5 - Contacts

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Le râle du démon se déversait le long des parois de l'abri, heurtant le sol avec fracas, se répandant sur la roche humide que Cenelle sentait vibrer sous ses bottes de cuir. Il pénétrait en elle avec la force d'une onde glacée venant cogner contre son cœur qu'elle sentait prêt à céder comme une digue sous l'assaut rageur d'une tempête. Elle n'était même pas sûre que ce cri fut réellement audible. Elle le ressentait à travers tous les pores de sa peau.
Les yeux rouges la fixèrent un instant, puis deux membres apparurent de chaque côté, pourvus de griffes qui raclèrent la pierre. Elles vinrent s'accrocher sous l'avancée rocheuse, bientôt suivies de la paire d'yeux, d'un corps massif, et de deux autres membres. Le démon était suspendu au plafond telle une araignée démesurée, plus grande qu'un homme, la tête et les yeux orientés vers Cenelle quels que furent les mouvements de son corps. Il avait une forme vaguement humaine, changeante. La lumière des feux semblait incapable d'en dessiner les contours, projetait sur le mur mille ombres, puis aucune, comme s'il changeait de texture, comme s'il l'absorbait pour ensuite se laisser traverser par elle.

Cenelle était hypnotisée. Il était immense : elle avait échoué à le débusquer lors de ses recherches diurnes. Planter son poignard dans son refuge et l'exposer à la lumière du jour l'aurait affaibli. Pour la première fois de son existence de chasseuse, la traque ne s'était pas déroulée comme prévu.

Il m'a retrouvée malgré tout. Le fer de ma lame ne l'a pas touché, mais dès son réveil, il s'est dirigé droit sur moi.

Jamais elle n'en avait vu de si massif, si impressionnant. Chaque mouvement du démon faisait flotter dans l'air des relents infectes de putréfaction, de perversion, de mort. Prise de hauts-le-cœur, Cenelle recula près des feux. Pourquoi n'avait-elle pas pensé qu'il pouvait les contourner par la voûte ?
Il continuait de la fixer tandis que membre après membre, il descendait vers le fond de l'abri, loin de la lumière des flammes. Bientôt il atteindrait le sol. Et se jetterait sur elle.
Que pouvait-elle faire ? Fuir dans les bois ? Il la rattraperait immédiatement.

« Un démon, c'est pas un gibier ordinaire, Cen ! Si tu te plantes, c'est toi qui finira dans sa gueule ! Y a un protocole à suivre ! »

Elle devait rester sur la pierre, elle le savait.

« Hors sol, Cen. Toujours. Sans quoi il se régénèrera. »

Serais-ce suffisant pour le détruire ?

« Oublie pas les symboles sur la pierre, pour le renvoyer dans les abysses. »

Elle n'avait pas gravé les symboles. Ne l'avait pas affaibli tant qu'il faisait jour. Pourrait-elle seulement le blesser ? Il fallait l'emprisonner. Le garder sur la roche jusqu'à l'aube. Mais survivrait-elle jusqu'au matin ?

Le démon mit fin à ses questions. Dans un mouvement impossible à toute créature vivante, il se tordit pour se retrouver à quatre pattes sur le sol sans se retourner. La tête frôlant la roche entre ses pattes pliées, il ouvrit une gueule béante, le corps secoué de spasmes comme s'il s'apprêtait à vomir les six Enfers.
D'un bond, il se jeta sur Cenelle. Elle fendit l'air de son fouet. Les anneaux de métal cinglèrent le vide. Le démon avait esquivé et chargeait de nouveau. Nouveau coup de fouet. Nouvelle esquive.
Il n'approchait pas des feux agités par leurs assauts mais se repliait au fond de la niche avant de bondir. Il attaquait d'un côté, de l'autre, reculait, chargeait, répondait aux coups de fouet par des coups de griffe. Elle ne l'avait même pas encore touché, et déjà son bras était moins vif. Déjà ses genoux ployaient sous la fatigue. La bête hurlait en permanence. De ce râle qui saturait ses sens, mettait ses nerfs à rude épreuve. Aucune respiration ne rythmait ce cri impitoyable, n'offrait de répit. Jamais il ne serait à bout de souffle comme elle l'était à présent. Jamais il ne se fatiguerait, ne ralentirait.
L'aube lui parut si lointaine.
Elle lâcha son poignard. Elle ne l'atteindrait pas de toute façon. Elle saisit une brindille dans un des feux et commença à tracer les symboles au charbon entre eux, tout en gardant les yeux rivés sur lui. Elle tentait d'alterner esquisses et coups de fouet mais il se ruait sur elle avec fureur, en permanence. Cenelle jeta un coup d'œil à son dessin. Les traces noires lâchées maladroitement n'avaient aucun sens.
Elle renonça, puis hurla à son tour, de rage, de frustration. Les yeux rouges du démon éclairaient plus que la flamme vacillante qu'elle tenait à bout de bras. Épuisée, tant nerveusement que physiquement, elle lança rageusement sa minuscule torche droit sur lui. Il ne bougea même pas.

— ALLEZ VIENS !

Quitter la protection des feux, s'approcher du démon : c'était sa seule chance de le toucher.
Elle fit tournoyer son fouet et avança sur lui. Les anneaux de fer arrachaient grincements et étincelles à la paroi rocheuse qu'ils heurtaient à chaque passage.

— JE NE TE CRAINS PAS !

C'était presque vrai. La terreur s'enfouissait peu à peu sous la colère.

— SAIS-TU COMBIEN J'EN AI RENVOYÉS DANS LES ABYSSES ?

Des larmes coulèrent sur ses joues de porcelaine.

— VIENS !

Son fouet le traversa, heurta la roche derrière lui. Le démon se tordit comme un vers, projetant ses membres dans toutes les directions à une vitesse inouïe.
Elle l'avait touché !
Elle ne distinguait plus qu'une énorme masse mouvante et hurlante qui se tordait sur le sol. Elle brandit son arme, prête à frapper une nouvelle fois, mais il se détendit subitement. Une griffe s'abattit sur son bras. Une douleur aigüe lui transperça les chairs et lui fit lâcher le manche de son fouet. Elle bascula en arrière. Allongée sur le dos, elle n'eut pas le temps de se relever. Les yeux rouges étaient juste au-dessus des siens, soudain complètement immobiles. Elle distingua alors deux petites pupilles noires qui lui transpercèrent l'âme.
L'espace d'un instant elle revit d'autres yeux, entendit d'autres cris. L'épouvante la submergea. Le monde se perdit dans ces deux points de ténèbres qui auraient dû l'emporter il y avait si longtemps.
Il ouvrit de nouveau sa gueule béante.
L'odeur, les corps déchiquetés.
Une main griffue lui saisit la gorge.
C'est sur sa cheville qu'elle ressentit la brûlure.
La gueule se referma. Avant d'avoir atteint ses chairs. Le démon resta comme figé, hésitant, puis la lâcha.

Il tourna brusquement la tête vers la forêt, se rua sur la paroi rocheuse et disparut à l'extérieur.
Abasourdie, Cenelle se redressa sur les coudes, scrutant la nuit au-delà des feux.
Un hurlement retentit. Un cri d'effroi, humain, qu'elle perçut distinctement de ses deux oreilles. Sans réfléchir elle attrapa son poignard, et sauta par-dessus les flammes.
Le démon était juste là, quelques pas plus bas, penché au-dessus d'un corps comme il avait dû l'être au-dessus d'elle quelques instant plus tôt.
Cenelle s'élança et se jeta sur lui, poignard en avant. Des deux mains, elle enfonça la lame dans sa tête, à l'arrière de son crâne, aussi loin qu'elle put. Le râle du démon se mua en une plainte perçante, déchirante, qu'elle avait entendu trop souvent. Elle retira de la masse sombre son poignard dont la lame commençait à être aspirée tandis que la créature se recroquevillait sur-elle-même. Le corps du démon se décomposa puis disparut, ne laissant qu'une fine couche de poussière noire sur son arme et sur ses mains. Son cri mourut après lui, à moins que ce ne fut son écho que Cenelle sentit vibrer dans le manche de son poignard. Elle se retrouva à califourchon sur un corps recouvert de poussière, inanimé mais exempt de morsures.
Tâtant les vêtements de sa main libre près de l'endroit où elle avait frappé et occis le démon, elle posa la paume sur ce qu'elle cherchait : une petite pierre noire et rugueuse, pas plus grosse qu'un ongle de pouce, semblable à un morceau de charbon serti de minuscules cristaux rouges. Elle mit les restes de la bête immonde dans la poche de sa veste sans même les regarder.
Elle sentit quelque chose de tiède sur ses doigts et vit qu'un liquide visqueux mêlé à la poudre noire coulait de la lame de son arme.
Elle se pencha sur l'homme inconscient. La lame avait traversé le démon et s'était enfoncée dans ses chairs, juste sous la clavicule.
Non !
Cenelle tâta son cou.
Il vivait encore.

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