029 Le Grand Conseil

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Constantin relu pour la vingtième fois son document de travail. Il contenait tous les arguments, faits, preuves qu’il pouvait avancer pour étayer sa requête en suspicion légitime, devant le grand conseil enfin réuni. Il n’était pas satisfait. Il y avait là beaucoup d’arguments, mais il manquait l’ultime, celui qui transformerait sa démarche, suspectée de basse manœuvre politique, en croisade pour la sauvegarde de l’esprit des institutions. Il soupira, le front appuyé contre ses mains. Un grattement à la porte du bureau attira son attention.

  — Oui ? Entrez !

Batistin Beaufils entra, visiblement très gêné.

  — Bastistin ? Tu as un message pour moi ?

Bastistin secoua négativement la tête. Il ne semblait vraiment pas à l’aise.

  — Et bien, parle ! Que me vaut le plaisir de ta visite ?

  — Et bien…voilà : j’ai des informations qui pourraient vous intéresser.

  — Ah ! Mais tu sais que le fonctionnement du conseil des sages est suspendu ?

  — Oui. En fait il s’agit de la requête que vous avez déposé.

Constantin fronça les sourcils.

  — Soit plus précis. Commence par t’asseoir et calme-toi. Je ne suis pas là pour te juger. Si tu estimes avoir des informations à me communiquer tu as toute mon attention.

Bastien soupira.

  — Vous savez, ce n’est pas simple pour nous : vous êtes deux sages que nous respectons et vous vous opposez… Qui devenons-nous supporter…

  — Mais vous n’avez pas à choisir. C’est le Grand Conseil qui doit résoudre la crise. Pour le moment, l'activité des sages est suspendue. Nous n'avons pas le droit de te confier de mission depuis que ma requête a été déposée.

Bastien soupira à nouveau.

  — Justement...

Son élan se cassa net. Il dodelina de la tête, tout en gardant son regard baissé puis reprit d'une voix hésitante:

  — Mais si je sais quelque chose qui peut influencer la décision de la Grande Chambre, le dire c’est prendre partie…

  — Absolument pas  ! Tu témoignes sur des faits avérés. Dire la vérité ce n’est pas prendre parti, c’est faire son devoir. Par contre, cacher des informations, c’est prendre parti, car cela peut empêcher la vérité de triompher. D’accord ?

  — Si vous le dites.

Il respira un grand coup avant de lâcher précipitamment son témoignage.

  — Bon, et bien voilà : Lina Carolis m’a envoyé sur la planète Trascan.

  — Trascan ? Ce n’est pas vraiment là que se décide l’avenir de l’humanité !

  — J’avais pour mission de porter un message au messager de cette planète.

  — Quoi ? Quand est-ce qu’elle t’a donné cette mission ?

Batistin baissa la tête et répondit dans un souffle.

  — Après que vous ayez déposé votre requête.

  — Tu es sûr ? Elle n’en avait pas le droit ! Comme je viens de te l'expliquer, le fonctionnement du conseil des sages était suspendu de facto. Et de toute manière, elle n'avait pas le droit de décider seule une telle chose. Et sais-tu le contenu du message ?

  — Heu… Je crois qu’elle lui expliquait ce qui se passait sur Solera et lui demandait de s’y rendre…

Constantin frappa ses mains l’une contre l’autre et fit plusieurs fois le tour de la pièce, à grands pas. Cette fois, il la tenait. Cette histoire serait le coup de grâce. Plus personne ne pourrait nier qu’elle agissait en dehors de tout cadre légal, poursuivant ses projets chimériques aveuglément. Il essaya de se calmer et revint s’asseoir en face du pauvre messager.

  — Tu as bien fait de venir me voir, Batistin. Ce qui s’est passé est très grave, et, malgré ma requête en suspicion légitime, je ne l’aurais jamais cru capable d’une décision aussi folle. Cela renforce ma conviction  : il est impératif de l’empêcher de bafouer encore nos institutions. Tu devines que je serais certainement obligé de te faire citer comme témoin ?

Batistin pâlit mais hocha la tête en signe d’acquiescement.

Le président de séance du Grand Conseil rétablit le silence dans la salle avant d’annoncer.

  — Je demande maintenant à Constantin Corcan, l’initiateur de la requête en suspicion légitime, de venir faire sa dernière déclaration, avant que nous procédions au choix d’une motion et à son vote.

Constantin s’avança, le cœur serré. Cela devait être son triomphe  !

  — Mesdames, Messieurs. Ce n’est pas de gaieté de cœur que j’ai déposé ma requête en suspicion légitime. Je crois qu’aucun sage n’a jamais eu envie d’avoir à le faire. J’ai cru, en toute bonne foi, que c’était mon devoir et je n’ai pas l’habitude de m’y soustraire. J’ai passé les trente derniers jours à préparer cette intervention, à peser chaque mot. Je me suis appliqué à différencier les faits relevant de cette procédure de ceux qui ne relevaient que du fonctionnement normal du conseil des sages. J'ai été aussi attentif à ne pas retenir les faits qui m'indisposaient, parce qu'ils venaient d’un adversaire politique, et afféraient à un projet que je désapprouvais. J’ai estimé, et j’estime toujours, que Lina Carolis a abusé de sa position dominante au conseil des sages, pour court-circuiter quelque peu les procédures, en essayant d’imposer sa volonté sans débat démocratique. Cependant, il me faut bien reconnaître que le plan était son œuvre. Elle pouvait penser, presque légitimement, être la seule à pouvoir le conduire au succès. De son coté, elle pouvait regretter de trouver en face d’elle une opposition systématique et de tous les instants venant de ma part.

Des murmures de stupéfaction montèrent de l’assemblée. Le président réclama le silence à coups de marteau vigoureux.

  — Des amis m’ont prévenu que la requête en suspicion légitime était une procédure très grave. Je ne les ai pas écoutés. Je regrette maintenant mon orgueil et, en mon âme et conscience, je retire ma requête. J'estime, avec le recul, que les faits reprochés à ma collègue n’étaient pas d’une nature si grave qu’il faille en venir à remettre en cause sa légitimité.

Constantin dû se taire devant le brouhaha qui montait de l’assemblée. Le Président de séance s’époumonait inutilement pour essayer de ramener un peu de calme dans la salle, tout en maniant son marteau d'une façon presque hystérique. Assise droite et raide sur son siège, Lina Carolis n’avait pas laissé paraître une surprise excessive. Son regard noir scrutait le visage de son ennemi, essayant de deviner quelle manœuvre tortueuse se cachait derrière ce revirement apparent.

En fait, tout s’était joué une heure plus tôt.

Constantin marchait de long en large sur le parvis du palais du conseil, dominé par les colonnades cyclopéennes qu'il trouvait si démesurées et immodestes. Il répétait mentalement l’intervention qu’il devait faire devant le Grand Conseil.

Dans une heure, il citerait Batistin à la barre et, avant la fin de la journée, Lina Carolis ne serait plus au conseil des sages. Il avait retardé au maximum la révélation de sa dernière turpitude, afin de bénéficier du coup d’éclat juste avant la délibération et le vote du Grand Conseil.

Une limousine se gara au pied de l’escalier. Constantin se demanda qui avait pu obtenir le droit d’approcher son véhicule du palais. La vitre arrière s’escamota et un bras apparu, lui faisant signe d’approcher. Il jeta un coup d’œil à la ronde, mais, personne ne se tenant à proximité, c’était bien à lui que s’adressait l’invite. Il s’approcha. La portière s’ouvrit sans bruit. Il fit encore un pas en avant et passa la tête à l’intérieur. Sur la banquette arrière se trouvait son maître Julius Perdeki. Stupéfait, il monta dans le véhicule et s’assit à coté de lui. La portière se referma mais le véhicule ne bougea pas.

  — Julius ! Votre santé semble s’être dégradée. Ce n’est pas prudent de vous exposer à des fatigues inutiles.

  — C’est bien aimable à toi de t’inquiéter de ma santé. Vois-tu, je devais absolument te parler maintenant, avant que tu ne fasses ton ultime déposition.

  — Vous n’êtes quand même pas venu encore une fois pour me demander de renoncer ? Depuis notre dernière discussion des faits nouveaux, très graves, sont apparus et mon devoir est d’en informer lle Grand Conseil.

Julius hocha la tête.

  — Je sais, je sais : Lina Carolis a fait prévenir le messager de Trascan et l’a envoyé sur Solera pour limiter les dégâts.

Corantin accusa le coup.

  — Vous étiez au courant ?

  — Oh, je sais beaucoup de choses bien que je reste cloîtré chez moi.

  — Alors vous êtes obligé d’admettre qu’après cette forfaiture je ne peux plus retirer ma requête. La vérité doit éclater au grand jour  !

  — Lina Carolis a fait une grande folie, mais elle voyait sombrer le projet de sa vie. Il était inhumain de rester là sans rien faire  !

  — Enfin Julius  ! Vous ne pouvez pas prendre sa défense en connaissant cela  !

  — Vois-tu, Constantin, pour qu’une décision soit prise par le Grand Conseil en toute équité, il faut que tous les faits soient exposés.

  — Je ne vous le fais pas dire…

Le vieil homme leva la main pour couper l’élan oratoire de son cadet.

  — J’ai dit "tous-les-faits".

Il avait détaché chaque mot avec insistance. Constantin fronça les sourcils, se demandant où son maître voulait en venir.

  — L’abus de pouvoir de Carolis, certes il faut l’exposer. Mais que dire alors du mystérieux échec du plan sur Solera ?

Constantin eut une seconde d'affolement.

  — Que voulez-vous dire ?

Sa voix avait perdu de sa vigueur, une fêlure était sensible.

  — La formation du messager de Solera a commencée, puis s’est interrompue, très tôt. Et maintenant, vingt ans après, un mineur recueille des bribes du message, fort opportunément pour faire échouer le plan de Carolis.

  — Je ne vous suis pas.

  — Oh si, tu me suis très bien. Les vérités cachées le restent tant que l’on ne sait pas où les chercher. Mais, ces derniers temps, j’ai compris beaucoup de choses. Les enquêteurs, que j’ai diligentés sur Solera, ont confirmé mes soupçons. Il y a vingt ans, lorsque nous avons perdu le contact avec le messager de cette planète, tu étais en mission sur Ursianne. Mais, tu as eu le temps de faire un saut sur Solera pour saboter le processus.

  — Et, si je suis bien votre délire, j’y suis retourné récemment pour former le prophète ?

  — Non, pas toi, mais tes cousins du coté de ta mère, les frères Alan et Brutus Bartel. Je dispose de toutes les preuves, et je suis là pour les communiquer au Grand Conseil, après ton témoignage bien entendu.

Constantin était anéanti mais il essaya de ne pas le laisser paraître.

  — Si vous m’en parlez d’abord, c’est que vous souhaitez négocier.

  — Négocier n’est pas le mot exact. Le déballage de tout ce linge sale en public est très néfaste à nos institutions. Deux sages exclus de leur rôle d’un seul coup, après des manœuvres d’une grande bassesse, qui aura encore confiance dans les prochains « sages »  ? Voici ce que je te propose  : tu retires ta requête et, bien sûr, ne parle pas des dernières manœuvres de Carolis. Moi, de mon coté, je ne témoigne pas.

  — Ce n’est pas possible. Je la tenais…

Constantin s’interrompit et soupira.

  — Dire que le coup fatal viens de vous !

  — Je te retourne le compliment  : dire que toute cette boue viens des agissements de toi, mon disciple ! Mais tu ne sais pas tout : le président de la chambre, et ses deux vice-présidents, sont déjà au courant du dossier dans son entier, y compris ce que tu as fait sur Solera, y compris ce que Carolis a fait avec le messager de Trascan. La motion sera donc rédigée en connaissance de cause, mais sera limitée par le soucis de ne pas ébruiter les faits les plus choquants pour notre institution. Alors, que décides-tu  ?

  — Ai-je le choix  ? Je m’en remets à vous Julius, mais je suis amer. Certes les moyens employés n’étaient pas… élégants, mais pour moi aussi c’est le projet d’une vie en politique qui s’effondre.

  — N’as-tu jamais eu d’autres projets en politique que de détruire les efforts de tes adversaires ? S’opposer à un projet c’est une chose, ne jamais en avoir eu en est une autre. Comprends-tu ce que je veux dire  ?

Constantin acquiesça sans enthousiasme. Julius reprit.

  — En tout cas, pense bien à ce que je viens de te dire. Tu auras peut-être droit à une Rédemption  !

  — Je crois plutôt que nous allons êtres contraints de démissionner, Carolis et moi.

  — Qui sait  !

Julius avait un petit air malicieux, peu adapté à la situation. Mais Constantin était trop abattu pour s’en apercevoir.

Constantin ne garda pas un souvenir précis de la fin de sa déclaration. Devant l’ambiance tumultueuse régnant dans la salle, il avait fait profil bas. Le Président lui avait fait remarquer que son revirement venait bien tard. Il s’était contenté de répondre qu’il était prêt à assumer les conséquences de ses actes. Dans son esprit, sa destitution ne faisait aucun doute, sans doute déguisée en démission volontaire, qu’il accepterait de proposer. Il se demandait seulement si Carolis, elle, s’en tirerait indemne. Ce serait quand même injuste, car elle était aussi déterminée que lui et aussi peu scrupuleuse à l’occasion. Après une suspension de séance, le président et les deux vice-présidents revinrent dans la salle, pour proposer une motion aux votes de l’assemblée. Celle-ci devait en principe comporter un choix entre deux solutions, condamner Carolis ou débouter Corcan. Mais le président surprit son auditoire en annonçant en préambule qu’il n’y en aurait pas. La motion qu'il allait proposer serait, soit acceptée, soit rejetée. Dans ce dernier cas, une nouvelle enquête plus approfondie serait déclenchée avant de nouvelles délibérations.

  — Nous présentons donc à votre appréciation une motion à choix unique. En effet, compte tenu du revirement de l’instigateur de la requête, il ne nous a pas paru nécessaire d’aller jusqu’au bout de la procédure de suspicion légitime. Je ne demanderai donc la tête de personne. Cependant, la réunion du Grand Conseil nous donne le pouvoir de contrôler le fonctionnement du conseil des sages, dont les prérogatives sont provisoirement suspendues. Il s’avère donc que les relations conflictuelles entre deux sages ont eu un impact négatif sur l’efficacité avec laquelle ils devaient remplir leur mission. Le plan est remis en cause par les événements de Solera, ce qui ruine des années d’un travail patient. Chacun sait qu’il est délicat d’interférer avec l’histoire de l’humanité. La mission prioritaire du conseil des sages est de mettre sur pied un nouveau plan, en tirant les enseignements de l’échec du précédent. Nous avons été avertis de la fâcheuse habitude qu’a madame Carolis de limiter le débat démocratique à sa propre vision des choses…

Il y eut des rires dans la salle.

  — …nous savons également que nous pouvons faire confiance à monsieur Corcan pour veiller à la remettre dans le droit chemin le cas échéant.

Nouveaux rires, mais pas des mêmes personnes.

  — Voici donc notre motion  : nous demandons à madame Lina Carolis ET à monsieur Constantin Corcan de travailler conjointement à la création d’un plan « bis ». Pour ce faire, nous leur donnons un délai de quarante cinq jours, à l’issu duquel ils présenteront le résultat de leurs réflexions au conseil des sages à nouveau réuni. S’il s’avérait qu’il leur est impossible de mener à bien ce travail, ou si celui-ci n’était pas approuvé par le conseil des sages, nous serions alors contraint de nous réunir à nouveau, cette fois pour prendre des mesures plus…radicales.

Un brouhaha bon-enfant accueillit cette motion. La réconciliation se fit par le rire et elle fut adoptée à l'unanimité.

Le Président retrouva les deux «condamnés» dans un petit salon.

  — Voici les conditions dans lesquelles vous devez travailler. Vous êtes assignés à résidence dans ce palais. Vous disposerez chacun d’un appartement de stagiaire au deuxième étage de l’aile ouest, plus d'une salle de réunion pour travailler ensemble. Je suggère que vous vous y retrouviez dès demain matin neuf heure. Bien entendu, vous disposerez de toute la documentation, ainsi que les accès informatiques qui vous seront nécessaires. Les repas vous seront servis dans vos appartements, trois fois par jour. Vous avez bien sûr la possibilité de vous faire apporter tous les objets personnels dont vous pourriez avoir besoin.

Constantin eut un petit rictus.

  — Cela ressemble fort à une idée de Julius  !

Le président gloussa.

  — De toute façon, vous aimez plutôt les conditions spartiates. Nul doute que vous vous sentirez à l’aise, dans ce lieu propice à la méditation.

Lina Carolis n’avait pas décroché un mot depuis le revirement de Constantin. Elle s’était isolée dans sa bulle, ne répondant à aucune sollicitation. Elle ne fit aucun commentaire et se dirigea vers la porte. Un huissier la pria de le suivre. Elle lui emboîta le pas, le dos droit, la nuque raide.

Constantin fit une grimace et se tourna vers le président.

  — Julius est un sadique. Vous vous imaginez quarante cinq jours en tête à tête avec elle ?

Le président lui tapa amicalement sur l’épaule.

  — Je suis sûr qu’elle a des bons cotés. Courage !

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