6 - Recettes (part. 1)

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Cenelle avait eu un mal fou à tirer l'homme jusque sous son abri de pierre. Elle ne tenait pas à rester dans les bois. Ce démon était détruit, d'autres rôdaient peut-être encore. Elle avait alimenté ses feux afin qu'ils soient plus hauts, en avait allumé un supplémentaire sous la paroi, et avait pris quelques instants pour ralentir les battements de son cœur.

Ses membres ne tremblaient plus. C'était vraiment passé près cette nuit. Vidée, exsangue, elle s'en était finalement sortie mais n'en éprouvait aucun soulagement. La victoire avait un goût amer. Elle avait espéré y puiser une certaine force à une époque. À tout le moins la satisfaction d'avoir effectué une bonne action. Jamais un tel réconfort ne s'était manifesté. Un poids écrasant sur la poitrine ; le découragement, l'incompréhension, l'extrême solitude se muaient en questions incessantes, la harcelaient, l'oppressaient. Ils attendaient patiemment, jusqu'à ces moments durant lesquels elle devenait trop faible pour maintenir en place toutes les barrières qu'elle érigeait avec soin pour se protéger de la folie. Telle était devenue sa vie : un labeur constant pour oublier un passé qui ressurgissait chaque fois qu'elle tentait de l'exorciser en détruisant une créature de l'enfer.
Elle martela la pierre froide de son poing, jusqu'à ce que ses larmes refluent, jusqu'à les enfouir si profondément qu'elle ne les sentirait plus. Jusqu'à la prochaine fois. Jusqu'au prochain combat.

Elle fouilla sa poche à la recherche de la pierre noire sertie de cristaux rouges. Le démon était bel et bien détruit. Loin de la pierre et ses symboles. Sans avoir été affaibli. ..
Elle inspecta ses blessures. Son bras lacéré était noirci mais la griffure ne semblait pas très profonde. Sur sa gorge et sa clavicule, le contact de la main démoniaque avait brûlé sa peau. La douleur était intense, mais les plaies superficielles.
Cenelle prit quelques instants pour examiner tout son corps.
Aucune morsure. Quelle chance !
Elle expira profondément en se tournant vers l'homme inconscient.

Elle s'approcha de lui et lui prit la main. Sa peau était tellement froide qu'elle tâta son cou à nouveau. Elle fut presque contrariée de sentir des pulsations régulières sous ses doigts.
Elle souleva son manteau : la lame du poignard avait pénétré profondément mais la coupure était propre et nette.
Bien qu'elle fut auparavant passée au travers d'un démon.
En revanche une vilaine plaie ouverte emplie de boue séchée lui barrait le front, de l'extérieur du sourcil gauche jusque dans le cuir chevelu. Elle examina le reste de son corps, et n'y trouva aucune morsure, aucune écorchure souillée de poussière noire. Le démon n'avait pas eu le temps de s'en prendre à lui. Il était pourtant penché sur son corps lorsqu'elle l'avait détruit.
Elle prit le temps de l'observer. Son âge était difficile à déterminer sous la croûte de saleté qui lui recouvrait le visage, mais elle estima qu'il était plutôt jeune. Pas autant qu'elle, plus que Lynx.
Elle ignorait l'origine de sa blessure au front et n'osa pas y toucher. Il ne passerait probablement pas la nuit de toute façon. En revanche elle examina l'entaille qui suintait encore sous sa clavicule : elle ne voulait pas être responsable de sa mort.

Elle sortit de sa besace un petit bol en merisier, une outre d'eau, et un carré de tissu qu'elle déroula sur le sol. De petites pochettes y étaient cousues, sur lesquelles étaient brodés des signes connus d'elle seule, et contenant chacune un sachet de toile empli de simples. Elle en choisit un dont elle déversa le contenu dans le bol et commença par nettoyer la plaie à l'eau claire. Dans un second rouleau de tissu, elle attrapa un flacon de verre et versa quelques gouttes d'alcool sur les fleurs de lis qu'elle avait sélectionnées.
Ces gestes familiers, exécutés maintes fois, la calmèrent aussitôt. Elle sentit peu à peu la tension quitter son corps, bientôt remplacée par une quiétude elle aussi familière.
Lorsqu'elle effrita les pétales de lis entre ses doigts, leur odeur subtile l'emporta loin des parois froides et humides de son abri de fortune, jusqu'à une natte de jonc qu'elle caressait de ses pieds nus ... des toiles tendues sous le soleil, couvertes de racines et de feuilles ... le doux cliquetis d'un carillon de bois ... le goût sucré des bonbons à la sève de sapin … une table jonchée d'ustensiles, de sachets et de bocaux ... un chignon de cheveux blancs piqueté de fleurs séchées... Et sa voix. Rauque. Tranquille. Rassurante.

— Comme ça, tu vois ?

Coryla rendit le pilon à Cenelle, qui ajouta quelques feuilles de frêne dans son bol et les broya dans un mouvement circulaire, comme la vieille femme venait de le lui montrer.

— Là. Tu sens le frêne autant que la sauge ? Là, c'est bien. Tu peux ajouter l'argile maintenant.

Elle ajouta une cuillerée de terre blanche à sa préparation, et mélangea. Coryla regarda la mixture, y ajouta une deuxième cuillerée et sourit.

— Là. C'est la bonne couleur, tu vois ?

Cenelle acquiesça puis demanda soudain.

— Comment te souviens-tu de toutes ces recettes ? Je ne te vois jamais consulter de livres.
— Je ne suis pas une fichue prêtresse de la Main Blanche, celles-là ont besoin de tout noter dans leurs annales. Je me sers de ma tête, c'est tout ce dont j'ai besoin !
— Qui t'a appris tout ça ?

— Ma mère, et sa mère avant elle.
— Elles avaient le même don que toi ?

La vieille perdit son sourire. Elle prit un air sévère qu'elle ne lui connaissait pas.

— Je n'ai aucun don, Cenelle, ni toi non plus, tu m'entends ?
— Mais comment...

Elle lui prit le bol des mains et l'attrapa par le menton.

— J'ai appris, c'est tout. Comme je t'apprends tout ça à mon tour. Tout le monde peut apprendre.

Cenelle acquiesça de nouveau, incapable de prononcer un mot, surprise par la réaction de la vieille femme qui se leva, frotta ses mains sur son tablier, et fit quelques pas dans la minuscule pièce de sa chaumière avant de revenir s'asseoir en face de la jeune fille déconcertée.

— Sais-tu préparer des galettes des moissons ?
— Bien sûr ! répondit Cenelle de plus en plus perdue.
— C'est parce que tu as appris. Ta petite sœur, elle, ne sais pas encore. Quand ta mère lui aura montré comment faire, elle saura. Tu comprends ?
— Oui, mais...
— Ce sont des recettes de cuisine que je te transmets, ni plus, ni moins !
— Mais ce que tu m'as interdit de ...
— Des recettes, Cenelle. Je t'apprends à reconnaître les plantes, et à les utiliser pour faire des tisanes et des onguents. C'est tout. Tout le reste, ça n'existe pas !
— Très bien.

La jeune fille baissa les yeux sur l'onguent qu'elle touilla machinalement.
Coryla sortit devant la maison et se saisit d'un bâton pour remuer les feuilles qu'elle avait mises à sécher au soleil, la laissant là, perplexe, et un brin contrariée. Elle avait soudain l'impression que sa vieille amie la traitait comme une petite fille faisant un caprice. Elle n'avait pourtant pas inventé ce qui se passait quand elle touchait de l'aubépine. Coryla avait même semblé la croire. Comment pouvait-elle le nier maintenant ?
Cenelle se releva d'un bond, décidée à ne pas en rester là. Elle se planta sur le pas de la porte et lâcha :

— Ça n'existe pas, ou je n'ai pas le droit d'en parler ?

La vieille la fixa un instant sans rien dire, posa son bâton et lui fit signe de retourner à l'intérieur. Elle s'installèrent de nouveau devant la table embaumée par les sachets de simples. Coryla soupira, croisa les mains devant elle, et ne put s'empêcher d'esquisser un sourire.

— Les deux, ma jolie ! Si tu n'en parles pas, ça n'existe pas. Et pour l'instant, tu ne dois pas en parler. Prépare-nous une décoction de saule, veux-tu ?

Cenelle n'insista pas. Ce « pour l'instant » était tout ce qu'elle avait espéré. Elle ne niait pas. Elle accepterait de lui parler de tout ça un jour.

— Tu as encore mal ? demanda-t-elle en cherchant le sachet d'écorces.
— Cette douleur ne me quittera pas plus que mes rides, ma jolie ! Mais l'infusion n'est pas pour moi, c'est pour ton père.
— Oh, il a dit qu'il n'avait plus mal !
— Oui. Et sa hanche hurle le contraire. Donne-la lui tout de même... Et tu sais, les hommes sont...

Coryla fut interrompue par un cri.


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