compagnons bruyants, et des traits d'humour au goût douteux.

Il se sourirent et se prirent la main. Dans ce contact chaleureux, que Cenelle accepta pleinement pour la première fois, ils furent tous deux emportés par une force qui les guidait l'un vers l'autre. Les liens qui connectaient Cenelle à l'aubépine et Corvéus aux corbeaux évoluèrent, se prolongèrent jusqu'à se trouver l'un l'autre, se reconnaitre, se mêler pour ne faire qu'un.

Un même frisson les parcourut, un léger voile passa devant leurs yeux, puis ils restèrent là, main dans la main, à savourer le moment.
La voix de Lynx les fit sursauter.

— On chasse en meute ce soir ?

Corvéus avisa son équipement, qu'il trouva impressionnant. Un baudrier de cuir contenait un nombre conséquent de lames de toutes tailles. Une épée courte était ceinte à sa taille, une autre lui barrait le dos. Il tenait à la main un épieux presque aussi grand que lui. Cenelle se releva et s'approcha.

— Tu as senti des démons par ici ?

— Ça grouille, Cen, j'en tue toutes les nuits ! La guerre leur fournit généreusement la chair fraîche !

Il sortit de sa poche une demi-douzaine de petites pierres noires serties de cristaux rouges ou verts. Cenelle haussa les sourcils.

— Tu n'avais pas de contrats pour ceux-là ?

— Non, m'dame, je les ai supprimés avant même qu'ils aient fait des victimes ! dit-il pas peu fier.

— Toi ? Tu les détruis gracieusement ?

— Ah non, ma peau vaut bien une compensation ! Quand j'en ai suffisamment, je vais les vendre au marché noir de Dorentice. Y a des fous qui sont prêts à lâcher leur or pour ces saloperies !

— Mais que peuvent-ils en faire ?

Le chasseur haussa les épaules.

— Prétendus trophées de chasse, colliers, magie noire... J'en sais foutre rien, mais ça paie bien !

Cenelle grimaça à l'idée que ces résidus de démons puissent encore servir à de noirs desseins.

— Cen, j'ai jeté un œil à tes armes, t'as vu dans quel état est ton fouet ?

— Je sais...

— Tu sais aussi qu'il y a un forgeron à Six-Sources ? Plusieurs maillons ont besoin de soudures, d'autres sont bouffés par la rouille. Bordel, tu fais quoi si ça lâche en plein combat ?

— Ça ne lâchera pas...

— Ah non ? T'as pas besoin de les affaiblir, pas besoin de la pierre ni des symboles, et t'as pas besoin de ton fouet non plus, c'est ça ?

— Lynx... C'est arrivé une seule fois, et je ne sais pas comment ! J'ai peut-être eu de la chance ! J'avais espéré que tu pourrais me l'expliquer, c'est pour ça que je suis venue !

Il se passa la main sur le visage.

— Je peux pas, Cen, j'ai jamais vu ça ! J'ai peut-être une piste, une femme est venue me voir il y a à peu près un mois... J'ai cru à une bonimenteuse mais ce que tu me dis là... On en reparle demain, d'accord ? En attendant, trouve dans mes affaires de quoi rafistoler ton fouet ! Je vais essayer de débusquer quelques démons, qu'on ait de quoi s'amuser cette nuit ! Surveille le feu, et si des capes noires se pointent, essaie d'en garder un en vie !

— Pourquoi ?

— Parce que eux aussi pullulent ! J'ai demandé des informations à quelques contacts, personne sait rien sur eux. Impossible de savoir ou, quand ni comment ils recrutent et se réunissent. Je n'ai jamais réussi à en capturer un vivant. Le seul que j'ai réussi à ne pas achever s'est lui-même donné la mort quand il a compris que je comptais l'interroger. Et ça m'ferait mal de finir étranglé par ces salopards après avoir échappé à leurs bestioles démoniaques !

— Comment ça "leurs bestioles" ? Je ne crois pas que les démons appartiennent à qui que ce soit !

— Ça se tient, non ? Les seules cibles des capes noires sont les chasseurs de démons et les culs blancs de la Main. La destruction des démons est bien notre seul point commun avec ces fanatiques !

— Je sais bien mais...

— Cen, je sais pas pourquoi t'admets pas que les démons puissent être invoqués. Ils arrivent pas tout seuls, j'en suis persuadé ! Des sorciers qui seraient capables de trucs pareils, j'en ai déjà croisés ! Et je suis même prêt à parier que ce sont eux qui se sont regroupés sous les capes noires.

Lynx tapota la poche dans laquelle il avait rangé les pierres de démons.

— Et si ces bon Dieu de capuchons blancs et noirs pouvaient s'entre-tuer et me laisser m'occuper des démons, je pourrai bientôt me payer de quoi mettre les voiles et vivre comme un prince !

Il accompagna son sourire carnassier d'un haussement de sourcils, puis conclut :

— Soyez prêts avant le crépuscule !

Sur ce, il partit à grandes enjambées dans le petit bois qui longeait la prairie.

Ils le regardèrent s'éloigner puis regagnèrent la façade sud de la ferme. Corvéus se posta là où le chasseur les avait surpris, et Cenelle s'empara de ses armes et s'installa près du feu. Elle utilisa son poignard pour tenter de resserrer quelques mailles de son fouet qui était effectivement mal en point.

Corvéus réalisa que Lynx ne devait pas savoir dans quelle précarité vivait la jeune femme. Chasseur aguerri, il s'était visiblement fait un nom dans les environs, tuait un nombre impressionnant de démons, et se faisait payer grassement. Avoir le ventre plein et des lames affutées était pour lui une évidence. Peut-être même s'offrait-il quelques distractions et un lit de plumes lorsqu'il gagnait la ville, mais son ancienne élève n'était pas si bien lotie. Cenelle n'avait probablement pas les moyens de faire ressouder les maillons de son fouet, ni d'offrir une nouvelle lame à son poignard.

— Peut-être aurions-nous dû vendre mes bracelets finalement ?

Il désigna l'exemplaire restant qui pendait à sa ceinture. Ils avaient convenu que vendre des biens appartenant à la Main n'était pas judicieux, et le risque trop grand. Cenelle ne connaissait aucun revendeur de confiance qui tiendrait sa langue à coup sûr. Ils s'étaient débarrassés des bracelets de fer dans un fossé. Corvéus avait tenu à en garder un, il ne savait trop pourquoi.

— Si nous faisons bonne chasse cette nuit et les suivantes, nous aurons de quoi réparer mes armes, et en trouver pour vous. En attendant je vais vous expliquer comment se déroule la traque et la destruction des démons.

Corvéus pâlit, et Cenelle tenta de le rassurer.

— N'ayez crainte, nous ne vous exposerons pas ! Lynx et moi nous occuperons des démons, vous n'aurez qu'à observer.

Le jeune homme ne s'inquiétait pas, il était tiraillé entre l'envie de participer à la chasse dont la perspective l'excitait déjà, et le souvenir de la promesse faite à la prêtresse de la Main Blanche.

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