21 - Quatre

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Cenelle affutait la lame émoussée de son poignard. Corvéus triturait machinalement le bracelet de fer qui pendait à sa ceinture.

— Peut-être devriez-vous chasser seuls cette nuit. J'aurais souhaité retourner à Six-Sources.

Elle s'interrompit et le regarda.

— Je croyais que vous vouliez apprendre à chasser les démons ?

— Oui ! Je le veux, mais je me suis souvenu de mon nom en déambulant dans les rues ce matin. Alors j'avais envie de retourner en ville pour voir si d'autres souvenirs me reviendraient... Je pensais que je serais plus discret si j'attendais la nuit.

— Mais, vous avez dit ne plus vouloir courir après votre passé ?

Corvéus pesta intérieurement de s'embourber dans ses propres mensonges. Passant nerveusement la main dans sa tignasse hirsute, il regretta presque l'absence des corbeaux dont il aurait mérité les blâmes silencieux.

— Oui, j'ai dit ça, c'est vrai. Mais j'ai réfléchi, et peut-être que mes souvenirs nous seraient utiles, contre les démons, si les prêtres de la Main Blanche les chassent aussi, alors peut-être que, enfin, je ne sais pas.

Rien ne pénétra le masque imperturbable de son visage, pourtant le regard de Cenelle le transperça.

— Jolin, avez-vous recouvré d'autres souvenirs ?

— Non ! répondit-il avec trop d'empressement. Non, enfin, non, je ne me souviens de rien d'autre !

Cette vérité ne l'empêcha pas de bafouiller et de se sentir encore plus coupable. Son cœur fit un bond dans sa poitrine lorsque la jeune femme posa sa pierre et son poignard pour s'approcher de lui. Elle posa sa main sur son bras et lui dit avec sollicitude :

— Je sais combien l'idée d'affronter un démon peut être terrifiante. La première nuit j'étais tellement pétrifiée que je suis restée cachée derrière un rocher sans même oser regarder comment Lynx s'y prenait. Il n'y a aucune honte à avoir peur !

Corvéus fut soulagé qu'elle s'oriente d'elle-même sur une fausse piste. Il trouvait certes peu flatteur de passer pour un couard, mais préférait cela au fait qu'elle le soupçonne de lui cacher quelque chose.
De sa main irradiait une douce chaleur qui comblait le vide au creux de son estomac provoqué par l'absence des corbeaux. Au diable cette prêtresse et son temple.
Il posa sa main sur la sienne et la serra.

— Vous me protégerez ? demanda-t-il d'un sourire contrit.

— Je vous le promets !

— Et vous tairez ce moment de faiblesse à votre maître ?

Elle sourit d'un air mutin qu'il lui connaissait bien.

— Mmh... Et me priver de l'entendre se moquer de vous ? Je ne crois pas, non.

Esquissant une moue faussement indignée, Corvéus supplia :

— Je vous en conjure, en échange de votre silence, je vous dégoterai les pommes les plus frippés et pourris que l'on puisse trouver !

Elle rit franchement.

— Si je puis acheter votre silence, je compte bien obtenir plus que des fruits gâtés !

Il la prit par la taille et souffla :

— Tout ce que vous voudrez...

Cenelle cessa de respirer. Ils étaient si proches l'un de l'autre qu'elle distingua les nuances métalliques dans ses yeux noirs penchés sur son visage. Son odeur musquée l'enivra. Ses mains se crispèrent sur les bras qui l'emprisonnaient avec douceur.

Corvéus réalisa qu'il s'était encore laissé emporter. Il relâcha calmement son étreinte et murmura :

— Pardonnez mon enthousiasme, votre rire me ferait perdre la raison.

Un sourire rassurant appuya ses paroles.

— Je serai patient, ajouta-t-il en frôlant légèrement sa joue avant de retrouver son ton enjoué. Les démons, eux, n'attendront pas ! Sauriez-vous faire en sorte que j'évite de me ridiculiser ?

Le coeur de Cenelle mit quelques instants à retrouver un rythme régulier. L'intensité des émotions qui venaient de la traverser avaient animé son corps jusque dans des recoins dont elle avait oublié l'existence. En elle, des bourgeons de vie fanés depuis des années germaient à nouveau. Timidement. Abreuvés des paroles de Corvéus, nourris de ses sourires.

Le soleil déclinait lentement vers l'horizon lorsqu'ils s'installèrent près du foyer où la chasseuse entreprit de former son nouvel apprenti.

— La journée, les démons se cachent à l'intérieur d'un arbre mort, ou d'un cadavre d'animal. Ils craignent le fer. Si on transperce leur refuge avec du fer, ils sont forcés de le quitter et de s'exposer brièvement à la lumière du jour avant de s'infiltrer dans la terre à la recherche d'un nouvel abri. Cela les affaiblit. Ils sont alors moins forts la nuit venue.

— Pourquoi craignent-ils le fer ?

Cenelle haussa les épaules.

— Personne ne le sait. C'est comme ça. Ensuite, ils sortent à la nuit tombée pour se nourrir de chair humaine. S'ils ont été débusqués, ils sont attirés par le métal qui a transpercé leur cachette. Alors on n'a plus qu'à les attendre.

— Simple en somme, on s'offre comme appât ! s'exclama Corvéus faussement rassuré.

— Simple oui, mais pas facile. Il faut les affronter sur la pierre, sans quoi ils se terrent de nouveau dans le sol dès qu'ils sont touchés. Sur la pierre ils sont comme prisonniers. Il faut aussi y graver des symboles pour les détruire. Sans quoi s'ils sont touchés, ils se dématérialisent mais reviennent ensuite. Les prêtres de la Main installent parfois dans leurs temples des dalles circulaires gravées, de pierre ou de béton. Lynx et moi dessinons les symboles à même la roche, et cela fonctionne aussi bien !

— Merveilleux ! Mais, vous les coincez sur la pierre avec des dessins et... Ils meurent ? C'est tout ?

— Non ! Ils craignent aussi le feu et hésitent à le franchir. Et puis, il faut les frapper, au niveau de la nuque si possible, avec des armes contenant du fer et du cuivre. Là seulement, ils sont détruits. Alors il ne reste d'eux qu'une pierre comme celles que Lynx vous a montrées. Sertie de cristaux verts ou rouges. Si vous ne retrouvez pas la pierre, le démon n'est pas détruit et il reviendra.

Corvéus déglutit avec peine. Tout cela devenait trop concret à son goût. Il n'eut soudain plus envie de se créer de nouveaux souvenirs impliquant des armes, des affrontements, encore moins des démons.

— Rouge ou vert, mmh ?

— Oui rouge ou vert. Je ne sais pas pourquoi non plus. Les verts sont plus vifs, plus puissants et difficiles à tuer.

— Arrête, Cen, ils sont pas pires que les rouges !

Lynx était apparu sur un muret à demi écroulé, fièrement appuyé sur son épieux. Une fois de plus son arrivée furtive les avait surpris.

Il sauta au bas du mur en silence et avec souplesse, un sourire accroché à la face.

— On n'aura pas à se chamailler, y en aura pour tout le monde !

ll fit danser quatre doigts devant eux.

— Quatre ? Mais Jolin n'est pas prêt ! D'ailleurs il n'a pas d'arme.

— Je peux lui prêter une dague !

Il se tourna vers le jeune homme qui avait légèrement pâli.

— Ça te va ?

— Euh... Je ne suis pas certain de... Vous pouvez m'expliquer comment m'en servir ?

Lynx pouffa, pensant à une plaisanterie.

— Il ne se battra pas, Lynx, il ne sait pas !

— Bordel, Cen ! Pourquoi on l'emmène alors ?

— Pour qu'il apprenne !

— Ha ! Avec quatre bestiaux sur nos talons, il va apprendre vite !

— Je ne pensais pas qu'ils seraient aussi nombreux...

— Bah, on a déjà vu pire, nous deux, pas vrai ? On va se les faire ! Monsieur verra de quoi sont capables les pros !

Il cracha en direction de la ville et du temple de la Main Blanche.

— Allez, on prend quelques forces, et on y va. Le plus proche promontoire rocheux est à près d'une lieue, et si on n'y est pas avant la nuit, je ne donne pas cher de notre peau ! Tu sais courir vite au moins ? lança-t-il goguenard à Corvéus dont toute couleur avait quitté le visage à présent.

Cenelle se joignit au rire franc de son maître, et Corvéus se sentit soudain plus léger. La peur le saisit à nouveau lorsque le soleil disparut derrière le mur de pierre, rempart illusoire entre eux et la forêt où les attendaient les démons.

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