030 Le deuxième plan

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  La collaboration forcée ne démarra pas vraiment bien. En fait, elle ne démarra même pas du tout. Le premier matin à neuf heures, Constantin était dans la salle de travail qui leur était réservée, seul. Il ne vit pas Lina Carolis de la journée. Le deuxième jour se passa de la même façon. Le soir, avant de se retirer dans ses appartements, Constantin envoya un message au président du Grand Conseil, dans lequel il l’avertissait de cet étrange début.

Le troisième matin à neuf heures, il se rendit comme d’habitude dans la salle de travail, sans illusion. Et pourtant, surprise, Lina Carolis l’y attendait. Elle était assise à la grande table occupant le centre de la pièce, un dossier posé devant elle. Elle le regarda entrer, goguenarde.

  — Réveil difficile ?

  — Disons que le déroulement des deux premières journées ont un peu entamé mon enthousiasme.

Lina Carolis tapota la couverture du dossier posé devant elle.

  — Ce n’est pas parce que je n’étais pas présente dans cette pièce que je ne travaillais pas.

Constantin fit une petite grimace.

  — Autrement dit vous retombez déjà dans votre travers favori :décider seule de ce qui est bien !

  — Oh, pour les décisions il faudra attendre encore quarante deux jours, si nous arrivons à nous entendre bien sûr. En fait, il s’agissait de travaux préliminaires, pour me faire une idée de l’étendue des dégâts causés au plan, tant par les événements de Solera que par notre immobilisme forcé.

  — Vous aviez ici tout l ‘équipement nécessaire pour le faire.

Constantin lui désignait les terminaux informatiques disposés en bout de table. Elle fit à son tour une petite grimace.

  — En fait, et pour être totalement honnête, je n’avais pas très envie de vous côtoyer.

  — Rassurez-vous, c’est réciproque…et inutile puisque nous sommes condamnés à nous entendre.

Lina Coralis resta songeuse quelques instants.

  — Vous avez effectivement raison sur ce point : nous sommes condamnés à nous entendre, sauf à accepter la fin de notre carrière politique. Cependant, je ne crois pas que nous ayons la moindre chance de faire un travail productif tant que nous n’aurons pas vidé l’abcès. Vous voyez ce que je veux dire ?

Constantin hocha la tête et s’assit en face d’elle de l’autre coté de la table. Elle enchaîna :

  — J’ai été furieuse d’être mise ainsi en accusation. Cependant je comprenais vos motivations. Ce que je n’ai pas compris c’est votre volte-face au dernier moment, et tant que vous ne me l’aurez pas expliqué, j’ai bien peur de ne pas être capable de collaborer avec vous.

  — Pourtant cette volte-face vous sauvait la mise !

  — Je crois plutôt qu’elle montrait la faiblesse de vos arguments : vous saviez que je ne serais pas condamnée et vous avez préféré vous en sortir par une pirouette.

  — Croyez-vous que vous auriez eu une chance de vous en sortir, si j’avais expliqué la manière dont vous avez décidé unilatéralement d’utiliser le messager de Trascan ?

Lina Carolis pâlit. Elle réfléchit à ce que sous-entendait cette révélation.

  — C’est pire que ce que je croyais. Votre attitude semble encore plus absurde. Donc vous me cachez quelque chose d’énorme.

Constantin soupira.

  — Certaines personnes désapprouvaient l’utilisation de la requête en suspicion légitime, craignant qu’elle affaiblisse nos institutions…

  — Vrai, mais insuffisant.

  — Bien sûr il y a d’autres raisons, mais je doute que nous puissions collaborer un jour si je vous les dis.

  — Pensez-vous que je vous en dispenserai ?

  — Non j’en ai bien peur. Et puis pourquoi ne pas aller au fond des choses pour une fois. J’ai toujours été contre votre plan. Je l’estimais contraire à notre attitude vis à vis de l’humanité depuis des siècles. Il a d’ailleurs été adopté, non pas par un consensus sur le fond, mais par des marchandages entre votre parti et vos alliés potentiels. J’ai été autant désespéré par son adoption que vous par le coup d’arrêt que j’ai réussi à y mettre par ma requête.

Lina resta silencieuse, attendant la suite.

  — De même que vous avez bravé les interdits, en tentant une manœuvre désespérée avec le messager de Trascan, j’ai moi aussi versé dans l’illégalité en faisant dérailler le processus sur Solera.

Lina Carolis resta bouche ouverte, les yeux exorbités, sans pouvoir prononcer un mot pendant de longues secondes. Puis elle déglutit avant de demander péniblement :

  — Vous avez…saboté le processus de Solera ?

  — Oui.

Ils s’affrontèrent du regard quelques secondes, puis elle se leva, très raide, ramassa son dossier et sortit de la pièce.

Constantin resta songeur quelques instants, puis il s’installa devant un terminal informatique, pour rédiger un bref message au président du Grand Conseil.

« Nous avons fait des progrès aujourd’hui : nous sommes restés un quart d’heure à discuter avant que Madame Carolis ne se retire. Ce premier contact ne semble pas augurer d’une franche entente future, et je reste très pessimiste sur nos chances d’aboutir à un résultat quelconque. Peut-être est-ce mieux ainsi ! Votre dévoué C. Corcan ».

Le lendemain, Constantin se rendit néanmoins à la salle de réunion. Il n’y trouva personne bien entendu. Il entreprit de passer le temps en consultant les derniers renseignements en provenance de Solera. Cette planète était très éloignée de celle de la communauté et les nouvelles arrivaient avec un retard important. En milieu de matinée, la porte s’ouvrit et Lina Carolis fit son apparition. Les gestes raides, le visage fermé, elle repris sa place à la table de travail.

  — Vous vous doutez que je ne suis pas prête à pardonner votre attitude qui va au delà de toute abomination.

  — Mais bien sûr Sainte Lina !

Elle lui jeta un regard meurtrier.

  — Nous n’avons plus que quarante et un jours pour mettre sur pied un nouveau plan. Êtes-vous décidé à collaborer ?

  — Je suis d’accord pour que nous construisions ensemble un nouveau plan. C’est ce que prévoit la motion adoptée par le Grand Conseil. Mais certainement pas à vous aider à mettre sur pied votre nouveau plan.

  — La nuance ne m’a pas échappée ! Il nous faut donc déterminer le but et le périmètre d’action sur lesquels nous allons travailler.

Constantin pris un air faussement décontracté.

  — Pas d’interventionnisme dans la politique de l’humanité, pas de création de mouvement politique, philosophique ou religieux, respect de l’isolement de la communauté.

  — En somme un plan vide. A quoi jouez-vous ? Vous feriez mieux de reconnaître que vous n’avez jamais eu l’intention de collaborer à la conception d’un plan !

  — A quoi je joue ? Je pensais que nous étions en train d’entamer des négociations et je fixais ma position de départ.

Il avait pris un air faussement étonné, sachant que Lina Carolis avait horreur de ceux qui jouaient la comédie devant elle. Effectivement elle eut un geste d’agacement avant de se reprendre.

  — Amusez-vous ! Tout cela est puéril. Nous n’allons pas marchander l’avenir de l’humanité comme des marchands de tapis !

Constantin se pencha en avant soudain sérieux.

  — Nous n’allons certainement pas marchander l’avenir de l’humanité. Je m’opposerai de toutes mes forces à un plan ayant cette ambition.

  — Alors que voulez-vous ?

  — Je vais peut-être vous surprendre, mais j'ai longuement réfléchi ces jours ci. Il faut dire que grâce à vous j'en ai eu le temps. Je ne suis pas opposé à un projet dans l’esprit du précédent, à condition qu’il n’ait pas pour but d’infléchir la politique globale de l’humanité. Votre plan précédent était une véritable tentative de manipulation de celle-ci à grande échelle. C’est pour cela que j’y ai toujours été opposé. Et je ne regrette rien de ce que j’ai fait, car j’estime que le but que je poursuivais était bien plus important que le respect des institutions, ma carrière dut-elle en pâtir. Maintenant, j’ai compris qu’il y a une autre voie: plutôt que d’essayer de détruire ce que vous proposez, je préfère m’investir dans la conception et la réalisation d’un plan qui nous réunisse tous les deux dans une synergie nouvelle.

  — C’est Julius qui parle par votre bouche !

  — Tiens, vous aussi vous savez manier l’ironie. Et bien oui, j’ai mis du temps à comprendre pourquoi je n’étais plus en phase avec mon maître. Maintenant, je suis prêt à marcher dans la direction qu’il m’a indiquée. Mais peut-être ne serez-vous pas d’accord pour en faire autant ?

  — La pensée de Perdeki n’est certes pas mon credo. Mais si nous voulons travailler ensemble…Trêve de bavardage, faites-moi une proposition et soyez précis pour une fois.

  — Vouloir faire bénéficier l’humanité de notre avancée morale est généreux. J’y consens volontiers, à condition de proposer quelque chose aux personnes qui voudront bien nous écouter, sans interférer sur la destinée des autres.

  — Comment voyez-vous la chose ?

  — Mettre sur pied une nouvelle communauté, réunissant tous les gens de bonne volonté. Ceci dans un premier temps.

  — Et ensuite ?

  — Si cette communauté se révèle viable, lui proposer de fusionner avec nous.

  — Avec « notre » communauté ?

  — Bien sûr ! Vouloir convertir des milliards d’individus me semble utopique. Par contre, créer une petite enclave dans l’humanité où nous pourrions sélectionner progressivement les personnes prêtes à passer à un niveau supérieur de conscience morale, me paraît être une solution raisonnable. Mais pourquoi en rester là, pourquoi considérer quand même ces gens comme définitivement inférieurs à nous ? Il faut aller au bout de notre raisonnement et admettre que, si ce plan fonctionne, nous aurons dans un certain temps en face de nous des personnes qui mériteront de faire partie de notre communauté !

Lina ne répliqua pas, perdue dans sa réflexion. Les perspectives ouvertes par Constantin étaient vertigineuses. Il s’était engagé bien plus qu’elle ne l’avait jamais fait. Elle se méfia de son propre emballement, un petit soupçon au fond d’elle-même la retenant encore. Corcan lui en avait fait baver suffisamment pour qu’elle puisse lui faire confiance si vite. Elle sourit quand même en inclinant le buste par-dessus la table et fixa Constantin dans les yeux.

  — Et si je vous disais «Banco !» ? Méfiez-vous, je vais exiger que nous mettions noir sur blanc nos intentions, avant de nous lancer dans l’étude de faisabilité.

  — Vous ne me faites pas confiance ? C’est de bonne guerre. De mon coté je ne suis pas inquiet : je sais précisément ce que je souhaite, ce que je tolérerai et ce que je refuserai. Tout ceci est clair dans ma tête.

  — Alors écrivons vos propositions. Ensuite je suggère d’ajourner nos travaux jusqu’à demain, le temps de digérer un peu tout cela.

  — Vous voulez en référer à d’autres personnes ?

  — Certainement pas…en dehors du conseil des sages, dans…quarante et un jours et demi.

Les journées suivantes ne furent quand même pas de tout repos. Il est dur de travailler avec celui qui a été son plus implacable ennemi durant presque trente ans. Il fallait tout d'abord décider des modalités de l’abandon du plan précédent et ce fut un véritable crève-cœur pour Lina Carolis. Mais l’exaltation devant la tâche nouvelle et les espoirs qu’elle suscitait les rapprochèrent. Rapidement, ils ne se référèrent plus à leurs anciennes doctrines politiques pour chercher une solution nouvelle à chaque problème nouveau. C’est dans ce climat positif, qu’ils apprirent la mort du prophète de Solera par un rapport secret de Ceyla Bouabe. L’espoir de le récupérer, pour l’inciter à modifier son message en fonction des nouveaux objectifs, devait être abandonné. Lina Carolis fit le bilan de la situation.

  — Le prophète était un support peu malléable pour notre nouveau plan. Sa mort ne serait pas un problème stratégique pour nous, s’il n’y avait pas ce Tenos, qui va foutre en l’air le mouvement pour le diriger tout droit dans la sempiternelle lutte des classes. Malheureusement, ce sera lui qui sera écouté et non Ceyla.

  — Sur Solera, et parce que le mouvement est à la base un mouvement de mineurs. Mais ailleurs, elle pourrait avoir de l'influence.

  — Elle s’est compromise avec le prophète. Cette histoire de grossesse est ridicule. Lorsque l'on a une mission aussi importante, on ne pense pas à batifoler. Il lui faudra du temps pour redevenir crédible. Et encore, seulement si elle arrive à échapper aux mineurs qui ne toléreront pas qu’elle devienne concurrente de leur chef. Tenos semble avoir les choses bien en main et elle ne pèsera pas lourd face à lui.

  — Que proposez-vous pour elle ?

  — Qu’elle essaie de s’éloigner de Solera et se fasse oublier un temps. Puis qu’elle reprenne ailleurs le type de prêche du prophète, peut-être plus « discrètement ». Ce ne sera plus une mission prioritaire pour nous, mais un moyen de mesurer l’écho que peuvent provoquer ces idées dans la population.

  — Soit. Après tout c’est une de vos «créatures». Et Tenos ?

  — Il n’a aucun intérêt pour nous, il est même nuisible. Mais je suppose que vous serez contre son «éviction» de la scène politique par nos soins.

  — Totalement. Laissons l’humanité faire le ménage elle-même. Vu ses positions très engagées, il devrait se prendre un retour de bâton un jour ou l’autre. Et Pavi ?

  — Avec ses apparitions fréquentes à la télévision, il n'est pas « récupérable » : trop connu dans son métier actuel. Tans pis. De toute façon il était perdu pour nous depuis vingt ans, quand un sage jusqu’au-boutiste a cru bon de saboter le plan sur Solera.

Constantin reçut la pique avec amusement.

  — Eh ! Vous avez la rancune tenace.

  — Il y a des choses que je ne pourrai jamais oublier.

  — Tans pis. Cela ne me dérange pas, puisque j’assume pleinement mes actes. Mais si nous recommençons à nous déchirer, le nouveau plan n’est pas prêt d’être sur les rails.

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